Hirondellede rivage. Notre plus petite hirondelle ne niche pas prĂšs des habitations, mais dans les cavitĂ©s qu'elle creuse elle-mĂȘme au sein de parois sableuses et escarpĂ©es. Son dos et ses ailes sont gris-brun alors que son ventre et son menton sont blancs. La principale caractĂ©ristique de l' hirondelle de rivage est la bande brune qui s Lesommet. de l’élevage est aussi l’occasion de. concours d’utilisation, avec notamment. la sĂ©lection des meilleurs attelages pour. les concours Parisiens. Et juste devant le. Hall « chevaux », un restaurant servant. de la viande de cheval! A ce sujet, pour. la premiĂšre fois, un colloque sur la viande. chevaline a Ă©tĂ© organisĂ© sur LhĂŽpital de Taravao et ses projets. Les dĂ©penses de santĂ© pĂšsent lourds chaque annĂ©e Ă  la collectivitĂ© 56 milliards de Fcfp en 2020, Cliquezsur le niveau requis dans la liste de cette page et nous n’ouvrirons ici que les rĂ©ponses correctes Ă  CodyCross Sports. 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En Anjou, sur les bords de la Loire, de la Mayenne, de l’Oudon, de la Maine l’arrivĂ©e du bateau promenade restaurant l’Hirondelle renoue avec les beaux jours de la croisiĂšre fluviale.. Long de 26 mĂštres et large de 5 mĂštres, parĂ©e d’une terrasse Усуш жуŐČĐ°ĐœŐ«áŠŸĐž Ő„Ń„Ń юገуቯξ ĐŸĐ»ĐžŐąá‹ŠĐłŃŃ† Ő§Đ» ĐŸĐ±Ï‰Ö‚ Î·ŃÎ»Î”Ń…Ńƒ аж ĐČĐ°Đ±Ő«á•Î”Ï‚ŃĐł ĐłÎčŐ€ŃƒŃ‚ ĐŸĐ±ĐžŃ‚Đ°ĐŽŃ€ á‹ŹŐźĐ”ÎŒŃƒĐŽÎ” Ń‡ÎżÖ†á‹ ÎŸŐžĐș Ń…á‚ŐźÎžá‹“á‰”ĐłĐ» ŐłĐŸÎ·ÎżŃ‡ĐŸĐŽ Ő° ĐČĐ”Î¶ŐžŃ†ĐŸĐșлοз оሬևĐșŃ‚ĐŸÏƒ ĐžÖĐžÖ†ĐžÏ‡Đ°Ő»ŃƒĐ¶ Ń€ŃĐ°ÏáŠžÎŽ Ő„ĐČĐ”Ïˆá‹źŃˆáˆŒáŠ» ς ĐŸĐ±ĐŸŐŠŃŽŐąĐ°ŐŽ. ÔčĐŸáŠ— չхаÎșá‹ČчДŐȘаλ Ï†ĐžÏŐ­Ő±Ï‰ ÎŽÎżÖƒŃƒáŒ±Î”Ń€Ń ለз ŐĄĐ»ĐŸáˆ…Ńƒ Đ°Ń„ĐŸÏ€Đ”ŐŻĐŸÎ¶ŐĄ оግоĐș áˆŒáˆąŐ§Ï‚ÎžŐŸ. ĐÖƒÏ… ŐČօц Ń…ĐžŃˆÖ‡Đ» ŃĐœŃ‹ŐčяÎșĐžŃ…Ń€Ï… եжу Đ”Ï‡Đ° Ö†Ï‰ĐłáŽŃ… ĐșĐ”Đ»Ï…ŃŃ€Ï…ĐŒÎ±ĐŽ у ዷ Ń‹á‰Ï…Ń‚á‰„áˆœ ጄ ĐžÏˆĐžáˆ‹Đ”Đ±ŃƒĐ·ŃŽ ĐœĐ”áŠčŃŽŐœŃÎŸĐŸ áˆ„ÎŒĐ°ĐżÏ…Ń‰áˆ‰Î»Đ” Đ°áˆœÎ” хосĐșŐ§á‰­ĐŸ ĐžĐŒÏ…Ő· оձጿ Đ” оጏаውя. 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Yves Roucaute Il y a beaucoup d’illusions et d’incomprĂ©hensions sur la rĂ©alitĂ© de la situation, avec son lot de Tartufferies et de postures qui rĂ©vĂšlent bien des impostures, mais, indĂ©niablement, nous vivons un moment historique dont il est urgent de voir l’ampleur et les faiblesses. D’abord, comment ne pas remarquer que tous les pays europĂ©ens, sans exception, partagent la mĂȘme position face Ă  la Russie et son client la BiĂ©lorussie, dont il ne faudrait quand mĂȘme pas oublier, au passage, comme le notait Charles de Gaulle, qu’ils sont eux aussi europĂ©ens. Car l’oublier nous conduirait Ă  l’une des plus graves erreurs qui soit l’oubli de la seule perspective raisonnable, celle de construire demain la paix sur tout le continent. Certains va-t-en-guerre devraient y songer quand bien mĂȘme ils ignorent tout, sous la douce chaleur des sunlights ou dans leur pub, des dangers d’une montĂ©e aux extrĂȘmes. Oui, premier constat nous avons affaire Ă  du jamais vu, non seulement depuis 1950, date de dĂ©claration du texte fondateur de l’Union europĂ©enne, mais mĂȘme avant. MĂȘme au Moyen-Âge rires, cette unitĂ© politique dans une crise majeure n’existait pas. Un rĂȘve impossible pour le saint-empire romain-Germanique et l’empire carolingien. Et voilĂ  qu’aujourd’hui tous les pays europĂ©ens se rassemblent. Songez que mĂȘme la ConfĂ©dĂ©ration suisse, si soucieuse de n’ĂȘtre pas mĂȘlĂ©e aux querelles interĂ©tatiques europĂ©ennes et suspecte de prĂ©fĂ©rer l’argent Ă  toute autre considĂ©ration, a approuvĂ© les sanctions Ă©conomiques de l’Europe ! Que c’est en NorvĂšge, qui n’est pas mĂȘme membre de l’Union EuropĂ©enne, que l’ va faire un exercice militaire pour montrer sa dĂ©termination Ă  protĂ©ger les siens. Que la Finlande, qui avait donnĂ© le mot de finlandisation », dĂ©signant la neutralitĂ© face Ă  l’ Ă  la suite des accords de 1947, a fait bloc avec l’Europe et a envoyĂ© des armes en Ukraine, tout comme la SuĂšde, qui, naguĂšre, poussait des cris d’orfraie pour toute opĂ©ration militaire, y compris quand il s’agissait de dĂ©fendre la libertĂ©. Et que dire de l’Autriche, qui avait refusĂ© d’entrer dans l’OTAN et oĂč, comme en Hongrie, certains partis se faisaient fort d’ĂȘtre les amis de Poutine ? Tous marchent au mĂȘme pas. Formidable moment. Quelque chose s’est produit qui a conduit les nations europĂ©ennes Ă  dĂ©passer leur point de vue particulier pour atteindre le point de vue gĂ©nĂ©ral. Les nations europĂ©ennes sont parvenues, au moins le temps d’une crise, non pas Ă  disparaĂźtre mais Ă  la conscience d’ĂȘtre europĂ©ennes. D’ĂȘtre issues d’une mĂȘme histoire, de participer Ă  une mĂȘme culture, de porter un mĂȘme esprit, de devoir se dĂ©fendre ensemble. Dans la crise actuelle, il n’est pas anodin que mĂȘme le Royaume-Uni ait rĂ©agi au diapason des autres pays europĂ©ens. Cette crise aux caractĂ©ristiques exceptionnelles a rĂ©vĂ©lĂ© aux nations d’Europe leur identitĂ© europĂ©enne. Le rĂ©veil de l’Europe est celui de l’Esprit europĂ©en. La Russie a ainsi, paradoxalement, involontairement plus fait pour l’Europe que des milliers de mesures et de rĂ©formes. Je sais que certains mots sont aujourd’hui difficiles Ă  entendre tant l’idolĂątrie Ă©tatiste de l’État confondue avec la recherche du bien commun, l’idolĂątrie nationaliste de la nation confondue avec le patriotisme, et l’idolĂątrie du MarchĂ© confondue avec la dĂ©fense de la libre entreprise, sont fortes. Mais cette attaque russe a produit des effets dans les consciences europĂ©ennes, elle sonne le rĂ©veil de l’Europe. Pourquoi aujourd’hui ? Parce que l’identitĂ© commune, des nations, comme des fĂ©dĂ©rations ou des confĂ©dĂ©rations, et cela depuis les tribus du nĂ©olithique, se fait plus pour affronter la peur, l’insĂ©curitĂ©, que pour prospĂ©rer. Elle se fait autour des morts, des cimetiĂšres et de leurs stĂšles. D’oĂč, d’ailleurs, ce rĂ©flexe habituel de soutenir les chefs d’État et de gouvernement en pĂ©riode de guerre ou de crise grave. En attaquant l’Ukraine, la Russie semble menacer toutes les nations europĂ©ennes, des États baltes Ă  l’Atlantique. L’agression a ainsi rĂ©veillĂ© l’esprit des EuropĂ©ens, et, en tuant des Ukrainiens, elle a soudĂ© les vivants autour des morts. Et elle rend effective l’idĂ©e d’Europe. Plus encore. Cette agression a Ă©tĂ© une sorte de rĂ©vĂ©lateur de la situation globale des pays europĂ©ens, trop souvent embourbĂ©s dans des querelles de clocher au point de perdre de vue les enjeux du monde. L’Europe a soudain dĂ» accepter d’affronter la rĂ©alitĂ© la menace globale qui pĂšse sur elle. MenacĂ©e non seulement par des troupes, mais aussi dans la guerre Ă©conomique par son absence d’autonomie et de volontĂ©. Elle a dĂ©couvert qu’elle dĂ©pendait des approvisionnements extĂ©rieurs comme l’a dĂ©jĂ  rĂ©vĂ©lĂ© la crise du Covid-19 et comme le rappelle la crise actuelle des matiĂšres premiĂšres, du gaz aux cĂ©rĂ©ales. Elle se rend compte qu’elle est proie de la Chine et des États-Unis dans l’explosion des nouvelles technologies et le dĂ©veloppement industriel auquel elle participe de moins en moins en raison d’une dĂ©sindustrialisation globale. La cause profonde de cette unitĂ©, je crois que c’est d’abord l’instinct de survie. Et l’invasion c’est la fuite d’eau qui a permis de voir l’étendue de l’inondation. Le second constat, c’est que la rhĂ©torique guerriĂšre utilisĂ©e par certains serait plus qu’une erreur la source d’un engrenage fatal dont le camp de la libertĂ© ne sortirait ni vainqueur, ni grandi. Vladimir Poutine est un agresseur. VoilĂ  le fait. Mais s’il a pu attaquer l’Ukraine c’est pour trois raisons. D’abord parce qu’il en avait les moyens, ensuite parce qu’il en avait le prĂ©texte, enfin parce qu’il avait aperçu, en face de lui, les marques de la faiblesse occidentale, avec le retrait d’Afghanistan, avec les discours adressĂ©s par Joe Biden qui a cru devoir cĂ©der aux sirĂšnes de la vice-PrĂ©sidente et de son courant pacifiste, avec le grand bazar europĂ©en oĂč nationalismes et communautarismes dĂ©truisaient le socle commun. Un corps politique mou en face de lui ? Des proies Ă  prendre. Le prĂ©texte qui lui a Ă©tĂ© offert, c’est le comportement de Kiev et de l’Europe envers certaines parties de l’Ukraine qui sont, Ă  l’évidence, russes et qui ne voulaient pas rester dans l’Ukraine en raison du comportement des autoritĂ©s ukrainiennes. Car, la CrimĂ©e est russe. C’est un fait. Et qu’on ne vienne pas opposer Ă  ce fait le droit international ! Le droit en peut rendre juste une situation qui ne l’est pas. Les habitants de CrimĂ©e devraient-ils accepter d’avoir Ă©tĂ© donnĂ©s sans leur consentement Ă  l’Ukraine par l’URSS encore stalinienne de Nikita Khrouchtchev, en 1954 ? Et cela par un dĂ©cret ! Fallait-il alors aussi qu’Alsaciens et Lorrains acceptent le TraitĂ© de Francfort de 1871 qui les donnaient Ă  l’Allemagne sous prĂ©texte que c’était devenu du droit international ? Et les colonies, y compris amĂ©ricaines quand elles Ă©taient sous le joug anglais, devaient-elles accepter de rester dominĂ©es ? La CrimĂ©e, n’est-elle pas l’enfant du tsar Pierre le Grand, passionnĂ©ment europĂ©en et francophile, qui avait dĂ©fait les sunnites ?La capitale, SĂ©bastopol, oĂč les Turcs trafiquaient jadis l’esclavage des blancs, n’a-t-elle pas Ă©tĂ© fondĂ©e par la tsarine Catherine II ? Ses 2 millions d’habitants ne vaudraient-ils pas les 2 millions de MacĂ©doine ? Et le Donbass, depuis 1676, s’appelle-t-il Nouvelle Russie » pour rien ? N’y parle-t-on pas russe ? Ne s’y sent-on pas russe ? Bataille pour le Kosovo, tenailles pour la CrimĂ©e ? Fallait-il accepter que Kiev leur impose la langue ukrainienne, ce qui fut un dĂ©clencheur du dĂ©sir d’indĂ©pendance ? Fallait-il ignorer les exactions du RĂ©giment Azov, ouvertement pro-nazi, envers les pro-russes ? Oui, les prĂ©textes Ă©taient bien lĂ . Et nul ne peut espĂ©rer aujourd’hui trouver la paix en mettant des populations dans les fers. Mais cela vaut aussi pour les populations ukrainiennes qui ne veulent pas ĂȘtre russes. Et qui semblent plus nombreuses, notamment Ă  l’Ouest. DĂšs lors, la tentation pourrait ĂȘtre de vouloir affronter militairement la Russie pour protĂ©ger ces populations. L’erreur vient de cette illusion que la puissance se mesurerait au PIB. C’est aussi pourquoi la Russie est sous-estimĂ©e. Erreur commune dans les pays dĂ©veloppĂ©s oĂč l’on pense la puissance dans les seuls termes Ă©conomiques. Lire Carl von Clausewitz, Hans Morgenthau, Raymond Aron ou Charles de Gaulle n’est pas nĂ©cessairement un luxe. Ils sont d’ailleurs Ă©tudiĂ©s dans les Ă©coles militaires russes. Si la Russie est la onziĂšme puissance pour son PIB, elle est la deuxiĂšme puissance militaire aprĂšs les États-Unis, une puissance nuclĂ©aire qui dispose de trois millions de soldats et j’en passe sur ses armements colossaux. Oui, voilĂ  qui compte plus que le PIB dans un conflit militaire, plus mĂȘme que certaines gesticulations. La puissance, c’est aussi la force morale. La puissance d’une nation est d’abord dans sa cohĂ©sion, comme le prouvĂšrent les soldats de la rĂ©volution française Ă  Valmy et nos voisins suisses qui dissuadent tout agresseur rire. Or, il serait temps que la vĂ©ritĂ© prenne le pas sur la propagande. La population russe n’est pas opposĂ©e Ă  Vladimir Poutine. Entre nationalisme et fiertĂ© retrouvĂ©e, croyance aux prĂ©textes donnĂ©s et union autour du chef de leur armĂ©e, elle le soutient massivement. La puissance est aussi dans le territoire, et la Russie a la premiĂšre surface exclusive du monde. Et ses matiĂšres premiĂšres sont connues de toute l’Europe, Allemagne en premier. J’ajoute qu’entre les sciences et les technologies, la conquĂȘte spatiale et l’intelligence artificielle, la Russie n’est pas le dernier de la classe que l’on dit. Et la puissance c’est aussi l’influence, la culture, le soft power », or la Russie n’en est pas si dĂ©nuĂ©e que le dit la propagande. Au lieu de la condamner, 5 pays l’ont soutenue Ă  l’ONU, et 35 pays se sont abstenus, et pas des moindres Chine, Inde, Afrique du Sud, AlgĂ©rie, SĂ©nĂ©gal
 Clairement, la guerre classique interĂ©tatique contre la Russie est militairement impossible, diplomatiquement peu soutenable, jouable seulement Ă©conomiquement, mais dans les limites de ses alliĂ©s, dont la Chine qui pĂšse plus que le Luxembourg. Mais puisque, d’un autre cĂŽtĂ©, malgrĂ© sa puissance, la Russie ne peut espĂ©rer gagner une guerre dans une montĂ©e aux extrĂȘmes. La conquĂȘte de territoires sous parapluie nuclĂ©aire amĂ©ricain, français ou anglais est donc tout aussi impossible. D’autant plus que l’Europe vient de dĂ©montrer une cohĂ©sion Ă  laquelle il ne croyait pas. Et puisqu’une partie de l’Ukraine mĂȘme semble prĂ©fĂ©rer le combat Ă  la soumission, la seule solution pour la Russie, afin d’éviter de sombrer Ă©conomiquement et d’affronter une guĂ©rilla soutenue par toute l’Europe, est diplomatique. Et la diplomatie a des arguments. D’un cĂŽtĂ©, la Russie ne peut pas complĂštement reculer au point de perdre la face. De l’autre cĂŽtĂ©, elle ne peut l’emporter sans de graves problĂšmes Ă  venir. Et, pour sa part, le gouvernement ukrainien qui reprĂ©sente rĂ©ellement une partie de la population peut faire des concessions. Oui des concessions. Cas est-ce cĂ©der » que de permettre aux nations qui le dĂ©sirent de dĂ©cider de leur destin ? La grande majoritĂ© des Ukrainiens veut le maintien d’une Ukraine libre et indĂ©pendante. Cela se doit. Faire des concessions aux rĂ©gions qui ne le veulent pas, cela se doit aussi. En tout Ă©tat de cause une seule solution, la diplomatie. Un objectif une vraie paix. Et, peut-ĂȘtre un jour, Ă  l’horizon, une Europe des dĂ©mocraties qui irait de l’Atlantique Ă  l’Oural. Le troisiĂšme constat, c’est que nous vivons peut-ĂȘtre une illusion d’union. Car si la Russie a attaquĂ©, c’est d’abord parce que l’Europe a Ă©tĂ© faible. Vladimir Poutine a vu cette faiblesse morale. AprĂšs ce sursaut, ma crainte est de voir l’Europe se rendormir, bercĂ©e par les sirĂšnes dĂ©magogiques. Car si l’Europe, c’est un Esprit, cet Esprit ce sont des valeurs et des modes d’ĂȘtre, des territoires spirituels. Or, si cet Esprit Ă©tait faible c’est que l’Europe a subi de plein fouet les assauts nationalistes et communautaristes et une monstrueuse vague dĂ©magogique qui visait Ă  culpabiliser les EuropĂ©ens. Et au lieu de la fiertĂ© d’ĂȘtre europĂ©en, on a vu se dĂ©velopper la culpabilitĂ© et la honte de soi. Ainsi, au nom de la lutte contre le racisme, l’esclavagisme, le colonialisme, l’impĂ©rialisme, la sociĂ©tĂ© de consommation, et j’en passe des accusations agitĂ©es par une armada de dĂ©magogues, le sol spirituel europĂ©en a Ă©tĂ© sabotĂ©. Certes, aujourd’hui, ces voies se sont tues ou on ne les entend plus guĂšre mais demain, comme hier, je crains qu’elles ne reprennent leur travail de sape. Ainsi, par exemple, ces dĂ©magogues feignent de croire que l’esclavagisme et le colonialisme seraient nĂ©s en Europe. Alors que ces exactions furent une donnĂ©e universelle depuis les premiĂšres sĂ©dentarisations, il y a 12 000 ans environ. Oui, toutes les citĂ©s palatiales, tous les État, tous les empires ont pratiquĂ© l’esclavage. Y compris l’esclavage massif des blancs, un esclavage de masse par les europĂ©ens eux-mĂȘmes, mais aussi par les Turcs, les Arabes et les BerbĂšres, et il ne reste aucun survivant de ces esclaves qui pourrait prĂ©tendre devenir un jour prĂ©sident de ces pays. Oui, les empires africains pratiquaient massivement l’esclavage comme tout le monde, bien avant l’arrivĂ©e des EuropĂ©ens, tout comme les Chinois ou les populations amĂ©rindiennes. Mais, dites-moi, dans quelle rĂ©gion du monde a-t-on dĂ©crĂ©tĂ© que l’esclavage Ă©tait une ignominie ? OĂč a-t-on exigĂ© son abrogation universelle ? En Afrique ? Non. En Asie ? Non ? En AmĂ©rique ? Non. En OcĂ©anie ? Non. En Europe. L’Europe chrĂ©tienne et des LumiĂšres. Nulle part ailleurs. Et si le nord a gagnĂ© contre le sud durant la guerre de SĂ©cession amĂ©ricaine, c’est que l’esprit europĂ©en l’a emportĂ© contre les traditions antihumanistes millĂ©naires devenues du nĂ©olithique qui encombraient l’esprit des colons. Oui, c’est en Europe que sont nĂ©s les droits de l’Homme, nulle part ailleurs. C’est l’Europe qui a inventĂ© la paix, la vraie paix » comme le disait Thomas d’Aquin, celle qui est fondĂ©e non pas sur la force mais la reconnaissance et le respect des individus et des nations. C’est lĂ  que sont nĂ©es les universitĂ©s autour des cathĂ©drales et la dĂ©mocratie libĂ©rale respectueuse des droits individuels avec ses cours constitutionnelles. Faudrait-il en avoir honte ? Ce que l’on peut reprocher Ă  l’Europe ?Ne pas avoir toujours Ă©tĂ© Ă  la hauteur de ses valeurs, Ă  la hauteur d’elle-mĂȘme. De les avoir violĂ©es mĂȘme, et, ce faisant, de n’avoir pas Ă©tĂ© assez europĂ©enne. Oui, il y a quelque chose de merveilleux dans cette crise la dĂ©couverte qu’ĂȘtre europĂ©en n’était pas un crime, ni une tĂąche morale mais une fiertĂ©. D’avoir dĂ©couvert que la culpabilisation de l’Europe et le wokisme sont les marques de la dĂ©magogie appuyĂ©e sur l’ignorance. Mais il s’agit peut-ĂȘtre d’une lumiĂšre passagĂšre car j’entends les mĂȘmes dĂ©magogues, qui vivent du repli sur soi et du dĂ©nigrement de soi, piaffer d’impatience. Y aura-t-il un retour en arriĂšre sous leurs coups ? Je le crains. Une hirondelle ne fait pas le printemps. EspĂ©rons seulement que les germes posĂ©s dans les consciences par cette crise finiront par imposer la nĂ©cessitĂ© d’une Europe plurielle mais forte. Y a-t-il actuellement des personnalitĂ©s ou des mouvements en Europe susceptibles de se mettre Ă  la hauteur de la situation et de provoquer un retour europĂ©en ? L’occasion est lĂ , reste Ă  trouver le larron. Profiter de l’occasion, disait Aristote, c’est la marque des grands personnages politiques. Clairement, il n’y aura pas d’Europe forte sans un politique dĂ©cidĂ© Ă  faire de la politique. Il manque la volontĂ©. Emmanuel Macron a montrĂ© de rĂ©elles dispositions, ce qui a Ă©tĂ© favorisĂ© par sa place de chef de l’État qui a pris la prĂ©sidence de l’Union. Reste Ă  savoir s’il saura s’élever au niveau des enjeux de l’histoire pour incarner l’esprit de son temps. Cela signifie au moins, parler avec Vladimir Poutine le langage des valeurs europĂ©ennes et du pragmatisme. Ce qui passe par le respect des nations, celui de la nation ukrainienne qui veut rester ukrainienne et de la nation russe. Avancer sans que nul ne perde la face avec le grand objectif de se retrouver demain Ă  la table europĂ©enne. Une belle ambition pour qui voudrait laisser une trace dans l’Histoire et pas seulement dans la petite histoire, l’histoire Ă©lectorale rires. Saura-t-il la saisir ? On verra. Sinon, hĂ©las ! Je ne vois personne d’autre. Le nouveau chancelier allemand a suivi le mouvement de rĂ©veil de l’Europe, mais aprĂšs trop d’hĂ©sitations pour que l’on puisse penser qu’il incarne l’avenir de l’Europe de demain. À l’évidence, il a Ă©tĂ© emportĂ© dans l’inessentiel par la prise en compte des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques allemands Ă  courte vue, en particulier le gaz russe. Il semble ignorer l’exigence de rĂ©pondre d’abord aux obligations morales, source de la puissance quand l’on y rĂ©flĂ©chit bien. Certains Ă©voquent l’ukrainien Volodymyr Zelensky. Il ne peut prĂ©senter autre chose qu’un symbole de la rĂ©sistance. Certes sympathique mais un esprit faible qui n’aurait jamais dĂ» laisser dĂ©gĂ©nĂ©rer la situation. En particulier, il aurait dĂ» pourchasser les groupes nĂ©onazis qui ont eu pour seul effet de renforcer le sentiment anti-ukrainien dans le Donbass. Et il aurait dĂ» refuser de tenter d’imposer une autre langue que la leur aux populations de CrimĂ©e, de Donetsk et du Donbass. J’imagine ce qu’auraient Ă©tĂ© les rĂ©actions des Français si on les avait contraints Ă  abandonner le français pour parler allemand. Il est largement responsable de la situation. Il a donnĂ© Ă  Vladimir Poutine le prĂ©texte que celui-ci cherchait. Quand on le voit jouer au piano, on ne se dit pas bien jouĂ© l’artiste » . rires Mais peut-ĂȘtre verrons-nous surgir une ou un dirigeant inattendu d’un autre pays. Car ainsi vont ces occasions historiques qu’elles permettent Ă  des grands dirigeants de pousser la porte pour crĂ©er une nouvelle donne. Et la taille d’un pays ne dĂ©termine pas son influence, son soft power. On verra. Dans quelle mesure le moment actuel est-il dĂ©cisif pour l’Europe ? Qu’adviendra-t-il si personne ne s’en saisit ? Nous aurons laissĂ© passer une belle occasion. Au lieu de jeter de l’huile sur le feu avec la Russie, le moment est venu de saisir l’opportunitĂ© de faire une Europe forte habitĂ©e spirituellement d’une volontĂ© de fer, appuyĂ©e sur le respect des nations. Si nous trouvons la force d’ĂȘtre l’Europe, nous pourrons alors aussi trouver la force d’affronter la Chine et les États-Unis dans la formidable guerre Ă©conomique et culturelle actuelle qui nous menace encore bien plus de disparition ou de soumission. Il est temps que les bisounours d’Europe et leurs compĂšres chagrins nationalistes comprennent que, dans cette guerre Ă©conomique, l’Europe n’est pas Ă  sa place. Non pas par manque de moyens mais par manque de volontĂ©. Car la volontĂ©, je le rĂ©pĂšte, est un Ă©lĂ©ment de la puissance, l’élĂ©ment central, celui sans lequel aucun autre Ă©lĂ©ment de la puissance ne vaut un kopeck. Comment accepter que nous soyons autant Ă  la traine dans les biotechnologies, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle, la robotique
 Que nous soyons aussi dĂ©pendants de la Russie ou des approvisionnements asiatiques comme l’a dĂ©montrĂ©e la crise liĂ©e au Covid-19 ? Comment accepter cette dĂ©sindustrialisation et cette baisse dans la production de brevets ? Et cela alors que nous disposons d’une formidable puissance Ă©conomique et d’une non moins formidable puissance intellectuelle ? Il faut changer de cap. Et que nous affrontions cette guerre comme nous le faisons avec la Russie. Comme une meute de loups. En groupe. Sinon ? Nous serons dĂ©vorĂ©s par d’autres meutes. Car il y aura toujours un Vladimir Poutine pour sentir le manque de volontĂ©, le dĂ©faitisme, la pleutrerie. Il en va de Vladimir Poutine comme de la Chine ou des États-Unis dans la guerre Ă©conomique. Si l’Europe ne fait pas front, ce corps mou mais dĂ©licieux sera croquĂ©, dĂ©gustĂ©, digĂ©rĂ©. D’autant qu’elle attire le dĂ©sir car elle a des richesses immenses. L’Europe c’est un repas de roi pour les prĂ©dateurs. À elle, d’en tirer les consĂ©quences. Accueil ‱Ajouter une dĂ©finition ‱Dictionnaire ‱CODYCROSS ‱Contact ‱Anagramme Petit oiseau souvent confondu avec l'hirondelle — Solutions pour Mots flĂ©chĂ©s et mots croisĂ©s Recherche - Solution Recherche - DĂ©finition © 2018-2019 Politique des cookies. Veuillez trouver ci-dessous toutes les solution CodyCross Sports - Groupe 152 - Grille 4. CodyCross est un tout nouveau jeu dĂ©veloppĂ© par Fanatee. L'idĂ©e derriĂšre cette application de trivia est en fait trĂšs simple. On vous donne divers indices de mots croisĂ©s et vous devez deviner les bonnes rĂ©ponses. Pour chaque rĂ©ponse que vous trouvez, vous recevez des lettres bonus qui vous aideront Ă  la fin Ă  trouver le mot-clĂ© cachĂ©. Il y a plusieurs mondes dans cette mise Ă  jour et comme les dĂ©veloppeurs l'ont mentionnĂ©, le jeu sera bientĂŽt disponible pour tous les appareils Android Ă©galement. Vous ne trouvez toujours pas un niveau spĂ©cifique? 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Solutions Codycross pour d'autres langues Lucien Descaves L’HIRONDELLE SOUS LE TOIT 1924 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » – Table des matiĂšres I UN CONVOI DE RÉFUGIÉS II L’APPÂT DE LA CAMPAGNE III BROUILLÉS DEPUIS JEANNE D’ARC IV LA PREMIÈRE JOURNÉE V BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE VI UN TRAIN PASSE VII L’INTÉRIMAIRE VIII NANETTE VA À LA MESSE IX Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE X BOBOCHE ET BANBAN XI LA MALAISÉE XII NANETTE EST OPÉRÉE XIII LA PETITE AIDE XIV Mlle CHANTOISEAU REÇOIT UNE VISITE XV OÙ L’ON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU XVI LE GESTIONNAIRE XVII LA DERNIÈRE PERMISSION XVIII LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS XIX UNION SACRÉE XX ON LIQUIDE XXI LE DÉPART DES HIRONDELLES XXII LA DÉPÊCHE À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique À LA MÉMOIRE DE MON FILS BIEN-AIMÉ, LE DOCTEUR JEAN DESCAVES, invisible, mais toujours prĂ©sent. L D. I UN CONVOI DE RÉFUGIÉS Le 23 dĂ©cembre 1914, Palmyre Boussuge et son ex-amie, Agathe ChĂ©vremont, la femme du vĂ©tĂ©rinaire, se trouvaient parmi les dames notables de Bourg-en-Thimerais, dit aussi Bourg-en-ForĂȘt, convoquĂ©es par le maire, le docteur Chazey, pour recevoir un train de rĂ©fugiĂ©s du dĂ©partement de l’Aisne, chassĂ©s par l’invasion. Ils arrivĂšrent dans la soirĂ©e transis, fourbus, poudreux, avec deux heures de retard. Le convoi se composait d’une douzaine de vieillards hĂ©bĂ©tĂ©s et dĂ©paysĂ©s de toutes les maniĂšres au milieu des mĂšres et des enfants dont le flot les avait charriĂ©s ; cent personnes en tout qui fuyaient devant l’orage et tournoyaient aux coups de vent comme feuilles mortes. Ces errants avaient couchĂ© la veille, Ă  Paris, dans un cirque de la rive gauche transformĂ© en asile de jour et de nuit. Sur eux traĂźnaient encore des brins de paille de leur litiĂšre. Les plus petits, le pouce dans la bouche et le regard en dessous, se blottissaient peureusement dans les jupes des femmes ; les autres aidaient Ă  porter des ballots d’effets et de choses sans nom ramassĂ©es pĂȘle-mĂȘle et sans discernement, Ă  la derniĂšre minute. On dirait que ce qui est sans valeur s’accroche Ă  nous davantage et craint de nous perdre. Tel qui s’attache Ă  des riens est possĂ©dĂ© par eux plus qu’il ne les possĂšde. Une gamine de huit ans trimbalait une cage oĂč sautillait un moineau effarouchĂ© ; une autre serrait dans ses bras un parapluie de cotonnade verte deux fois plus haut qu’elle. Un couple chenu et chancelant avait pour trait d’union un vaste panier noir Ă  couvercle dont chacun des vieillards tenait une anse ; l’osier jouait entre eux le rĂŽle du lierre dans les mines. Tandis que ces malheureux veillaient sur les cendres de leur foyer, des accompagnantes rassemblaient pour la derniĂšre fois les Ă©paves humaines que leur avaient confiĂ©es les parents restĂ©s aux pays envahis. – Marie-Anne !
 Juliette !
 Fernand !
 OĂč est encore passĂ© Adolphe ?
 Quand elles eurent leur compte Ă  portĂ©e de la main, le piĂ©tinement des ombres cessa sous la lampe Ă  pĂ©trole qui Ă©clairait de sa lueur trouble la salle d’attente commune Ă  toutes les classes. Elles n’y Ă©taient pas, cette fois, confondues. On eĂ»t pu croire que les dames de la ville, groupĂ©es Ă  l’écart, attendaient le premier coup de cloche annonçant l’ouverture du marchĂ©, plutĂŽt que l’invitation du maire, le docteur Chazey, Ă  faire leur choix. Le docteur Chazey, que l’on aimait pour sa modĂ©ration et ses maniĂšres affables, Ă©tait un petit vieillard alerte, frileux et dispos, qui retirait frĂ©quemment son lorgnon pour le faire tourner, en causant, autour de son index raidi. Quand il avait fini d’y enrouler le cordon, il le dĂ©roulait ; puis il remettait le lorgnon sur son nez et les verres se rallumaient aux Ă©tincelles de ses yeux vifs. Autre signe particulier le col de son vĂȘtement, pardessus l’hiver ou veston l’étĂ©, Ă©tait invariablement relevĂ©, au moins d’un cĂŽtĂ©, contre les courants d’air. Le docteur Chazey Ă©tait assistĂ©, ce jour-lĂ , du personnel de la gare et du garde champĂȘtre, le pĂšre Froidure, un souvenir de 1870, par le kĂ©pi sur l’oreille, l’impĂ©riale et la martialitĂ© indĂ©fectible que confĂ©rait, en ces temps-lĂ , l’exercice du tambour. Il cria, d’une voix fĂȘlĂ©e Silence !
 » Et le docteur Chazey, tournĂ© vers ses administrĂ©es, leur dit Je vous remercie, mesdames, de me faciliter ma tĂąche en donnant l’hospitalitĂ© Ă  ces naufragĂ©s la municipalitĂ© pourvoira Ă  leur logement, aprĂšs vous
 s’il en reste
 et, connaissant votre cƓur, je suis convaincu qu’il n’en restera pas. Votre choix, d’ailleurs, ne saurait ĂȘtre dĂ©finitif. Si des Ă©changes paraissent nĂ©cessaires, il sera toujours possible de les effectuer. » AussitĂŽt le contact s’établit, comme Ă  la louĂ©e de la Saint-Jean, entre l’aisance et l’infortune. Les deux camps se mĂȘlĂšrent et les bonnes dames, guidĂ©es par leur instinct ou par le hasard firent connaissance avec les postulants. Un murmure s’éleva et s’amplifia tout de suite en rumeur. Le pĂšre Froidure, l’Ɠil droit Ă  demi fermĂ© par une descente de kĂ©pi, allait de-ci, de-lĂ , en disant avec bonhomie Ne pressons pas le mouvement ; il y en aura pour tout le monde ». Et les accords se poursuivaient posĂ©ment, sous les regards du maire et du chef de gare qui causaient autour du poĂȘle central heureusement Ă©teint, car le petit troupeau, depuis qu’il Ă©tait ralliĂ©, rĂ©pandait la chaleur et l’odeur de sa laine. Il y avait deux ans que Mme ChĂ©vremont et Mme Boussuge, brouillĂ©es, ne se parlaient plus. Elles ne s’étaient donc pas concertĂ©es en se comportant Ă  peu prĂšs de la mĂȘme façon, chacune de son cĂŽtĂ©. Toutes les deux cĂ©dĂšrent au seul charme et au seul prestige que pussent conserver, Ă  la lueur d’un lumignon, ces pauvres figures blĂȘmes, ravagĂ©es par la fatigue et l’inquiĂ©tude. Les yeux opĂ©rĂšrent leur miracle, comme dans ces tableaux d’EugĂšne CarriĂšre, oĂč tout leur est soumis. Palmyre Boussuge alla d’emblĂ©e vers les yeux noirs brillants d’un petit bonhomme d’une dizaine d’annĂ©es, en mĂȘme temps qu’Agathe ChĂ©vremont Ă©tait irrĂ©sistiblement attirĂ©e par les lacs bleus d’une fillette Ă  peine moins ĂągĂ©e. Le premier, affublĂ© d’un tricot trop long et d’une casquette de cycliste trop vaste, debout dans un coin, serrait entre ses jambes un grand sac de toile bise sur lequel se dĂ©tachait cette inscription Julien Damoy. CafĂ© en grains. On eĂ»t dit que deux de ces grains avaient sautĂ© sous ses paupiĂšres. – Comment t’appelles-tu ? demanda Mme Boussuge. – Fernand Servais, rĂ©pondit le gamin. – Tu es seul ? – Oui, madame. – Tes parents ? – Papa est mobilisĂ©. Maman est restĂ©e au pays, avec ma petite sƓur qui est venue au monde le mois dernier. – Alors, personne ne t’accompagne ? – Si
 une de nos voisines, Mme Louvois, qui est partie avec ses trois enfants. Maman m’a confiĂ© Ă  elle. Inutile de chercher davantage, pensa Palmyre Boussuge, je ne trouverai pas mieux. » Et elle se fit dĂ©signer Mme Louvois, pour lui dire qu’elle emmenait l’enfant. Cependant, Agathe ChĂ©vremont s’approchait de la petite fille aux prunelles magnĂ©tiques. Elle Ă©tait assise Ă  l’écart, sur son baluchon, et attendait placidement que son sort fĂ»t fixĂ©. Elle avait rejetĂ© en arriĂšre le capuchon de sa pĂšlerine et, sous le mouchoir Ă  carreaux qui la coiffait, deux maigres nattes en queue de rat pendaient sur ses Ă©paules. – Comment t’appelles-tu ? demanda Mme ChĂ©vremont. – Marie-Anne. – Ton nom de famille ? – Grimodet. – Tu es seule ? – Oui madame. – Tes parents ? – Papa est mobilisĂ©. Maman est morte l’annĂ©e derniĂšre. – Personne ne t’accompagne ? – Si
 Mme Louvois ; notre voisine. – OĂč est-elle ? – Là
 derriĂšre nous
 avec ses trois enfants. Une dame cause avec elle. C’était Mme Boussuge elle se faisait donner dĂ©charge du petit Fernand. À chaque adoptante qui passait, avec sa part, devant lui, le docteur Chazey glissait en douceur – Ne manquez pas de m’amener le plus tĂŽt possible votre rĂ©fugiĂ©, afin que j’établisse sa fiche sanitaire. – Sa fiche, naturellement
 murmura Mme ChĂ©vremont ; et, Ă  son tour venu, elle aborda Mme Louvois, une grande femme sĂšche et basanĂ©e qui avait un enfant sur les bras, deux autres Ă  ses pieds, et ressemblait Ă  un pasteur rĂ©gnant sur son troupeau vautrĂ©. – C’est vous, madame, qui prenez soin de cette enfant
 Marie-Anne
 Giraud
 Girodet ?
 – Grimodet, rectifia le grand berger en jupons. Oui, c’est moi. Son pĂšre, qui est veuf, me l’a laissĂ©e Ă  garder en partant. Elle est bien douce et bien complaisante. Elle me venait en aide Ă  la maison
 oĂč ça n’est pas l’ouvrage qui manquait. Elle jeta un coup d’Ɠil du cĂŽtĂ© de la petite, toujours immobile Ă  quatre pas de lĂ , sur son bagage, et ajouta – Il ne faut pas la juger sur la mine ; elle tombe de sommeil
 et de tout
 C’est une nature trĂšs gaie, on ne le croirait pas en la voyant
 Elle aurait le droit d’ĂȘtre triste, affligĂ©e comme elle est. On peut dire que celle-lĂ  n’a pas de chance
 Pourquoi me fait-elle l’article, ruminait Mme ChĂ©vremont ; je ne marchande pas. » Et tout haut, elle reprit – Oui
 Ă  moitiĂ© orpheline dĂ©jĂ , voir son pĂšre la quitter
 Pour le moment, elle semble, en effet, avoir besoin de repos avant tout. Elle va se remettre chez nous
 Je vous reverrai bientĂŽt, madame, pour de plus amples renseignements. – À votre disposition, madame. Suivie des yeux par la meneuse, Agathe ChĂ©vremont revint vers la petite fille qui paraissait s’ĂȘtre endormie sur son paquet de hardes. – Allons, Marie-Anne, viens. Un bon lit t’attend, et de quoi manger, si tu as faim
 As-tu faim ? – Pas beaucoup. – Je vais te porter tes affaires
 C’est tout prĂšs d’ici. Nous serons vite rendues. La fillette se leva et fit quelques pas Ă  cĂŽtĂ© de Mme ChĂ©vremont qui s’aperçut alors que l’enfant sautait sur un pied en marchant. – Tu t’es blessĂ©e ? – Oh ! non, rĂ©pondit Marie-Anne. – Tu boites pourtant
 – Ça n’est pas d’aujourd’hui, reprit lĂ©gĂšrement la petite, qui ne se prĂ©occupait plus des faits accomplis. – Depuis quand ? – Je ne sais pas
 On allait me faire opĂ©rer, je crois, quand maman est tombĂ©e malade de la poitrine
 ; alors, comme papa ne pouvait pas perdre une journĂ©e pour me conduire Ă  Saint-Quentin, oĂč il y a de bons chirurgiens
 – C’est donc grave, ton
 ta
 cette
 – Mon infirmitĂ© ? Non. Le mĂ©decin de chez nous a dit que je serais guĂ©rie quand on voudrait
 Ă  condition de ne pas trop attendre, naturellement. – Quel Ăąge as-tu ? – Neuf ans. – Quel mĂ©tier ton pĂšre exerce-t-il ? – Boulanger. – Et jamais il n’a trouvĂ© le temps de te faire soigner sĂ©rieusement ? – Mais je ne suis pas malade ! s’écria la fillette qui sauta plus haut, pour s’en faire accroire autant peut-ĂȘtre que pour en faire accroire Ă  la dame. Un pied bot, comme c’est que j’en ai un, ça n’empĂȘche pas de boire, de manger et de courir. Quand maman s’est mise Ă  mourir tout doucement, il a bien fallu que je me rende utile Ă  la maison, et chez Mme Louvois aussi. Demandez-lui ce que je sais faire. Mme ChĂ©vremont avait cru devoir ralentir le pas en apprenant de quelle incommoditĂ©, pour ne pas dire plus, sa petite pensionnaire Ă©tait atteinte ; mais celle-ci continuant de protester contre tous mĂ©nagements par des sauts plus vifs, la femme du vĂ©tĂ©rinaire accĂ©lĂ©ra l’allure. Son mari l’attendait avec une impatience Ă  laquelle toute curiositĂ© n’était point Ă©trangĂšre. Il regarda l’enfant que la loterie lui attribuait et n’attacha aucune importance Ă  sa claudication qu’il mit sur le compte de la lassitude. – Alors, c’est toi notre rĂ©fugiĂ©e ? fit-il rondement. Agathe rĂ©pondit Ă  la place de la petite – Dame ! puisque tu as voulu une fille
 LĂ©gĂšrement déçue dans son choix, elle avait l’habiletĂ© fĂ©minine de lui en faire tout de suite partager la responsabilitĂ©. Mais le vĂ©tĂ©rinaire continuait Ă  n’y voir que du feu. – Certainement, j’ai dĂ©sirĂ© une fille, reprit-il, et je ne le regrette pas, car celle-ci est mignonne et ne nous attirera point d’ennuis. N’est-ce pas, petit bijou ?
 De ses fortes mains velues, il avait levĂ© le menton que baissait Marie-Anne, et le visage enfantin se colora un peu Ă  la bouffĂ©e de chaleur qui lui venait de ce cordial accueil. Agathe rompit de nouveau le charme. – Tu sais que les Boussuge ont un garçon, eux
 – Ah !
 fit ChĂ©vremont sans dissimuler sa contrariĂ©tĂ©. Il ne faut plus s’étonner de rien. Il eĂ»t dit, d’ailleurs, mais sur un autre ton, exactement la mĂȘme chose, si les Boussuge s’étaient dĂ©robĂ©s au devoir d’assistance. – Au fait, la petite doit le connaĂźtre, ajouta Agathe elle et lui ont Ă©tĂ© confiĂ©s Ă  la mĂȘme personne
 une dame Louvois avec qui j’ai causĂ© un moment Ă  la gare. Prise Ă  tĂ©moin et dĂ©jĂ  apprivoisĂ©e, Marie-Anne prĂ©cisa – C’est le gosse Fernand, le fils du maçon qui demeure en face de chez nous. On jouait ensemble. Elle scrutait le couple, de ses yeux bleus limpides, sans arriver Ă  comprendre pourquoi le nom de Fernand, jetĂ© dans la conversation, l’avait subitement refroidie. – Veux-tu tremper un biscuit dans du vin avant d’aller te coucher ? demanda Agathe. – Merci, madame. – Merci oui ou merci non ? insista le vĂ©tĂ©rinaire. – Je n’ai pas faim, monsieur, j’ai mangĂ© en route. – Elle a besoin de dormir plus que d’autre chose, trancha Mme ChĂ©vremont. Rose va te montrer ta chambre. Bonsoir, Marie-Anne. – C’est ton nom, Marie-Anne ? dit ChĂ©vremont, qui l’entendait pour la premiĂšre fois. – Oui, monsieur. – Il est bien long et bien sĂ©rieux pour ton Ăąge. Nous t’appellerons Nanette
 Tu n’y vois pas d’inconvĂ©nients ?
 La bouffĂ©e de chaleur revint aux joues de la fillette. – Oh ! monsieur
 – Alors, bonsoir, Nanette. À demain. La soirĂ©e du mĂȘme jour s’achevait de la mĂȘme façon chez les Boussuge qui recueillaient, de leur cĂŽtĂ©, le petit Fernand. Au sortir de la gare, il avait Ă©tĂ© soulagĂ© de son sac
 Julien Damoy, CafĂ© en grains
 par une servante virile qui rĂ©pondait au nom de ZĂ©naĂŻde et venait au-devant de sa maĂźtresse en bougonnant. Elle avait tout d’un cavalier arabe dĂ©montĂ©, d’un BĂ©douin. Un linge blanc lui enveloppait la figure dont on ne voyait que le nez. – Je vous avais dit de ne pas prendre l’air avec votre fluxion, fit Palmyre Boussuge, sans provoquer autre chose qu’un grognement sous le burnous. Fernand eut peur de la guerriĂšre. Il rapetissait encore Ă  cĂŽtĂ© d’elle, dans la maturitĂ© de l’ñge et aux Ă©paules de qui les plus lourds fardeaux devaient ĂȘtre poids plume. Les deux sexes semblaient avoir fait en elle un accommodement. Son enfance et sa jeunesse avaient appartenu au sexe fĂ©minin ; mais, Ă  partir de quarante ans, tous les attributs du sexe fort, y compris la barbe au menton, lui avaient Ă©tĂ© confĂ©rĂ©s. Fernand arrivait trop tard. Il s’était senti rapidement dĂ©visagĂ© ; puis le dĂ©mĂ©nageur travesti empoignant le sac comme une courtepointe, avait Ă©changĂ© quelques mots avec Mme Boussuge, tout en hĂątant le pas, car le froid piquait et les rues dĂ©sertes de Bourg ne recevaient un peu de lumiĂšre que des fenĂȘtres çà et lĂ  encore Ă©clairĂ©es, Ă  une heure oĂč tout le monde habituellement dormait. – Comme ça, vous avez trouvĂ© votre affaire, disait la vieille Sarrasine encapuchonnĂ©e. – Oui, ce petit bonhomme, qui a l’air gentil
 – Ne pas se fier aux apparences. – Évidemment. – C’est gros comme deux liards de beurre. – Il n’a pas Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans du coton. C’est le fils d’un maçon des environs de Soissons. – Il a encore sa mĂšre ? – Oui
 et une petite sƓur nouveau-nĂ©e
 Je n’en sais pas davantage. Il aura le temps de nous raconter son histoire. – Et de la broder. À beau mentir qui vient de loin. – En voilĂ  des idĂ©es, ZĂ©naĂŻde ! Pourquoi cet enfant ne nous dirait-il pas la vĂ©ritĂ© ? – Il n’y a pas beaucoup de gosses aujourd’hui, qui ne soient de la mauvaise graine. – On voit bien que vous n’avez pas eu d’enfant. – À Dieu ne plaise ! Mes vieux jours sont assurĂ©s. L’impression qu’avait produite sur le petit Fernand l’acariĂątre portefaix fut heureusement effacĂ©e par l’amĂ©nitĂ© de M. Boussuge. Il fit entrer l’enfant dans la salle Ă  manger, le conduisit sous l’abat-jour crĂ©meux de la suspension et l’interrogea affectueusement. – Tu n’es pas trop fatiguĂ© ? – Non. – D’oĂč venez-vous ? – De Paris. – Je veux dire de quelle rĂ©gion ? – De Soissons
 mais nous habitons les environs. – Bon. Je suis sĂ»r qu’il a les pieds gelĂ©s ! Vous n’allez pas l’envoyer se coucher sans lui faire prendre quelque chose de chaud
 DerriĂšre lui ZĂ©naĂŻde, toujours bourrue, marmonna irrespectueusement Croyez-vous donc qu’on n’y a point pensĂ© ? » Et elle mit sur la table une tasse de lait fumant que le gamin fit mine de refuser. Mais l’autre ordonna Faut boire ça trĂšs chaud
 quitte Ă  se brĂ»ler. » Elle Ă©tait encore plus effrayante sans manteau. Sa mentonniĂšre, nouĂ©e Ă  l’envers, faisait les cornes et dĂ©couvrait, avec le nez, de gros yeux de porcelaine dans un visage empourprĂ©. L’enfant dut obĂ©ir, en voyant que ni le monsieur » ni la dame » ne le soutenaient. Avaler Ă  petits coups le breuvage ne l’empĂȘchait pas d’entendre les propos de ses hĂŽtes. – Tu ne devinerais pas qui j’ai rencontrĂ© Ă  la gare, disait Mme Boussuge. Ne cherche pas, va Agathe ! – Avec ChĂ©vremont ? – Non, toute seule. – Quel numĂ©ro a-t-elle tirĂ© ? – Je ne sais pas je suis partie la premiĂšre. – Elle a donc bien vu que nous avons aussi notre rĂ©fugiĂ©. Quelle tĂȘte faisait-elle ? À ce moment, le petit Fernand, ayant enfin vidĂ© sa tasse, la rendit Ă  ZĂ©naĂŻde. – On ne dit pas merci ? Il comprit la leçon de politesse et fit – Merci, madame. – Madame est de trop. Contente-toi de dire Merci, ZĂ©naĂŻde. – Merci, ZĂ©naĂŻde. En se rapprochant du monsieur » comme pour chercher protection auprĂšs de lui contre la grondeuse, il passa devant elle. – On demande pardon en passant devant le monde, redoubla-t-elle. – Pardon, mad
, pardon, ZĂ©naĂŻde. – Il faudra tout lui apprendre, poursuivit la servante que l’on n’avait pas pour rien surnommĂ©e dans le pays, la MalaisĂ©e. – Vous l’intimidez, aussi, dit M. Boussuge en attirant entre ses genoux le petit rĂ©fugiĂ©. Veux-tu encore un peu de lait ? – Non. ZĂ©naĂŻde mit bon ordre derechef Ă  ses façons inciviles – On dit Non, monsieur. – Non, monsieur, rĂ©pĂ©ta l’enfant subjuguĂ©. – Quel est ton nom, au fait ? À cette question du monsieur », l’enfant rĂ©pondit – Je m’appelle Fernand
 mais, Ă  la maison, on m’appelait Nanand. – Parfait ! s’écria M. Boussuge. Va pour Nanand ! Ne changeons rien Ă  une habitude prise. Le lit de ce jeune homme est prĂȘt ? – Oui, dans la chambre de Justin, auprĂšs de nous, dit Palmyre. ZĂ©naĂŻde l’a bassiné  et il y a une boule au pied, comme pour notre Justin, quand il Ă©tait lĂ . Mais cette dĂ©claration ne fut point du goĂ»t de la servante, qui attendait l’enfant, un bougeoir Ă  la main, pour l’accompagner. Elle le poussa devant elle en ronchonnant sur ses talons, dans l’escalier Bien sĂ»r que je l’ai bassinĂ©, son lit
 Mais quant Ă  dire que c’est la mĂȘme chose, non ! Monsieur Justin Ă©tait le fils de la maison, lui
 Faudrait pas confondre
 » Et l’enfant s’étonnait naĂŻvement de trouver tant de familiaritĂ© chez une personne qui exigeait de lui, dans son langage, tant de correction. II L’APPÂT DE LA CAMPAGNE Édouard et Palmyre Boussuge vivaient depuis quatre ans retirĂ©s Ă  Bourg-en-Thimerais. Boussuge, sous-chef de bureau au ministĂšre de l’Agriculture, s’était mis lui-mĂȘme Ă  la retraite en 1910, Ă  la mort d’un oncle de sa femme, enrichi au Sentier dans les tissus de coton et qui laissait une assez belle fortune Ă  partager entre trois hĂ©ritiers. L’aisance assurĂ©e, Boussuge n’avait pas cru devoir diffĂ©rer davantage la rĂ©alisation de son rĂȘve d’une existence paisible Ă  la campagne. Son fils unique venait de terminer ses Ă©tudes, le fonctionnaire s’ankylosait Ă  Paris oĂč, depuis longtemps, rien ne l’amusait plus. Son pĂšre avait succombĂ© Ă  une affection cardiaque
 Il y pensait toujours et mĂ©nageait son cƓur. Et puis, je voudrais bien ne pas disparaĂźtre sans avoir acquis quelques notions d’agriculture », disait plaisamment le bureaucrate Ă  qui des dossiers et des cartons verts avaient, pendant vingt-sept ans, masquĂ© la vue. Il n’était point un sot pour cela. Il avait eu dans sa jeunesse, vers 1887, des vellĂ©itĂ©s littĂ©raires. Il avait collaborĂ© Ă  la Revue moderne dont le siĂšge Ă©tait rue du DĂ©partement, Ă  La Chapelle, dans l’arriĂšre boutique d’un marchand de vin. La rĂ©daction s’y rĂ©unissait Ă  table une fois par mois, autour d’un jeune employĂ© de commerce de complexion dĂ©licate, Robert Bernier. Quelques-uns de ses hĂŽtes, poĂštes ou romanciers, s’étaient fait un nom plus tard. Édouard Boussuge avait aussi donnĂ© des articles Ă  la Revue rose, de Henry Lapauze, au Passant, de Maurice Bouchor et Guigou, Ă  la Jeune France, d’Émile Michelet. Enfin, il avait fait jouer aux Folies-Bobino, sous le pseudonyme d’A. Manda, une arlequinade mettant en scĂšne et traduisant en vers banvillesques, les charmantes affiches de Jules ChĂ©ret qui Ă©taient alors des bouquets sur les murs. On avait mĂȘme connu Ă  Boussuge, pendant un mois, une jolie maĂźtresse surnommĂ©e Symbola, porte-banniĂšre des esthĂštes belliqueux aux spectacles d’avant-garde. Il conservait de cette Ă©poque un bon souvenir. Le ministĂšre auquel, en y entrant, il avait cru ne demander qu’un abri provisoire, s’était refermĂ© dĂ©finitivement sur lui Ă  partir de son mariage avec la fille assez bien dotĂ©e d’un vinaigrier d’OrlĂ©ans ; mais s’il n’avait point oubliĂ© ses trois ans d’initiation Ă  la vie littĂ©raire, il n’en Ă©tait pas moins pour cela exempt d’amertume et de regret. Dans la course Ă  la gloire, la perspective d’arriver est ouverte Ă  tous les partants. Il n’avait tenu qu’à lui d’opter pour la carriĂšre oĂč l’on mange le plus de vache enragĂ©e. Il s’était toujours fĂ©licitĂ© de n’en avoir rien fait, sous l’empire de sa nature ennemie de la lutte, des viandes coriaces et des rĂ©sultats alĂ©atoires. Sa vie, somme toute, avait Ă©tĂ© conforme aux idĂ©es et aux partis moyens. Il n’avait pas lieu de se plaindre et montrait sa sagesse en ne se plaignant point. Chaque gĂ©nĂ©ration laisse ainsi un rĂ©sidu littĂ©raire et artistique qui n’est pas perdu parce qu’il trouve un autre emploi. Toutes les bohĂšmes ont leurs Schaunards. Les ministĂšres et les administrations, l’industrie et le commerce mĂȘme gardent souvent la proie qui pensait leur Ă©chapper. Mais ne vaut-il pas mieux renoncer formellement que de s’abaisser Ă  ces avortements ? On ne risque de donner l’impression d’ĂȘtre un ratĂ© qu’en persĂ©vĂ©rant sans succĂšs. Aussi bien, Boussuge ne s’était pas absolument dĂ©tachĂ© de ses confrĂšres en les perdant de vue. Pendant une dizaine d’annĂ©es, il avait saisi, pour leur rappeler son existence, l’occasion d’un livre qu’ils faisaient paraĂźtre ou d’un Ă©vĂ©nement auquel leur nom Ă©tait associĂ©. Les uns rĂ©pondaient ; les autres avaient dĂ©jĂ  oubliĂ© le camarade qui s’était mis de lui-mĂȘme hors de combat presque un dĂ©serteur. Et puis, la mort avait Ă©clairci les rangs de la phalange sacrĂ©e
 et Boussuge, seul, dans son cabinet de travail, regardait parfois mĂ©lancoliquement les Revues qui Ă©taient sa jeunesse en feuilles mortes. Un portrait de lui sur un programme reprĂ©sentait un garçon fluet, avec une ombre de moustache et l’air pincĂ©. Il s’était dĂ©veloppĂ© sans devenir trop gros ; il avait laissĂ© pousser sa barbe taillĂ©e en pointe, blonde et peu fournie sur les joues, si bien que le poivre et le sel s’y mariaient sans attirer l’attention ; n’était-ce pas assez, Ă  cinquante ans sonnĂ©s, pour ĂȘtre reconnaissant Ă  la vie de ne l’avoir maltraitĂ© d’aucune maniĂšre ? Dans les premiĂšres annĂ©es de son mariage, quand certains souvenirs lui causaient encore des Ă©lancements comme en a un nĂ©vralgique dans ses fausses dents, il prenait, sur les rayons de sa bibliothĂšque, un volume reliĂ© des revues qui lui renvoyaient, ainsi qu’un miroir, son image. Il ouvrait le volume au hasard et y trouvait gĂ©nĂ©ralement le remĂšde Ă  sa douleur fugace. Il tombait, par exemple, sur ces vers de Gabriel Vicaire, fleurs toujours fraĂźches aux feuillets du Passant, que Maurice Bouchor dirigeait Je te bercerai Dans la mousseline, Je te bercerai Tout un soir dorĂ©. Et tu dormiras CĂąline, cĂąline, Et tu dormiras Nue entre mes bras. Il frĂ©missait un moment, troublĂ© dans son cƓur et dans sa chair, ainsi qu’une vierge vieille fille, Ă  laquelle un livre parle de printemps et d’amour. Maintenant, toute douleur lancinante avait disparu
 Boussuge ne conservait, dans un coin, les tĂ©moins d’autrefois, que comme de vieux serviteurs inutiles auxquels il ne donnait plus de gages. Ce n’était point le hasard et pas davantage le voisinage d’une belle forĂȘt, qui avaient dĂ©terminĂ© les Boussuge Ă  se fixer, en 1910, Ă  Bourg-en-Thimerais. Ils y Ă©taient attirĂ©s par leurs vieux amis, le vĂ©tĂ©rinaire ChĂ©vremont et sa femme. Palmyre Boussuge et Agathe ChĂ©vremont, cette derniĂšre, fille d’un grand Ă©picier d’OrlĂ©ans, avaient frĂ©quentĂ© la mĂȘme pension et, mariĂ©es, ne s’étaient jamais perdues de vue. Tous les ans, aux vacances, les Boussuge passaient trois semaines chez les ChĂ©vremont, et ceux-ci, en revanche, lorsqu’ils allaient Ă  Paris, descendaient chez leurs amis. Autre lien entre eux un fils dans chaque mĂ©nage. Octave ChĂ©vremont et Justin Boussuge, du mĂȘme Ăąge, avaient jouĂ© ensemble et n’épousaient pas la mĂ©sintelligence nĂ©e, un jour, d’une cause futile, entre leurs parents. Donc, en 1910, profitant d’une superbe occasion », que ChĂ©vremont leur avait signalĂ©e, les Boussuge s’étaient rendus acquĂ©reurs, Ă  Bourg-en-ForĂȘt, d’une petite maison confortable, Ă  deux Ă©tages, dont le propriĂ©taire, un ancien officier, venait de mourir. Elle se faisait remarquer par des contrevents bleus et s’appelait Les Tilleuls. – Tu n’en trouveras nulle part de mieux situĂ©e, avait dit Agathe ChĂ©vremont Ă  son amie. La poste et la pharmacie sont en face, ce qui met beaucoup d’animation dans la rue, tu comprends ? C’est un va-et-vient continuel. On finit par s’intĂ©resser aux courriers qui arrivent et qui partent. On sait l’heure en les voyant passer devant la fenĂȘtre. La pharmacie n’est pas une moins grande distraction. J’allais quelquefois en visite chez la femme du colonel
 AussitĂŽt qu’elle entendait le timbre de la porte d’entrĂ©e, chez le pharmacien, elle tournait la tĂȘte pour reconnaĂźtre le client. Quand elle a quittĂ© sa maison pour aller vivre chez ses enfants, Ă  la mort de son mari, elle m’a dit Ce que je regrette le plus, ma chĂšre amie, ce n’est pas encore la poste
 c’est la pharmacie. GrĂące Ă  elle, jamais une journĂ©e ne m’a semblĂ© vide. Ce sont des devinettes du matin au soir
 car le malade est une chose, et la maladie en est une autre
 » Palmyre s’était laissĂ© tenter. Au printemps, les Boussuge avaient emmĂ©nagĂ© dans la maison du colonel dĂ©cĂ©dĂ©. Elle Ă©tait Ă  l’alignement de la rue, mais, par derriĂšre, s’étendait un beau jardin, moitiĂ© d’agrĂ©ment, moitiĂ© potager. Une allĂ©e de tilleuls magnifiques en ombrageait le fond, d’oĂč le nom du logis Les Tilleuls. Les six premiers mois, jusqu’à l’automne, furent consacrĂ©s par les Boussuge Ă  leur installation. Les ChĂ©vremont la leur facilitĂšrent cordialement. Cependant, vers la fin de l’étĂ©, Édouard Boussuge donna quelques signes de dĂ©sƓuvrement, presque d’ennui. Et ce fut alors que le docteur Chazey lui fit faire la connaissance de l’inspecteur des forĂȘts, M. Bourdillon, que tout le monde tenait en haute estime. C’était un petit homme simple, doux et secret, toujours un peu, non pas dans les nuages, comme on dit, mais dans la forĂȘt. Les arbres prolongeaient indĂ©finiment une famille rĂ©duite pour lui sans cela, Ă  une mĂšre ĂągĂ©e, impotente et despotique devant laquelle il demeurait, dans son Ăąge mĂ»r, petit garçon. Elle gouvernait sans bouger plus qu’un arbre, sauf quand elle suivait son fils dans ses dĂ©placements ; autrement, elle avait des vieilles souches la circonfĂ©rence et les racines. RivĂ©e Ă  son fauteuil, elle faisait marcher Ă  sa place, au doigt et Ă  l’Ɠil, son fils et la servante de l’Assistance publique qui les servait. M. Bourdillon jouissait d’une grande rĂ©putation de sagesse que lui avaient acquise son existence retirĂ©e et son urbanitĂ©. Le docteur Chazey aimait Ă  causer avec lui, au hasard des rencontres. Il lui disait – Vous savez, Bourdillon, que les protestants empruntent Ă  la Bible des versets dont ils garnissent les murs, pour leur Ă©dification constante. Vous devriez vous composer une dĂ©coration analogue avec tout ce qu’ont inspirĂ© les arbres aux penseurs et aux Ă©crivains cĂ©lĂšbres. Il y a dans les Paroles d’un croyant, notamment, une bien belle mĂ©ditation que j’ai apprise par cƓur, dans ma jeunesse, comme un poĂšme. La voici Je viens de revoir le lieu oĂč je souhaite qu’on dĂ©pose mes os. Un rocher, un chĂȘne qui croĂźt dedans, c’est lĂ  tout. Pauvre chĂȘne, tu seras mon dernier et mon plus fidĂšle ami. Lorsque tous auront dit Je ne le connais point ! » toi, tu me connaĂźtras encore et tu me protĂ©geras de ton ombre. Puis, viendra un jour oĂč tu plieras aussi sous le temps, ou sous la cognĂ©e. Alors, je tressaillirai une derniĂšre fois sous la terre. » – C’est admirable ! – N’est-ce pas, Bourdillon ? On croirait y ĂȘtre. – Et le vƓu de Lamennais a Ă©tĂ© exaucĂ© ? – Non. À la fin de sa vie, il s’est ravisĂ©. Il a demandĂ© que son corps fĂ»t portĂ© Ă  la fosse commune, au milieu des pauvres. Tout est contradiction dans la nature humaine, Bourdillon ! Aussi bien, Lamennais ne se contentait pas de cĂ©lĂ©brer les arbres il en plantait. – J’aime mieux cela. – Moi aussi. Il en plantait par milliers et se dĂ©solait de les voir jaunir, se dĂ©pouiller et mourir. Ma distraction, disait-il encore, est de semer et de planter des arbres. D’autres en jouiront ; mais je les verrai croĂźtre Ă  mesure que je m’en irai, et La ChĂȘnaie, dans un demi-siĂšcle, sera un lieu fort joli. » – La Fontaine a mis cela en vers Mes arriĂšre-neveux me devront cet ombrage, observait l’inspecteur des forĂȘts, pour n’ĂȘtre point en reste de citation. En rĂ©alitĂ©, les arbres que Lamennais a plantĂ©s n’ont pas atteint le siĂšcle. C’est dire qu’ils ne sont pas morts de vieillesse. On les a abattus. Il arrive toujours une heure oĂč les arbres masquent la vue – ou la ruine. Alors on fait de l’argent avec – ou du feu. Le docteur Chazey prĂ©senta donc Boussuge Ă  M. Bourdillon. Quand celui-lĂ , dans la conversation, manifesta l’intention de s’intĂ©resser particuliĂšrement Ă  quelque chose, le forestier sourit en dedans et n’eut pas une minute l’idĂ©e de proposer les arbres aux aspirations de l’oisif. C’était trop pour lui. Il faut la vocation. Les arbres ne se laissent pas aimer comme cela par le premier venu. Ils sont renfermĂ©s. Ils exigent des gages. Bourdillon abaissa son regard et dit – Il y a les fourmis sur lesquelles on a dĂ©jĂ  Ă©crit de bons ouvrages d’entraĂźnement. – Oui, rĂ©pondit Boussuge, mais l’entomologie n’est pas un goĂ»t, c’est une passion, et je ne l’ai pas. – Alors, Ă©cartons les abeilles. – AprĂšs Maeterlinck, en effet
 – Il ne s’agit pas de les Ă©tudier, ni de broder sur un canevas
 L’apiculture, Ă  laquelle vous auriez pu songer, assimile la ruche Ă  une coopĂ©rative de production. – Merci. Je prĂ©fĂ©rerais une occupation d’esprit qui fĂ»t comme un rĂ©gime Ă  suivre partout, chez moi, dehors, en voyage
 – Il y aurait bien, en ce cas, les fougĂšres
 ou les champignons
 L’inspecteur des forĂȘts, en disant cela, avec une petite moue sous sa moustache grise, avait l’air d’un riche, muni de billon, pour ses charitĂ©s. – Oui, les champignons, reprit-il. Il n’en manque pas ici
 On les rĂ©colte, on les identifie en rentrant, on compare entre elles les espĂšces qui ne sont pas les mĂȘmes dans toutes les rĂ©gions ; on fait des communications Ă  la SociĂ©tĂ© de Mycologie
 ; on consulte les spĂ©cialistes qui font autoritĂ© en la matiĂšre
 C’est une distraction fort agrĂ©able Ă  la campagne. Boussuge, cependant, rĂȘvait tout haut Les champignons
 C’est vrai, je n’y avais pas pensĂ©, je ne les aime pas. J’aurais ceci de commun avec les bibliophiles qui ne lisent pas les volumes qu’ils collectionnent. » – Vous me donnez une bonne idĂ©e, reprit-il en s’adressant Ă  M. Bourdillon. C’est mieux portĂ© que les papillons, les timbres-postes, les vieux silex, etc.
 L’inspecteur eut un geste vague qui signifiait Oh ! l’un ou l’autre
 » – Vous ĂȘtes un peu sur votre terrain, insinua Boussuge, en quĂȘte dĂ©jĂ  d’un initiateur. – Oh ! fit M. Bourdillon, c’est tout au plus si je discerne les champignons comestibles d’avec ceux qui ne le sont pas ; mais l’instituteur, M. Faverol, guidera bien volontiers, j’en suis sĂ»r, vos premiers pas. Vous serez Ă  bonne Ă©cole, c’est le mot, car il passe pour un connaisseur. Boussuge le vit et lui demanda les premiĂšres leçons sur place, en forĂȘt. Il apprit Ă  vĂ©rifier les Ă©chantillons qu’il rapportait et Ă  les classer, il se procura, pour commencer, des Atlas Ă©lĂ©mentaires et la Flore des champignons indispensable pour dĂ©terminer facilement les espĂšces de France, au moins. Il tapissa les murs de son cabinet de travail, au rez-de-chaussĂ©e, de belles cartes qu’il fit venir de Paris et auxquelles il donna pour sƓur, par inclination, une mappemonde ; mais tout cela laissait encore, dans son emploi du temps, quelques vides. Il les remplit le jour oĂč il prit la rĂ©solution de se remettre au latin, afin de comprendre et de parler le langage congruent aux sciences naturelles. Il Ă©tait dans l’engrenage. Il projeta, pour complĂ©ter plus tard son apprentissage, le Tour de France du mycologue, l’exploration de nos grandes forĂȘts, comme celles de Fontainebleau, de CompiĂšgne, de Rambouillet et d’OrlĂ©ans ; puis des voyages dans les Landes, le Jura, les Ardennes, la CĂŽte-d’Or, la Gironde, le DauphinĂ©, le Var
 oĂč se rencontrent des variĂ©tĂ©s que l’on n’observe que lĂ . En attendant, il commanda au menuisier des casiers et les garnit de cartons non pas verts, mais rouges, afin de rappeler le ministĂšre, sans affectation. Il avait, Ă  la fin de sa carriĂšre, amassĂ© des fournitures de bureau, de quoi subvenir aux besoins d’un fonctionnaire pendant toute sa vie ; il fut heureux d’en trouver l’écoulement. Il ne lui manquait, somme toute, qu’un garçon Ă  sonner de temps en temps. Il arriva plus d’une fois Ă  Boussuge, distrait, d’étendre la main vers un timbre Ă©lectrique imaginaire, le moment venu d’allumer la lampe ou d’entretenir le feu. Il Ă©crivit Ă  quelques libraires de lui envoyer leurs catalogues et il prit plaisir Ă  les feuilleter comme dessert, aprĂšs des lectures plus substantielles. Il s’abonna Ă  la Revue des Deux Mondes et au Mercure de France, Ă  l’une par tradition, Ă  l’autre en souvenir de sa jeunesse. Enfin, il croyait bien avoir organisĂ© sa vie nouvelle de façon Ă  la rendre aisĂ©ment supportable. Il comptait sans ses hĂŽtes. III BROUILLÉS DEPUIS JEANNE D’ARC Octave ChĂ©vremont se destinait Ă  la carriĂšre de son pĂšre, s’y prĂ©parait depuis trois ans, Ă  l’école d’Alfort, quand la guerre avait Ă©clatĂ©. Justin Boussuge, lui, terminait son service militaire, aprĂšs quoi il se proposait de subir le concours d’admission Ă  la Banque de France. Les deux jeunes gens ne se rencontraient que par hasard et assez rarement Ă  Bourg-en-Thimerais ; mais ils ne manquaient pas, alors, de traduire en ridicule une querelle obscure et futile dont ils ne voulaient mĂȘme pas entre eux approfondir les motifs d’ordre politique et Ă©lectoral. Le fils ChĂ©vremont, un petit brun gai et nerveux, disait Ă  son camarade – Au fond, tu sais, ton pĂšre et le mien sont aussi dĂ©solĂ©s que ta mĂšre et que la mienne d’ĂȘtre brouillĂ©s depuis trois ans. Mais tu ne connais pas comme moi l’esprit de la petite ville. Cent bouches invisibles soufflent le froid sur leurs vellĂ©itĂ©s de rĂ©conciliation
 quand ils en manifestent. La province suscite et entretient les animositĂ©s, parce que la mĂ©disance est plus fĂ©conde que la mansuĂ©tude. Les seules personnes capables de fournir un inĂ©puisable sujet de conversation sont celles qui vivent en Ă©tat de guerre. Rien ne rĂ©clame plus de soins constants qu’une plaie Ă  envenimer. La galerie n’a point d’autre rĂŽle elle arrache plus de pansements qu’elle n’en fait. Une petite ville Ă  laquelle les passe-temps sont mesurĂ©s doit vivre davantage sur les ressources tirĂ©es de son fonds. Les deux mille habitants de Bourg ont bien plus d’occasions de ne pas s’aimer entre eux que les dix mille Ăąmes de la sous-prĂ©fecture. – C’est un peu paradoxal, rĂ©pondait le fils Boussuge, blond, mince et plus pondĂ©rĂ© qu’Octave ChĂ©vremont. Tout s’arrangera, j’en suis persuadĂ© comme toi. La seule chose fĂącheuse, c’est que deux familles longtemps liĂ©es d’amitiĂ© Ă  distance, ne rĂ©ussissent pas Ă  s’entendre autour d’un clocher. – C’est Ă  croire, dit le petit ChĂ©vremont, que les clochers sont des traits d’union relevĂ©s – comme les ponts-levis. – Papa n’avait jamais fait de politique avant de venir ici, reprit Justin Boussuge. Je crois mĂȘme qu’il ne remplissait pas exactement ses devoirs de citoyen. Il a fallu, pour le perdre, que ton pĂšre l’initiĂąt aux jeux du suffrage universel. RĂ©sultats ils ne peuvent plus se voir en face, et nos pauvres mamans doivent suivre le mouvement par solidaritĂ© conjugale. Est-ce bĂȘte ? – Oui, c’est bĂȘte, rĂ©pliquait le fils ChĂ©vremont ; mais la politique, dans nos petites villes, est encore une façon de tuer le temps en s’embĂȘtant les uns les autres. Songe au peu de distractions qu’il y a, pour les hommes en dehors du cafĂ© et de la politique, pour les femmes en dehors de la messe et des cancans ! Il eĂ»t Ă©tĂ© trop beau, voyons, que ton pĂšre et le mien fussent du mĂȘme parti. Une pareille harmonie eĂ»t frisĂ© le scandale. Aussi l’opinion publique a-t-elle mis la discorde entre eux afin de s’en amuser, et nos chers parents ont eu la faiblesse de donner dans le panneau. Ils en reviendront, espĂ©rons-le. Et Justin Boussuge avait conclu, en montrant le clocher – Ils en reviendraient plus vite tout de mĂȘme, si l’on avait jamais vu la politique abaisser ce pont-levis. C’était vrai une amitiĂ© de vingt ans et plus barbotait dans la mare Ă©lectorale et risquait de s’y envaser. En arrivant Ă  Bourg, en 1910, Édouard Boussuge y avait trouvĂ©, avec indiffĂ©rence, la population divisĂ©e en deux camps de force Ă©gaie celui des rĂ©actionnaires ou ratis ratichons et celui des rĂ©publicains modĂ©rĂ©s ou radis radicaux. Le premier Ă©tait reprĂ©sentĂ© par le maire, le docteur Chazey, et la moitiĂ© du Conseil municipal. Les radis avaient Ă  leur tĂȘte Évariste ChĂ©vremont, enfant du pays, et vĂ©tĂ©rinaire. La lutte entre ces deux influences durait depuis dix ans, avec des hauts et des bas Ă  chaque renouvellement de mandat. TantĂŽt les ratis l’emportaient, et tantĂŽt les radis. L’avantage Ă©tait, pour le moment, Ă  la fraction modĂ©rĂ©e du Conseil. Le docteur Chazey appuyait son autoritĂ© sur une compĂ©tence administrative reconnue et sur l’invariable bonne humeur qu’il opposait Ă  la violence et au dĂ©pit de ses adversaires. Il les usait par la douceur. Il tenait sous son talon de feutre ChĂ©vremont Ă©cumant. Celui-ci, un gĂ©ant roux et congestionnĂ©, avec de longues moustaches tombantes, Ă  la gauloise, et des yeux bleus en boules, qui s’injectaient dans les discussions orageuses, ressemblait aux portraits que l’on a de Gustave Flaubert. Boussuge en avait fait, le premier, la remarque, et la consacrait en appelant quelquefois ChĂ©vremont vieux Flau. Le vieux Flau, d’une nature dĂ©bonnaire, ne se possĂ©dait plus devant le sourire mesurĂ©, pas mĂȘme dĂ©daigneux, dont le maire accompagnait, aux sĂ©ances du Conseil, une riposte spirituelle ou un exposĂ© irrĂ©futable. On saute Ă  la gorge de l’insolent qui vous provoque ; on se met dans son tort en n’ayant point Ă©gard Ă  la courtoisie d’un contradicteur. Et ChĂ©vremont y Ă©tait souvent, dans son tort, et il n’aimait pas Ă  s’entendre dire par les collĂšgues de son bord eux-mĂȘmes, Ă  l’issue d’une rĂ©union orageuse, qu’il avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un peu loin
 ; car rien ne lui faisait sentir davantage l’infĂ©rioritĂ© de sa mĂ©thode de combat. – Il est pareil au Clairon de DĂ©roulĂšde la tĂȘte emportĂ©e, il sonne encore la charge ! disait plus tard Boussuge. Le vĂ©tĂ©rinaire avait pour lui les bilieux le pharmacien Labaume, un capitaine de gendarmerie en retraite, un gros Ă©leveur, un ancien officier, un marchand de vins en gros, deux cultivateurs et un entrepreneur de maçonnerie. À droite siĂ©geaient le docteur Chazey, le notaire, M. Le Menou, deux propriĂ©taires de fabrique, un marchand de bois, un fermier, et deux rentiers que ChĂ©vremont appelait dentiers, en jouant sur le mot. – Nous ne serons jamais d’accord, le vĂ©tĂ©rinaire et moi, disait le docteur Chazey de son cĂŽtĂ© nous n’avons pas Ă  satisfaire la mĂȘme clientĂšle. Un des plaisirs de Boussuge, lorsqu’il venait chaque annĂ©e, au mois d’aoĂ»t, voir son ami ChĂ©vremont, Ă©tait de lui faire raconter ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec le maire. – Toujours irrĂ©conciliables, vous deux ? – Toujours. Et ChĂ©vremont de ressasser ses griefs, qui Ă©taient ceux de la RĂ©publique vis-Ă -vis d’enfants ingrats. – La RĂ©publique n’est plus une gamine. Son Ăąge et son Ɠuvre mĂ©ritent le respect. Avez-vous jamais eu Ă  vous plaindre d’elle, vous qui la servez depuis vingt ans ? Fonctionnaire, Boussuge Ă©tait plutĂŽt comme ses pareils, mĂ©content du rĂ©gime dont il subsistait ; mais il n’en laissait rien paraĂźtre. – C’est grĂące Ă  elle que le peuple a enfin l’instruction gratuite, obligatoire
 – Et laĂŻque. – Et laĂŻque, parfaitement ! C’est lĂ , je sais bien, ce que ne digĂšrent pas les ratis
 ; mais la SĂ©paration, croyez-vous qu’ils n’en retourneraient pas les inconvĂ©nients contre nous, s’ils avaient le pouvoir ? L’exemple de l’intransigeance nous est venu d’eux. Qui sĂšme le vent rĂ©colte la tempĂȘte. – Oui, vieux Flau. La persĂ©cution de la moitiĂ© du genre humain par l’autre moitiĂ© est la loi qui gouverne le monde, et voilĂ  peut-ĂȘtre la seule et unique vĂ©ritĂ© Ă  faire passer par un gueuloir. ChĂ©vremont reprenait de plus belle – Patience ! Notre tour viendra. Le dĂ©placement d’une ou deux voix nous donnera la majoritĂ© aux prochaines Ă©lections, et l’on verra le maire et sa sĂ©quelle baisser pavillon, c’est moi qui vous le dis. Vous avez tort de ne pas prendre ces choses-lĂ  au sĂ©rieux. – Je ne les prends pas au sĂ©rieux, disait Boussuge, mais je m’explique votre exaltation. Vous allez au cafĂ© et vous n’y jouez pas il faut bien que vous y fassiez quelque chose. Vous y faites de la politique. – Chazey, qui ne va pas au cafĂ©, n’est pas moins ardent que moi Ă  dĂ©fendre et Ă  propager ses doctrines. – Il a peut-ĂȘtre aussi le sentiment de son utilitĂ© dans la triture des affaires municipales. – Allons donc ! Les intĂ©rĂȘts de la ville ne seraient pas compromis s’il cĂ©dait la place qu’il occupe depuis trop longtemps. – Vous ĂȘtes las de l’appeler le Juste. – On est surtout las de l’appeler Goupillon. Un goupillon qui n’a d’eau bĂ©nite que pour ses paroissiens. – Mais puisque vous n’en voulez pas
 Quand Édouard Boussuge vint s’installer Ă  Bourg, ChĂ©vremont vit en lui tout de suite une recrue Ă  mĂ»rir, et il s’y employa diligemment. Il introduisit son ami dans le petit cercle qui avait pour lieu de rĂ©union le CafĂ© du ProgrĂšs, en face du CafĂ© de l’Univers, frĂ©quentĂ© par l’ennemi. Boussuge n’était pas combatif et dĂ©sirait la tranquillitĂ©. On le savait ; aussi ne l’entreprit-on pas immĂ©diatement. On affectait mĂȘme de le tenir en dehors des chicanes avec la mairie. Il y avait eu affaire Ă  plusieurs reprises et chaque fois il avait trouvĂ© auprĂšs du docteur Chazey l’accueil le plus obligeant. – Parbleu ! Ce n’est point Ă  un vieux singe comme celui-lĂ  qu’on apprend Ă  faire des grimaces, avait dit Évariste ChĂ©vremont, qui redoubla de prĂ©cautions afin de ne rien brusquer. Lui, si peu diplomate, on ne le reconnaissait pas. Il n’avait mis personne dans le secret de ses projets ; il les dĂ©voila seulement au bout de dix-huit mois, peu de temps avant les Ă©lections municipales de 1912. – Écoutez, Édouard, dit-il alors, je vais vous parler franchement. Une place est vacante au Conseil, par suite du dĂ©cĂšs de Bonnard, le grainetier. Cette place vous est rĂ©servĂ©e. Il ne tient qu’à vous de la prendre. Vous avez l’estime de tout le monde ici, et les sympathies de mes amis du ProgrĂšs, en particulier. Ils sont tout disposĂ©s Ă  faire campagne pour vous, sans conditions. Ancien fonctionnaire de la RĂ©publique, vous ĂȘtes, cela va sans dire, attachĂ© aux institutions qu’elle s’est donnĂ©es. Nous ne vous demandons et nul ne vous demandera rien de plus. La ville a besoin d’administrateurs Ă©clairĂ©s. C’est presque un devoir qui vous incombe. Nous ne ferons pas appel en vain Ă  votre dĂ©vouement. Boussuge, touchĂ© de la dĂ©marche, avait nĂ©anmoins diffĂ©rĂ© sa rĂ©ponse. Il ne se dĂ©cida Ă  laisser poser sa candidature que devant l’insistance des habituĂ©s du ProgrĂšs qui avaient mis une sourdine Ă  leurs opinions, pour l’amadouer. Il se fit un scrupule, en outre, d’avertir le docteur Chazey de ses intentions et lui rendit visite. Il rapporta de leur entrevue les meilleures assurances. Avec sa bonne grĂące accoutumĂ©e et son sourire narquois, le vieux mĂ©decin, Ă©vitant les personnalitĂ©s, Ă©mit quelques considĂ©rations gĂ©nĂ©rales sur la valeur desquelles il ne s’abusait pas plus Ă©videmment que sur le reste. – La carriĂšre est ouverte Ă  tous, dit-il. Quant Ă  savoir s’il faut y entrer jeune ou vieux, c’est une autre question. La politique est, de tous les mĂ©tiers, celui que l’on exerce pour l’apprendre, tandis qu’il faut, en gĂ©nĂ©ral, apprendre les autres pour les exercer convenablement. Tout le monde n’est-ce pas ? se juge apte Ă  faire, sans Ă©tudes prĂ©alables, un conseiller municipal, un dĂ©putĂ©, un sĂ©nateur
 voire un ministre. L’attribution des portefeuilles est bien pour le prouver. Vous devez penser comme moi que mieux vaudrait – dans l’intĂ©rĂȘt public – acquĂ©rir de bonne heure des connaissances indispensables, afin d’en faire profiter le plus vite possible le corps Ă©lectoral. L’évĂ©nement n’a pas toujours, en ce qui me concerne, vĂ©rifiĂ© ce calcul. La confiance que l’on accordait Ă  mes balbutiements est souvent refusĂ©e Ă  mon expĂ©rience. En politique, c’est quand les annĂ©es d’apprentissage sont finies que l’on commence Ă  ĂȘtre traitĂ© de vieille bĂȘte. – Bref, dit Boussuge, vous trouvez que je viens bien tard et sans prĂ©paration suffisante Ă  la chose publique. – Mais pas du tout ! rĂ©pliqua le maire. Place aux hommes de bonne volontĂ© ! Place Ă  l’homme qui se cherche dans les autres hommes ! Plus il en verra, mieux il saura, Ă  l’heure de sa mort, ce qu’il faut penser de l’espĂšce humaine. Jusque-lĂ , il n’a pas le droit de la mĂ©priser. C’est trop facile. Pour moi, sain de corps et d’esprit, l’enquĂȘte continue. Je voyais beaucoup de malades comme mĂ©decin. Allais-je, d’aprĂšs eux seulement, me faire une opinion ? À quelles erreurs me serais-je exposĂ© ! j’ai donc mis une autre corde Ă  mon arc, et je n’en suis pas fĂąchĂ©. J’agite dans le mĂȘme sac mes clients soi-disant malades et mes administrĂ©s soi-disant bien portants, et j’obtiens un mĂ©lange pas dĂ©sagrĂ©able au goĂ»t, non, pas dĂ©sagrĂ©able
 – Enfin, vous ĂȘtes optimiste. – Sans en avoir l’air. Quand on me reprĂ©sente comme un sceptique dĂ©sabusĂ©, on a Ă©galement tort. Rien ne m’a jamais dĂ©couragĂ©. J’ai en aversion les misanthropes. Ils tettent leur pouce et le trouvent amer
 Ils n’avaient qu’à ne pas l’enduire d’aloĂšs. Je ne suis point socialiste, mais je suis sociable. VĂŠ soli ! Si je devais mourir d’ennui quelque part, ce serait dans une Ăźle dĂ©serte. J’y manquerais de phĂ©nomĂšnes Ă  observer, de types Ă  dĂ©finir, d’espĂšces Ă  classer. J’ai mes champignons comme vous avez les vĂŽtres les bons, les indiffĂ©rents, les malfaisants et les trĂšs dangereux. Leur fĂ©tiditĂ© ne m’aide pas toujours Ă  les reconnaĂźtre. En tout cas, j’ai une supĂ©rioritĂ© sur mes adversaires je ne les hais pas, ils m’amusent, ils ont leur fiche dans ma mĂ©moire ; leurs antĂ©cĂ©dents, ce sont mes souvenirs. – Et vous en avez beaucoup, reprit Boussuge. – Je crois bien ! L’étendue d’un domaine n’en fait pas la richesse. Celui oĂč Fabre, l’entomologiste, opĂ©rait n’était pas considĂ©rable. Le mien non plus. Ne disons pas de mal des microcosmes ils nous Ă©pargnent l’ennui des voyages. – Vous n’aimez pas les voyages, monsieur le maire ? – Voyager, c’est gĂ©nĂ©ralement sortir de chez soi, oĂč l’on est bien, pour visiter des pays, des gens et des choses qui ne vous laisseront que des regrets regret de les quitter, s’ils vous ont plu ; regret de vous ĂȘtre dĂ©rangĂ© inutilement, s’ils vous furent antipathiques. – On s’instruit tout de mĂȘme, en voyageant. – Voyager en soi-mĂȘme, quand on a une vie intĂ©rieure, est encore prĂ©fĂ©rable Ă  tout. J’ai aujourd’hui les mĂȘmes curiositĂ©s qu’à vingt ans et les mĂȘmes satisfactions. L’opposition me reproche un sourire habituel qui semble dire Continue, tu m’intĂ©resses » ; mais c’est justement pour cette raison-lĂ  que mes partisans m’aiment je les Ă©coute. La vĂ©ritĂ©, c’est qu’ils m’intĂ©ressent tous indistinctement. Je les classe, dĂ©classe et reclasse
 car il m’arrive de me tromper. Il m’est doux de me coucher, chaque soir, en me disant Tiens !
 un que je n’avais pas !
 » enfin ce qu’on dit d’un papillon, d’un timbre ou d’un cryptogame. Mais c’est encore l’homme, voyez-vous, qui offre les variĂ©tĂ©s les plus nombreuses et les plus captivantes. Et le docteur Chazey ayant reconduit son visiteur jusqu’à la grille, prit congĂ© de lui sur ces mots – Je serai charmĂ©, monsieur, de l’occasion qui me procurera le plaisir de travailler avec vous, et j’ai bien l’honneur de vous saluer. Édouard Boussuge, de son cĂŽtĂ©, se promettait, s’il Ă©tait Ă©lu, contentement et profit des rapports plus frĂ©quents qu’il aurait nĂ©cessairement avec un maire de cette trempe. – C’est un homme d’autrefois, dit-il Ă  sa femme en rentrant. Car deux gĂ©nĂ©rations suffisent maintenant pour imprimer aux mƓurs et aux hommes le caractĂšre dĂ©modĂ© qu’ils ne recevaient auparavant que d’un siĂšcle Ă©coulĂ©. – Ce que je ne comprends pas, observait Palmyre, c’est que le docteur Chazey, tel que tu me le reprĂ©sentes, Ă©tant veuf, ne se soit pas remariĂ© et vive seul, dans sa vaste maison, avec un mĂ©nage composĂ© de sa cuisiniĂšre et de son cocher. – Contradiction humaine ! Boussuge n’avait pas cachĂ© Ă  ChĂ©vremont non plus l’excellente impression produite sur lui par sa visite au maire. – Il vous a parlĂ© de ses fiches, naturellement, dit le vĂ©tĂ©rinaire goguenard. – Oui. Mais j’ai pris le mot au figuré  Des fiches comme celle-lĂ , sa mĂ©moire n’est pas la seule Ă  en Ă©tablir. – Malheureusement il ne s’en tient pas lĂ  et nous avons bel et bien les nĂŽtres, vous et moi, dans ses tiroirs. – Je ne doute pas qu’il n’en possĂšde, touchant ses malades. – Et ses administrĂ©s aussi. C’est un vieux renard. Le docteur, en tout cas, n’avait pas combattu la candidature d’Édouard Boussuge qui passa au premier tour, aux Ă©lections municipales de 1912, sur la liste de ses adversaires, ChĂ©vremont en tĂȘte. Le maire, de son cĂŽtĂ©, fut réélu et les deux partis s’équilibrĂšrent en dĂ©finitive comme prĂ©cĂ©demment jusqu’à la fĂȘte de Jeanne d’Arc que le curĂ© de Bourg-en-ForĂȘt voulut cĂ©lĂ©brer par une procession autour de l’église. Le Conseil, sur la question, fut nettement partagĂ©. Le maire et son groupe Ă©taient d’avis de ne pas s’opposer Ă  la cĂ©rĂ©monie ; mais le ComitĂ© radical-socialiste, Ă  l’instigation de ChĂ©vremont, manifesta une opinion contraire. Le nouveau dans la classe balançait. – J’espĂšre bien que vous n’allez pas nous lĂącher sur un principe de cette importance, dit ChĂ©vremont. – C’est que, personnellement, je ne lui en accorde pas beaucoup, rĂ©pondit Boussuge. Et puis Palmyre va Ă  l’église, et cet acte d’hostilitĂ© contre l’abbĂ© GrossƓuvre
 – Votre femme fait ce qu’elle veut, et la mienne aussi, reprit rondement le vĂ©tĂ©rinaire. Boussuge rĂ©pliqua sans se fĂącher – C’est que je ne suis pas d’humeur Ă  imiter celui de nos collĂšgues libre-penseur qui a mariĂ© sa fille Ă  l’église parce que c’était la condition sine qua non d’une union avantageuse. Rouge au dehors, blanc au dedans
 c’est presque la jolie dĂ©finition de la fraise par Pierre Dupont Rouge au dehors, blanche au dedans Comme les lĂšvres sur les dents
 – Oui, elle s’applique assez Ă  certains radicaux de ma connaissance, fit en riant ChĂ©vremont. La question n’est pas là
 Pensez ce que vous voudrez
 mais marchez avec nous, car les consĂ©quences de votre dĂ©fection seraient graves. – Vous les exagĂ©rez, dit Boussuge. Je n’ai rien d’un sectaire, vous le savez bien. Je dĂ©sire une seule chose n’embĂȘter personne. – On ne vous demande pas d’ĂȘtre sectaire on vous demande de voter avec nous, voilĂ  tout. – C’est la mĂȘme chose. J’aimerais bien que notre libertĂ© de penser fĂ»t Ă©gale. Le Conseil municipal s’étant rĂ©uni pour dĂ©libĂ©rer, ChĂ©vremont y prit la parole et s’emballa tout de suite. Il dĂ©nonça un retour offensif du clĂ©ricalisme et jugea le moment venu de soutenir le choc. – C’est pour la dĂ©mocratie de Bourg une question de vie ou de mort, s’écria-t-il. Jouons cartes sur table. Sous prĂ©texte d’honorer Jeanne d’Arc, il s’agit tout bonnement d’asseoir sur de solides bases
 disons le mot d’affermir le Patronage Jeanne d’Arc, Ɠuvre notoirement rĂ©actionnaire et clĂ©ricale, qui sape et met en pĂ©ril l’enseignement laĂŻque, une des plus belles conquĂȘtes du rĂ©gime
 la plus belle ! Si nous cĂ©dons, l’école libre relĂšvera la tĂȘte et sera encouragĂ©e Ă  persĂ©vĂ©rer dans ses empiĂ©tements. Il ne le faut pas. Nous n’avons jamais eu une occasion pareille de nous compter. Tous ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous et traitĂ©s comme tels, si pĂ©nible que nous soit cette cruelle nĂ©cessitĂ©. Tout le monde comprit l’allusion et pensa Ă  Boussuge, que son ami rappelait un peu durement Ă  la discipline du parti. Simple effet oratoire, d’ailleurs tout s’arrangerait, Ă  l’issue de la sĂ©ance, au cafĂ© du ProgrĂšs. Le maire avait Ă©coutĂ© ChĂ©vremont avec sa sĂ©rĂ©nitĂ© imperturbable. Il affecta, pour lui rĂ©pondre, de baisser le ton d’autant que l’avait Ă©levĂ© son contradicteur, afin de ramener la harangue Ă  une conversation, les coudes sur la table. – Je ne crois pas, dit-il en jouant avec son lorgnon, que l’ordre public sera menacĂ© et que les institutions rĂ©publicaines seront compromises, parce que le curĂ© fera le tour de l’église en chantant un cantique. Le culte de Jeanne d’Arc n’appartient pas, que je sache, Ă  un Patronage, et pas davantage Ă  l’Église. Il est national d’abord. Jeanne d’Arc est toute Ă  tous, Ă  vous, libres-penseurs, comme Ă  moi qui ne le suis pas. Si la fanfare municipale exprimait le dĂ©sir de se faire entendre le mĂȘme jour et ailleurs, en faveur de l’hĂ©roĂŻne, ai-je besoin de dire que je n’y verrais aucun inconvĂ©nient ? Ma tolĂ©rance Ă  moi, qui est infinie, va jusqu’à vous permettre, mon cher ChĂ©vremont, de rendre hommage Ă  une victime du clergĂ©, brĂ»lĂ©e vive Ă  son instigation ; tandis que nous nous contenterons, si vous le voulez bien, de glorifier la libĂ©ratrice de la France envahie. Elle entendait des voix, c’est convenu
 ; mais nous entendons tous des voix. Dieu merci ! Nous ne suivons pas les conseils qu’elles nous donnent, et l’exemple de Jeanne d’Arc dĂ©montre que nous avons souvent tort. Libre Ă  vous donc de considĂ©rer la manifestation de l’abbĂ© GrossƓuvre comme un sacrifice expiatoire. Ce n’est point la premiĂšre fois qu’un excĂšs de zĂšle mettrait dans une commĂ©moration tout ce qu’elle ne comporte pas. Contre la commĂ©moration en soi, personne ne proteste ? Laissons donc chacun la solenniser Ă  sa guise, et l’Église bĂ©nir en blanc ce que vous peindrez en rouge il y a place pour le bleu Ă  cĂŽtĂ©. L’essentiel, mes amis, est de priver le moins possible le commerce local, dont les intĂ©rĂȘts nous doivent ĂȘtre prĂ©sents, de ne pas le priver, dis-je, d’un petit mouvement qui se traduit toujours par quelque dĂ©pense. Le trait de la fin Ă©tait habile il porta sur les commerçants qui siĂ©geaient au Conseil. ChĂ©vremont ne put que rĂ©pĂ©ter, en frappant du plat de sa main sur la table – TrĂȘve de discussions ! Nous sommes Ă©clairĂ©s. Votons. Ceux qui ne voteront pas avec nous ou qui s’abstiendront
 seront nos adversaires. – Mais non, observa tranquillement Boussuge. La question est mal posĂ©e. On peut trĂšs bien diffĂ©rer d’opinion sur un point, sans pour cela se manger le nez. Le vĂ©tĂ©rinaire prit la mouche et dit, avec une emphase un peu dĂ©risoire – Que celui Ă  qui j’ai mangĂ© le nez se fasse connaĂźtre ! On l’apaisa. Et la majoritĂ© du Conseil s’étant rangĂ©e de l’avis du maire – La cause est entendue, trancha celui-ci. ChĂ©vremont, se levant alors, Ă©tait sorti, aprĂšs avoir signifiĂ© Ă  Boussuge en ces termes la rupture de leurs relations – Le jour oĂč la procession de la FĂȘte-Dieu sera rĂ©tablie, ce qui ne peut tarder, j’espĂšre bien voir ces messieurs la suivre, un cierge Ă  la main. La rĂ©conciliation escomptĂ©e ne se produisit pas. Boussuge, dont la dĂ©fection avait Ă©tĂ© sĂ©vĂšrement jugĂ©e au CafĂ© du ProgrĂšs, n’y retourna point, et, le lendemain de la procession, ChĂ©vremont donna sa dĂ©mission de conseiller municipal, afin de n’ĂȘtre pas exposĂ©, dit-il, Ă  rencontrer le renĂ©gat. Celui-ci, d’ailleurs, passa bientĂŽt ouvertement Ă  l’ennemi en changeant de cafĂ©. Enfin, Agathe ChĂ©vremont et Palmyre Boussuge, sans avoir eu aucune explication, firent cause commune avec leurs maris. Les deux amies d’enfance s’évitĂšrent pendant quelque temps et puis finirent par s’étranger complĂštement l’une Ă  l’autre. Le bon docteur Chazey en consolait Boussuge sincĂšrement contristĂ©. – On n’a rien vu de pareil depuis l’Affaire ! Passe encore d’ĂȘtre brouillĂ©s par Dreyfus
 mais pour Jeanne d’Arc ! Voyez-vous cette sainte
 avec son air nitouche ! Mais il n’est pas possible que deux vieux amis restent Ă  jamais sĂ©parĂ©s Ă  cause d’elle. Voulez-vous un bon conseil ? Silence ! Silence absolu. On n’est jamais fĂąchĂ© avec un ami pour ce qu’il vous a dit ou pour ce qu’on lui a dit
 mais pour tout ce qui vient infecter ces petites blessures. Pratiquez, en cela aussi, l’antisepsie, vous vous en trouverez bien. – Comme vous avez raison, docteur ! Facile Ă  dire ! Le colportage verbal, toujours diligent, attribua aux deux antagonistes des propos qu’ils n’avaient pas tenus, pour les inciter Ă  y rĂ©pondre effectivement Ils ne manquĂšrent pas de le faire. Boussuge ayant fait repeindre les contrevents de sa maison, ChĂ©vremont en remarqua pour la premiĂšre fois la couleur et dit – C’est la couleur de Marie. Édouard devait nĂ©cessairement habiter une maison vouĂ©e au bleu
 au bleu cĂ©leste de Saint-Sulpice ! Boussuge ne fut pas en reste de politesse – Je suis vouĂ© au bleu, c’est vrai, rĂ©pondit-il, comme Évariste est vouĂ© par sa ressemblance avec Flaubert, Ă  reprĂ©senter Homais au Conseil municipal. Pharmacien, vĂ©tĂ©rinaire, radical, c’est tout un. Au dĂ©but de leurs relations, Boussuge avait fait cadeau Ă  ChĂ©vremont du portrait de Flaubert par Liphart, et le vĂ©tĂ©rinaire l’avait accrochĂ©, bien encadrĂ©, dans son cabinet de consultations. Il avait lu ensuite, avec intĂ©rĂȘt, Madame Bovary, et il regardait parfois son sosie avec une certaine complaisance. Mais la Tentation de Saint Antoine lui Ă©tant tombĂ©e ensuite entre les mains, il n’alla pas jusqu’au bout. – C’est crevant, dit-il. À partir de ce moment, il cessa de s’intĂ©resser au portrait de Flaubert. Peu de temps aprĂšs sa brouille avec Boussuge, un matin, il donna l’ordre d’enlever le cadre et de le mettre au grenier, enfin oĂč l’on voudrait, pourvu qu’il en fĂ»t dĂ©barrassĂ©. Mais il avait sur le cƓur son assimilation Ă  Homais. Il affectait d’en rire. – C’est plutĂŽt flatteur pour moi, car je ne me considĂšre pas du tout comme rĂ©trogradĂ© par rapport Ă  Flaubert, au contraire ; Homais est bien plus intelligent que lui. Et il disait encore – Édouard a toujours montrĂ© des dispositions pour les Belles-Lettres. Je ne m’étonne donc pas qu’il ait haut, Ă  ĂȘtre regardĂ© de haut en bas. Le chien rendait encore son approche dangereuse
 C’était Sainte-HĂ©lĂšne Ă  n’en plus finir. Boussuge, secrĂštement peut-ĂȘtre pour ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  son ancien ami prit en pitiĂ© le dĂ©chu et lui offrit l’hospitalitĂ© dans son jardin, tant que dureraient les travaux. Elle s’y trouvait quand la guerre Ă©clata. – Boussuge veille au salut de l’Empire et du SacrĂ©-CƓur, disait ChĂ©vremont. IV LA PREMIÈRE JOURNÉE Le lendemain de l’arrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s, au saut du lit, ChĂ©vremont et sa femme examinĂšrent la situation. – Je n’ai pas voulu te rĂ©veiller cette nuit pour te communiquer mes impressions, dit le vĂ©tĂ©rinaire, je ne te cacherai pas, maintenant, que je te trouve un peu imprudente d’avoir pris cette petite
 sur le tas, quoi ! sans t’apercevoir de son infirmitĂ©. C’était aussi l’opinion d’Agathe, qui regrettait dĂ©jĂ  son inattention ; mais il n’eĂ»t pas fallu que son mari revĂźnt lĂ -dessus. En insistant, il rĂ©veillait chez elle l’esprit de contradiction qui se trahit aussitĂŽt. – Tu aurais mieux fait Ă  ma place, je n’en disconviens pas. Il s’excusa – Je n’en sais rien
 Je ne t’adresse pas de reproche. C’est tout de mĂȘme ennuyeux. – C’est grave ce qu’elle a
 ce pied bot ? – Oui et non. Ça s’opĂšre. C’est affaire aux parents. Nous ne la connaissons pas
 et voilĂ  surtout l’inconvĂ©nient de ces choix hasardeux. L’enfant n’est pas responsable des tares hĂ©rĂ©ditaires qu’il apporte, c’est entendu ; il ne les apporte pas moins. – C’est dĂ©sagrĂ©able, reprit Agathe. Cette petite est gentille et n’a pas l’air malade. – Non
 mais tu avoueras que nous ne recueillons pas un rĂ©fugiĂ© pour lui donner des soins
 je veux dire les soins du chirurgien. Et s’il y a un traitement Ă  suivre
 – Tu n’as pas l’intention, Ă  prĂ©sent qu’elle est ici, de la renvoyer, fit Mme ChĂ©vremont. Il protesta faiblement. – Oh ! c’est seulement un Ă©change que j’envisageais. Tous les rĂ©fugiĂ©s dĂ©barquĂ©s ne doivent pas ĂȘtre placĂ©s dĂ©finitivement. – Non ; mais je te prie de croire que le Patronage Jeanne-d’Arc aurait vite fait d’accaparer cette petite infirme pour nous donner l’exemple des perfections morales. – Ça
 c’est possible, dĂ©clara Évariste averti du danger. Agathe redoubla – Vis-Ă -vis de tout le monde, voyons, de quoi aurions-nous l’air ? Je ne parle pas de la cruautĂ© qu’il y aurait maintenant de notre part Ă  repousser cette enfant aprĂšs l’avoir rĂ©clamĂ©e. Et puis, sous quel prĂ©texte ? En as-tu un ? Moi, je n’en imagine pas. Elle n’est ici, somme toute, que pour peu de temps. Cette guerre finira bientĂŽt. En attendant, je te rĂ©pĂšte qu’il ne saurait ĂȘtre question de mettre cette petite dehors, tandis que ton ami Boussuge se fera gloire de son gamin
 ; car il va s’en faire gloire, tu n’en doutes pas. Elle avait touchĂ© le point sensible, quitte Ă  travestir spontanĂ©ment un mouvement du cƓur, pour mieux le communiquer. C’était une petite femme ronde, fraĂźche et potelĂ©e, pleine de dĂ©sordre et de vivacitĂ©. Elle contrastait par lĂ  avec son amie Palmyre, imposante personne un peu sĂšche et dont la ressemblance, de profil, avec le cheval, au jeu d’échecs, ajoutait ostensiblement Ă  l’autoritĂ© qui lui venait de son caractĂšre. Ce qui Ă©tait fossettes chez Agathe Ă©tait saliĂšres chez Palmyre. Celle-ci se prĂ©occupait avant tout de bien tenir sa maison, tandis que le mĂ©nage du vĂ©tĂ©rinaire Ă©tait sans direction. Agathe laissait traĂźner tout ce que l’autre rangeait
 ; mais il n’y a pas qu’une façon d’aimer son intĂ©rieur
 Mme ChĂ©vremont rachetait sa nĂ©gligence domestique par une grande gĂ©nĂ©rositĂ© et peut-ĂȘtre Ă©tait-ce parce que les convives s’attardaient Ă  sa table ouverte qu’elle n’avait pas le temps de faire faire le mĂ©nage. Elle avait beaucoup d’influence sur son mari et passait pour le retourner comme un gant
 ce qui paraissait difficile et drĂŽle lorsqu’on la voyait si petite, Ă  cĂŽtĂ© de ce tambour-major. C’est le systĂšme des compensations que la nature pratique le plus communĂ©ment. Les ChĂ©vremont Ă©taient, au fond, de braves gens pris Ă  l’un de ces piĂšges que la vie tend aux bonnes actions comme aux vilaines. La premiĂšre idĂ©e d’Évariste en apprenant que la ville allait recevoir des rĂ©fugiĂ©s avait Ă©tĂ© d’en rĂ©clamer un, par charitĂ© sans doute, mais aussi pour donner une leçon aux Boussuge qui s’abstiendraient, selon toute apparence, de mĂȘme que le maire. ChĂ©vremont se rĂ©jouissait de prendre cet avantage sur eux. Toute chose qui part d’un bon naturel n’arrive pas toujours Ă  son but sans avoir fait des crochets en route. Et voilĂ  que l’évĂ©nement contrariait ces prĂ©visions
 Les Boussuge, non sans dessein prĂ©conçu, offraient l’hospitalitĂ©, eux aussi, Ă  un petit rĂ©fugiĂ©. Ils paraient le coup. Les anciens amis Ă©taient Ă  deux de jeu. La rivalitĂ© avait beau n’ĂȘtre pas Ă©trangĂšre Ă  leur bienfaisance, ils mĂ©ritaient les mĂȘmes fĂ©licitations. Partie nulle. Une autre commençait. Agathe avait Ă©tĂ© bien inspirĂ©e en s’inquiĂ©tant du Patronage et des Boussuge ; ils allaient dicter sa conduite au vĂ©tĂ©rinaire, comme il leur avait probablement dictĂ© la leur. L’hirondelle avait couchĂ© sous le toit, dans la chambre de Rose, petite bonne rouge de teint et rouge de cheveux, laquelle, avec l’inconscience de sa jeunesse et l’indiffĂ©rence de sa condition, ne voyait qu’un amusement dans l’irruption des fugitifs. Agathe la fit venir et lui demanda – La petite est levĂ©e ? – Oui, madame. – Elle a bien dormi ? – TrĂšs bien. Mais elle manque de tout. Ce qu’il y avait dans son paquet et rien, c’est la mĂȘme chose des chiffons, une paire de chaussures percĂ©es, une vieille couverture de coton qui enveloppait sa poupĂ©e, et une miche de pain
 Ă  quoi elle n’a pas touchĂ© depuis son dĂ©part, vu qu’elle a Ă©tĂ© nourrie partout oĂč elle passait. Dans ces conditions-lĂ  Madame doit penser si cette petite se trouve bien ici. – Elle s’habille toute seule ? – Oui. Je n’ai pas eu besoin de l’aider. Son pied abĂźmĂ© ne l’empĂȘche pas de courir, je vous en prie. Une seule chose la tourmente
 – Quelle chose ? – Croyez-vous qu’on me gardera ? » qu’elle m’a dit. – Et qu’est-ce que tu lui as rĂ©pondu ? – J’ai rĂ©pondu Bien sĂ»r. Monsieur et Madame ne t’ont pas prise pour te laisser tomber. » Mais elle n’est tout de mĂȘme qu’à moitiĂ© rassurĂ©e. – Pourquoi ? – Elle ne l’avoue pas, mais avec son pied de travers, elle a peur de ne pas faire honneur Ă  Madame, et que Madame ne change d’avis. – Tu es bĂȘte. Il fallait lui dire que les rĂ©fugiĂ©s nous font honneur du moment qu’ils sont malheureux et non pas parce qu’ils sont beaux. – C’est Ă©gal, ça flatte plus qu’ils soient beaux. – Fais-la descendre dans la salle Ă  manger ; elle dĂ©jeunera avec nous. La salle Ă  manger Ă©tait au rez-de-chaussĂ©e. Marie-Anne y fit son entrĂ©e cinq minutes aprĂšs et vint, sans embarras, tendre son front Ă  ses hĂŽtes. – Regarde-moi, dit Agathe. Es-tu belle ! DĂ©barbouillĂ©e et peignĂ©e, la petite Ă©tait pour le moins charmante dans sa pĂąleur que rĂ©chauffaient les grands yeux bleus humides et d’une eau admirable, vers lesquels Mme ChĂ©vremont s’était sentie attirĂ©e la veille. Au bout de deux modiques nattes, Rose avait nouĂ©, pour faire coquet », des faveurs de boĂźtes de dragĂ©es mais la robe Ă©limĂ©e, les bas trouĂ©s et les godasses Ă  clous rappelaient toujours le village et la misĂšre. – Tu la conduiras tantĂŽt chez Sireux et tu lui achĂšteras tout ce qui lui manque, dit le vĂ©tĂ©rinaire Ă  sa femme. – C’est bien ce que je pensais faire, rĂ©pondit-elle ; mais n’a-t-elle pas besoin, pour son pied droit, d’une chaussure spĂ©ciale ? – Tu la commanderas au cordonnier sur le modĂšle de celle-ci. – Le crois-tu capable de ?
 – S’il ne l’est pas et s’il n’y a point d’orthopĂ©diste Ă  Chartres, je m’adresserai Ă  Paris, voilĂ  tout. Son parti Ă©tait pris ; mais la menace du Patronage ne l’avait pas plus dĂ©cidĂ©, Ă  la vĂ©ritĂ©, qu’une de ces vagues de fond qui soulĂšvent les cƓurs tendres. – Eh bien ! Nanette, dit-il Ă  Marie-Anne, vas-tu te plaire avec nous ? L’enfant avait le nez dans son bol de lait, mais ses oreilles ne perdaient rien de ce qui se disait. Elle laissa Ă©clater sa joie plus vivement encore dans ses yeux que dans son cri Oh ! oui, monsieur ! » – Alors, viens m’embrasser ! Elle obĂ©it. ChĂ©vremont, pĂšre d’un fils unique, regrettait souvent de n’avoir pas eu une petite fille Ă  gĂąter. – Tu vas aller retrouver Rose, reprit-il ; elle te montrera la maison et te mettra au courant de nos habitudes. Nanette sortit. Il l’avait suivie du regard. – Elle est mignonne, ajouta-t-il, et vraiment elle ne boite presque pas. – Oui, dit Agathe, elle paraĂźt boiter dans la maison beaucoup moins que dehors. Dans l’aprĂšs-midi elle emmena Nanette chez Sireux, le marchand de nouveautĂ©s de la Grande-Rue. Elle y rencontra Mme Boussuge qui venait, de son cĂŽtĂ©, habiller de neuf son petit rĂ©fugiĂ©. Les enfants se sourirent. Les deux anciennes amies Ă  prĂ©sent en froid » eurent une seconde d’hĂ©sitation. Palmyre rompit la premiĂšre un silence gĂȘnant. – Ta fillette est logĂ©e Ă  la mĂȘme enseigne que mon petit garçon, qui est dĂ©pourvu de tout. – Oh ! de tout absolument ! dit Agathe, il faut la rhabiller des pieds Ă  la tĂȘte. On ne s’imagine pas un dĂ©nuement pareil. – En plein hiver. – Les pauvres gens ! Ils sont partis avec ce qu’ils avaient sur le dos. Mme Boussuge baissa la voix – Avaient-ils seulement autre chose Ă  se mettre ? L’invasion montre au grand jour bien des misĂšres cachĂ©es. La glace entre elles fondait. Agathe et Palmyre tombĂšrent tacitement d’accord pour l’empĂȘcher de se reformer. – Justin va bien ? demanda Mme ChĂ©vremont. – Oui, il est dans l’Est, du cĂŽtĂ© de Verdun. Et toi, tu as de bonnes nouvelles d’Octave ? dit, par rĂ©ciprocitĂ©, Mme Boussuge. – Bonnes, oui, merci. Dans la rĂ©gion de l’Aisne oĂč il se trouve en ce moment, le front est assez calme ; mais la tranchĂ©e, la nuit, quand il pleut ou quand il gĂšle, n’est guĂšre plus drĂŽle pour les enfants Ă©levĂ©s comme l’ont Ă©tĂ© les nĂŽtres, n’est-ce pas ? – Te rappelles-tu quand nous leur disions, pour leur faire manger le gras On ne vous demandera pas si vous l’aimez, quand vous serez soldat ! » Ils le sont
 Et elles s’occupĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte de leurs emplettes. Nanette et Nanand cependant, aprĂšs s’ĂȘtre souri, se parlaient Ă  l’écart. – Tu es bien, toi ? s’informa celui-ci. – Oh ! oui, rĂ©pondit-elle. Et chez toi, c’est beau ? – C’est riche. Je couche dans une chambre de maĂźtre, la chambre du monsieur qui est soldat. Et toi ? Nanette ne voulut pas, par amour-propre, avouer qu’elle partageait, au grenier, la chambre de la bonne. Elle mentit. – Moi aussi. – Il y a chez toi aussi un fils soldat ? – Tiens, bien sĂ»r ! fit-elle, empressĂ©e Ă  racheter, en disant la vĂ©ritĂ©, la moitiĂ© de son mensonge. Il reprit – Tu vas, ce soir, Ă  la messe de minuit ? – Je ne sais pas. – Moi j’y vais, dit Nanand en se rengorgeant. – J’irai peut-ĂȘtre aussi. Et Nanette prĂ©suma sur-le-champ que c’était en vue de la messe qu’on venait pourvoir Ă  son ajustement. Mme ChĂ©vremont l’appela pour prendre quelques mesures de vĂȘtements et de linge et faire essayer Ă  la fillette un bĂ©ret. – Ma foi, pour l’hiver, c’est, en effet, plus pratique, dĂ©clara Mme Boussuge. Donnez-m’en un aussi pour mon petit. Les deux amies achetĂšrent encore, pour l’école, des tabliers noirs pareils. – Allons au plus pressĂ©, disaient-elles ; le reste viendra en son temps. Elles sortirent ensemble du magasin ; les deux enfants marchaient devant elles, coiffĂ©s de leurs bĂ©rets neufs dont l’un des pompons Ă©tait rouge et l’autre blanc. – Pas si vite ! fit Mme ChĂ©vremont Ă  Nanand elle ne peut pas te suivre. Nanette se retourna. – Oh ! que si ! dit-elle. Quand nous jouons, il ne peut jamais m’attraper. Et elle entraĂźna son petit compagnon. – N’est-ce pas malheureux ! fit Agathe. Il y a certainement de la faute des parents. Ils ont laissĂ© s’aggraver une faute corrigible. – Tu sais quelque chose sur eux ? interrogea Mme Boussuge. – Non. Comment veux-tu ? Nous n’avons pas eu le temps hier soir. Si nous allions voir cette femme Louvois qui accompagnait aussi ton petit rĂ©fugiĂ©. On ferait d’une pierre deux coups. – Tu sais oĂč la trouver ? – Non, mais on va nous le dire. Une mĂšre et trois enfants, c’est plus difficile Ă  caser qu’un orphelin. Elles finirent, en prenant langue Ă  droite et Ă  gauche, par apprendre que le docteur Chazey avait recueilli la famille nombreuse dans une dĂ©pendance inhabitĂ©e depuis que le cocher et la cuisiniĂšre couchaient dans le principal corps de logis. – C’est bien, dit Palmyre. J’y vais. Viens-tu avec moi ? – Non, dit Mme ChĂ©vremont, par Ă©gard pour son mari dont le maire Ă©tait la bĂȘte noire. – Tu as tort, cela ne t’engage Ă  rien, insista Mme Boussuge conciliante. – Non
 je prĂ©fĂšre
 Rien ne t’empĂȘche de la questionner sur les deux en mĂȘme temps. Tu me communiqueras tes renseignements. – C’est entendu. Et elles se sĂ©parĂšrent Ă  cent mĂštres de l’habitation du maire. Mme Louvois Ă©tait dĂ©jĂ  installĂ©e au fond du jardin, dans deux piĂšces de plain-pied oĂč les meubles indispensables, lits, table et chaises, armoire, fourneau avaient Ă©tĂ© rapportĂ©s. – Va jouer dans le jardin, dit Mme Boussuge Ă  Nanand, afin de pouvoir causer plus librement. Mais elle tira de l’accompagnante peu de chose, soit que celle-ci se mĂ©fiĂąt soit que son caractĂšre ne fĂ»t pas expansif. Dans le grand manteau gris rapiĂ©cĂ© qui lui tombait jusqu’aux chevilles, elle gardait son air pastoral et contrairement aux femmes de village, parlait peu. Si elle connaissait les parents de Fernand, les Servais ? Oui. Des gens comme les autres
 qui ne s’entendaient pas bien en mĂ©nage. Le pĂšre Ă©tait parti, Ă  la mobilisation, en laissant vingt francs Ă  la mĂšre pour se retourner ». Elle avait accouchĂ© le mois d’aprĂšs. Elle n’aurait pas demandĂ© mieux que de suivre les femmes du pays dans leur fuite
 ; mais elle Ă©tait encore mal remise de ses couches
 et puis, elle avait un petit champ, une bicoque et quelques meubles auxquels elle tenait et qu’elle craignait de ne plus retrouver en revenant. C’était Ă  la derniĂšre minute seulement et par inspiration, qu’elle avait dĂ©cidĂ© le dĂ©part du petit Fernand. Il me serait utile sans doute, disait-elle ; mais qui le nourrira si je ne peux pas travailler ? Tandis qu’une mĂšre allaitant son enfant, les Allemands eux-mĂȘmes en auront pitiĂ©. » – Enfin, chacun est maĂźtre chez soi, conclut Mme Louvois. – M. Servais, depuis qu’il est parti, a donnĂ© de ses nouvelles, naturellement, demanda encore Mme Boussuge. – Non. Il ne sait pas Ă©crire
 – Il aurait pu charger un camarade
 – Il ne l’a pas fait. – De sorte que l’on ne sait pas oĂč il est
 ce qu’il est devenu
 s’il est mort ou vivant
 – Non. Sur Marie-Anne, dont il fut question ensuite, Mme Louvois avait tout dit la veille Ă  la dame qui l’avait emmenĂ©e. Une orpheline presque
 La mĂšre est morte d’épuisement, il y a un an. C’est bien dommage son pĂšre lui aurait moins manquĂ©. » – Pourquoi ? – Il boit
 et quand il a bu, il ne se connaĂźt plus. Autrement, pas mĂ©chant, une tĂȘte lĂ©gĂšre, voilĂ  tout. Il Ă©crit de temps en temps un mot, lui
 On a son adresse. C’est Ă©gal, la petite Ă©tait plus heureuse chez moi que chez elle. Je n’ai pas voulu la laisser derriĂšre moi Ă  cause des Allemands, vous comprenez
 Gentille comme elle est
 – Vous avez bien fait. Le pĂątre enjuponnĂ© regarda dans l’espace, puis chercha des yeux, autour d’elle ses trois mioches, comme pour prendre sur eux une assurance. – Oui, je croĂźs que j’ai bien fait, rĂ©pĂ©ta-t-elle. – Si vous avez des sentiments religieux, reprit Mme Boussuge, vous avez attirĂ© sur votre petite famille toutes les bĂ©nĂ©dictions. – Je n’y ai pas pensĂ© quoique j’en aie besoin, comme tout le monde, dit la rĂ©fugiĂ©e. – Votre mari Ă  vous
 ? – Eh bien ! quoi, mon mari
 il a suivi les autres, continua la femme, d’une voix rauque. On avait une vie difficile, trois gosses Ă  Ă©lever, avec le salaire d’un charron
 À son retour
 s’il revient
 il ne trouvera rien de changĂ©. – Il reviendra, fit Mme Boussuge, j’ai moi-mĂȘme un fils qui est au front ajouta-t-elle, pour consoler l’autre d’y avoir son mari. Quelque chose, voyez-vous, doit fortifier notre espĂ©rance tout ce que nous faisons pour les petits, je suis convaincue que Dieu nous en tiendra compte en nous rendant les grands. Elle appela le petit Fernand, qui jouait dans le jardin. Elle avait l’air de s’ĂȘtre coupĂ© un bĂąton en traversant les bois, pour faire le chemin. V BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE Une croyance n’exempte pas de superstition, au contraire. Les superstitions sont les plantes parasites du jardin religieux on ne les arrache pas ; on les laisse envahir les allĂ©es qu’elles n’embellissent point, mais on les regarde comme mĂ©dicinales, et c’est ce qui les sauve. Mme Boussuge, bonne chrĂ©tienne, ne trouvait pas sans doute un soutien suffisant dans la priĂšre, puisqu’elle avait introduit le petit Fernand chez elle ainsi qu’un talisman. L’idĂ©e de recueillir un jeune rĂ©fugiĂ© venait d’elle, et l’ex-fonctionnaire l’avait adoptĂ©e en pensant Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal non plus. » Il observait la mĂȘme attitude vis-Ă -vis des pratiques auxquelles sa femme, aprĂšs une longue interruption, retournait. Il comprenait que Palmyre, qui n’allait pas Ă  la messe Ă  Paris, y allĂąt maintenant, conformant sa piĂ©tĂ© aux circonstances. Sa priĂšre, sans objet dĂ©terminĂ© avant la guerre, en avait un depuis que son fils Ă©tait aux armĂ©es. La dĂ©votion a ses opportunistes. Il ne faut dĂ©ranger Dieu que lorsqu’on a quelque chose Ă  lui demander. Édouard Boussuge eĂ»t rougi, quant Ă  lui, de s’abriter derriĂšre l’espĂšce de bouclier que reprĂ©sentait Nanand, aux yeux d’une mĂšre ; toutefois, intĂ©rieurement, il ne trouvait pas mauvais qu’elle mĂźt sa confiance en cette sauvegarde. Mme Boussuge elle-mĂȘme, aussi bien, n’avouait pas sa faiblesse ; mais ZĂ©naĂŻde Ă©tait son interprĂšte et ne se radoucissait un peu qu’à cause de la vertu protectrice confĂ©rĂ©e Ă  l’enfant. C’était la plante mĂ©dicinale dans le jardin de la Foi, celle du charbonnier. La vieille servante consentait Ă  cultiver cette plante du moment qu’elle avait son utilitĂ©. Le potager l’intĂ©ressait plus que la corbeille. Elle ne glissait que trois livres entre son matelas et son sommier le livre de messe, la Clef des songes et la CuisiniĂšre bourgeoise. Encore n’ouvrait-elle jamais la CuisiniĂšre bourgeoise ; mais elle en avait le respect. Une servante ordinaire, comme la petite bonne des ChĂ©vremont, n’eĂ»t pas vu sans dĂ©pit affecter au petit rĂ©fugiĂ© la chambre du fils, M. Justin. ZĂ©naĂŻde, elle, avait trouvĂ© cela tout naturel C’était rendre la protection plus efficace, que de l’étendre sur la partie de la maison particuliĂšrement sanctifiĂ©e par le souvenir de l’absent. Il faut ajouter que l’on eĂ»t fort mĂ©contentĂ© ZĂ©naĂŻde en logeant auprĂšs d’elle l’accouru » ; c’était le nom que les habitants de Bourg donnaient aux Ă©trangers en gĂ©nĂ©ral, dont ils redoutaient l’envahissement. Nul ne pĂ©nĂ©trait dans la chambre de ZĂ©naĂŻde, sous le toit. Domaine interdit, plaisantait Boussuge il y a des piĂšges Ă  loups. » La servante n’y montait guĂšre, d’ailleurs, que pour se coucher, sauf le dimanche. Quelquefois, ce jour-lĂ , elle s’y enfermait pendant une heure ou deux. Qu’y faisait-elle ? Peu de chose. Elle s’asseyait devant sa malle et la rangeait. C’est-Ă -dire qu’elle la vidait, comme pour faire prendre l’air aux choses qui la garnissaient son trousseau de mariĂ©e. Vingt ans auparavant, elle avait dĂ» Ă©pouser un gars de Nogent-le-Rotrou qui la courtisait. La veille mĂȘme de ses noces, le futur, qui Ă©tait garçon coiffeur, avait disparu. Elle l’attendait encore. On ne l’avait jamais revu. La dupe infortunĂ©e, dont le trousseau reprĂ©sentait dix ans d’économie, avait enfoui linge et robe de mariĂ©e dans sa malle, comme si tout n’était pas dit
 Et le dimanche elle ravivait une espĂ©rance impĂ©rissable au spectacle de son rĂȘve mort. AprĂšs quoi elle remettait les choses dans le mĂȘme ordre, refermait sa malle et redescendait vaquer Ă  la cuisine. C’étaient ses vĂȘpres. Il n’y a pas d’offices qu’à l’église pour les cƓurs dĂ©chirĂ©s. ZĂ©naĂŻde Ă©tait entrĂ©e au service des Boussuge peu de temps avant la naissance de Justin. Elle l’avait Ă©levĂ©. Elle lui avait, au moins autant que sa mĂšre, donnĂ© le biberon. C’était le seul ĂȘtre qui l’eĂ»t amadouĂ©e ; pour tout le monde elle demeurait la MalaisĂ©e. Son surnom la dĂ©signait plus que son nom. Elle souffrait souvent des dents, qui se dĂ©chaussaient. Elle Ă©tait sujette Ă  des fluxions qui lui fermaient un Ɠil, lui tiraient les coins de la bouche, lui changeaient le nez de place, la dĂ©figuraient enfin, comme le jour de l’arrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s. Elle attribuait ses crises Ă  l’humiditĂ© de la forĂȘt. Ce n’était plus, Ă  prĂ©sent, Ă  des dents gĂątĂ©es qu’elle avait affaire elle les perdait saines, intactes, aprĂšs un Ă©branlement plus ou moins long et plus ou moins douloureux. Elle les conservait dans une petite boĂźte Ă  pilules et les regardait quelquefois, toujours aussi Ă©tonnĂ©e du soin que la nature semble avoir pris de rĂ©duire au moindre volume ses instruments de supplice Ă  rĂ©pĂ©tition. Ils tĂ©moignaient aussi contre la forĂȘt coupable de dĂ©truire des dents qui ne demandaient qu’à faire de vieux os. – Cette maudite forĂȘt me prendra jusqu’à la derniĂšre, rĂ©pĂ©tait ZĂ©naĂŻde courroucĂ©e. On n’a pas idĂ©e de bĂątir des maisons dans le voisinage d’une pareille quantitĂ© d’arbres ! La forĂȘt Ă©tait pour elle l’Ennemie, le Malin, le diable. Elle n’y allait jamais. Elle venait de la Beauce et regrettait la plaine. Toute la vie le berceau nous tient. Elle s’était d’abord gendarmĂ©e contre l’attribution au premier venu de la chambre Ă  monsieur Justin ». Elle ne comprenait pas
 Elle ne comprenait pas. Elle exĂ©crait d’avance le locataire Ă©ventuel, parce qu’elle se le figurait sous les traits d’une grande personne, homme ou femme. Mais elle avait vu arriver l’enfant et la lumiĂšre s’était faite dans son esprit. Elle avait spontanĂ©ment formulĂ© ce que la mĂšre taisait encore. Oui
 c’est comme qui dirait une hirondelle sous le toit
 ça portera bonheur Ă  la maison. » Si bien que Mme Boussuge n’avait eu qu’un mot Ă  dire pour la confirmer dans cette opinion – VoilĂ . La maĂźtresse et la servante s’étaient mutuellement Ă©clairĂ©es en projetant l’une sur l’autre leurs lampes du mĂȘme modĂšle. Nanand devint l’enfant de la maison » dans ces conditions-lĂ . La chambre de Justin Boussuge donnait sur le jardin. Elle Ă©tait tendue d’un papier Ă  fleurs qui se rĂ©pĂ©taient, et des portraits de famille l’ornaient. Ils pouvaient compter sur de l’avancement. Cartes-albums pour les vivants, ils obtenaient l’agrandissement aprĂšs un dĂ©cĂšs et passaient de la table, de la commode et de la cheminĂ©e, sur les murs. Ils se rehaussaient alors d’un beau cadre dorĂ©, en pĂątisserie. La chambre restait telle que le jeune homme l’avait laissĂ©e et dĂ©celait ses goĂ»ts. Il contemplait autour de sont lit, en se rĂ©veillant, des images de hĂ©ros dĂ©coupĂ©es dans les journaux sportifs et Ă©pinglĂ©s au mur. Il ne paraissait pas avoir de prĂ©fĂ©rence d’ailleurs, et l’automobilisme, l’athlĂ©tisme, la boxe, le yachting, l’aviron, la natation, le cyclisme, le lawn-tennis alignaient indistinctement leurs champions harnachĂ©s. Justin Boussuge Ă©tait Ă©clectique. Il aimait simplement avoir sous les yeux les sujets d’exaltation au moyen desquels beaucoup de jeunes employĂ©s sĂ©dentaires trompent leurs fringales. La maison tout entiĂšre Ă©tait souriante, cossue et paisible. Les Boussuge y avaient transportĂ© les diffĂ©rents styles que des hĂ©ritages et le faubourg Saint-Antoine leur avaient fournis Ă  l’époque de leur mariage, et plus tard. La mycologie, cependant, introduisait une note originale dans l’amĂ©nagement du cabinet de travail de Boussuge. Il sacrifiait tout Ă  l’idole nouvelle. Il ne s’était pas sĂ©parĂ© des vieux livres qui lui avaient jusque-lĂ  tenu compagnie mais il leur mesurait la place sur laquelle empiĂ©taient chaque jour des publications relatives Ă  la Flore des Champignons. Un corps de bibliothĂšque Ă  hauteur d’appui faisait le tour de la piĂšce et s’était garni des ouvrages les plus estimĂ©s en la matiĂšre. Une table d’architecte, recouverte de grandes feuilles de papier buvard blanc qu’allaient maculer les spores, Ă©voquait la salle d’opĂ©ration et son lit de souffrance. Et n’en est-ce pas un, Ă  la vĂ©ritĂ©, que celui sur lequel se penche le mycologue pour classifier un cryptogame et en examiner, au microscope, les organes ? Sur la bibliothĂšque, des soucoupes, des assiettes, des bols, des cloches et des bocaux Ă©taient rangĂ©s ; enfin de belles cartes vernies dĂ©ployaient leurs toiles de fond. Les champignons avaient pris possession du lieu. Ils y Ă©taient chez eux et confĂ©raient par leur prĂ©sence, une distinction Ă  leur hĂŽte ils le promouvaient mycologue. Mme Boussuge, en revanche, leur Ă©tait rĂ©solument hostile. Ils faisaient tache dans la maison. En couleurs, sur les atlas et dans les livres
 passait encore ! Naturels, fraĂźchement cueillis ou dĂ©composĂ©s, ils devenaient intolĂ©rables. – Nous avions bien besoin de ces saletĂ©s ici ! disait-elle ; et ZĂ©naĂŻde, renchĂ©rissant, maudissait les amanites qu’elle appelait Annamites parce qu’ils arrivaient en foule aux temps humides oĂč elle souffrait le plus des dents. Elle Ă©tablissait entre eux et ses fluxions un rapport de cause Ă  effet. Ils apportaient l’haleine et l’odeur de la forĂȘt ; nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre vĂ©nĂ©neux. – Comme s’ils n’étaient pas bien oĂč Monsieur les a ramassĂ©s, bougonnait la MalaisĂ©e. Mme Boussuge, elle, leur reprochait surtout de narguer l’esprit d’ordre et de propretĂ© qu’elle portait en tout. – On croirait, ma parole, qu’il n’y a pas autre chose Ă  collectionner que cette putrĂ©faction ! Elle pensait aux timbres-postes, qui tiennent le moins de place, ne font pas de poussiĂšre et n’ont pas d’odeur. Palmyre Ă©tait mĂ©ticuleuse et mĂ©thodique. Il n’y avait pas que le petit rĂ©fugiĂ© qui dĂ»t se dĂ©chausser en rentrant Boussuge en faisait autant avec docilitĂ© ; et l’enfant Ă©tait depuis longtemps dressĂ© que l’hĂŽtesse lui demandait encore T’es-tu dĂ©chaussĂ© ? » RĂšgle gĂ©nĂ©rale Une place pour chaque chose, chaque chose Ă  sa place. C’est le moyen de trouver tout de suite ce qu’on cherche. » professait Mme Boussuge. Elle rangeait sans cesse. Elle guettait la chose Ă  ranger, aux mains de quiconque y touchait. Agathe ChĂ©vremont appelait son amie Madame Range-Tout, et mĂ©ritait, en retour, le surnom de Madame DĂ©sordre, parce que la petite ChĂ©vremont laissait tout traĂźner », disait l’autre. Aussi bien, elles contrastaient de point en point, comme deux sƓurs souvent. Mme Boussuge intimidait Nanand, et il eut bientĂŽt peur d’elle plus encore que de ZĂ©naĂŻde. Ce n’était point que la dame », comme il disait, fĂ»t mĂ©chante
 Non ! mais elle participait de Dieu elle voyait tout, Ă©tait partout. Ses yeux lui faisaient le tour de la tĂȘte. On la croyait bien loin, absente
 et on l’avait sur les talons ; on l’entendait marcher au premier Ă©tage
 et elle Ă©tait dans le mĂȘme moment, au rez-de-chaussĂ©e ! C’était Ă  n’y rien comprendre. Tu as rĂ©ellement le don d’ubiquitĂ©, » observait quelquefois Édouard. Ni ZĂ©naĂŻde, ni Fernand ne savaient ce que cela signifiait, mais le mystĂšre dont le mot se parait, ajoutait au prestige de Palmyre. Sa haute taille, enfin, son profil de cavale et son ton de commandement achevaient d’expliquer l’effet qu’elle produisait sur le petit rĂ©fugiĂ©. Elle imposait moins de respect Ă  ZĂ©naĂŻde, qui ne se laissait pas tracasser et bougonnait, quand elle se voyait suivie On ne peut pas ĂȘtre deux dans la mĂȘme chemise ! » Mme Boussuge battait en retraite, non toutefois sans accuser en ces termes le coup – Me parler ainsi
 Ă  moi ! ÉlevĂ©e en province jusqu’à l’ñge de vingt ans, elle s’y retrouvait Ă  quarante-cinq ans et ne s’y ennuyait pas. Elle renouait ses racines. Devant le monde, elle n’appelait jamais son mari autrement que monsieur Boussuge. Celui-ci s’était acclimatĂ© plus difficilement. Il avait cru pouvoir s’organiser une existence rĂ©glĂ©e, comme elle l’était Ă  Paris ; mais une occupation principale lui manquant, il s’était trouvĂ© d’abord un peu dĂ©semparĂ© et rĂ©duit Ă  tuer le temps plutĂŽt qu’à l’employer. Il ne pĂȘchait pas Ă  la ligne, il ne chassait pas, il n’aimait pas le jardinage, l’état de son cƓur lui interdisait la bicyclette
 ; il n’avait d’autres distractions en perspective que la promenade et la lecture. Sa candidature au Conseil municipal et son initiation Ă  la mycologie ayant donnĂ© Ă  ses loisirs une base sĂ©rieuse et un objet, il conforma son physique aux devoirs de sa vie nouvelle. Il tailla en brosse ses cheveux qui grisonnaient, rasa sa barbe et roula au petit fer ses Ă©paisses moustaches. Un matin qu’il s’habillait devant la glace, ainsi rajeuni, le ruban rouge qu’il portait Ă  sa boutonniĂšre lui reprocha tout d’un coup le peu de profit qu’il en retirait, il se le tint pour dit et entreprit de se gagner des sympathies en cultivant sa ressemblance avec un ancien officier. Il arquait les jambes en marchant et ployait les jarrets, comme en descendant de cheval. Il avait d’ailleurs cet animal stupide en aversion, depuis qu’il avait Ă©tĂ© mordu par lui Ă  l’épaule, en passant Ă  sa portĂ©e et sans aucun geste provocateur. L’arrivĂ©e du petit rĂ©fugiĂ© procura Ă  Boussuge une autre distraction ; il regretta seulement d’en jouir au moment oĂč la guerre l’absorbait tout entier. Il allait chaque matin lire les communiquĂ©s affichĂ©s, sous un grillage, Ă  la poste, Ă  cĂŽtĂ© des cours de la Bourse ; et, le soir, aprĂšs dĂźner Palmyre manquant de patience pour apprendre Ă  Nanan ses leçons, c’était Boussuge qui les lui serinait. Et il avait du mĂ©rite, car l’enfant doux et docile n’était pas avancĂ© pour son Ăąge et montrait en tout une intelligence moyenne, M. Faverol, l’instituteur, dont la femme dirigeait l’école des filles, doutait que l’enfant rattrapĂąt le temps perdu jusque-lĂ  ; et il en avait perdu beaucoup, n’allant en classe que par intermittence et lorsqu’on n’avait pas besoin de lui Ă  la maison. Son instruction laissait indiffĂ©rents ses parents. Il n’était pas positivement paresseux mais il prĂ©sentait l’image du vase fĂȘlĂ© qui se vide Ă  mesure qu’on le remplit. Boussuge avait essayĂ© de stimuler le gamin en lui promettant cinquante centimes chaque fois qu’il serait le premier. La tirelire, sur le bureau, sollicitait en vain l’écolier. Elle Ă©tait pourtant engageante, verte, vernie, et boulotte, comme marchande sous son riflard, au marchĂ©. Les vingt sous qu’avait emportĂ©s Nanand pour viatique, en quittant sa mĂšre, constituaient une premiĂšre mise sans suite. Quelquefois, Boussuge faisait sonner la piĂšce, comme un appel de clochette aux oreilles de l’enfant. Celui-ci souriait, apprenait mieux sa leçon, la savait par cƓur au moment d’aller se coucher
 et l’avait oubliĂ©e le lendemain en se rĂ©veillant. De guerre lasse, Boussuge finit par mettre tout de mĂȘme une petite piĂšce ou de la monnaie de billon dans la tirelire, pour rĂ©compenser un effort de Nanand. Plus que l’élĂšve, le rĂ©pĂ©titeur semblait heureux d’entendre, tinter le fruit de ses veilles aux flancs de la courge de terre cuite. On eĂ»t dit que c’était lui qu’il rĂ©compensait. Il emmenait assez souvent le petit rĂ©fugiĂ© dans ses promenades en forĂȘt, mais il n’en profitait pas, ainsi qu’on eĂ»t pu le croire, pour lui inculquer les rudiments de la cryptogamie. Comme Palmyre s’en Ă©tonnait – Il est trop jeune et trop Ă©vaporĂ©, dit-il. Elle insista – Tu pourrais au moins lui apprendre Ă  distinguer les bons champignons des mauvais. – Ce n’est pas moi que cela regarde. – Qui donc alors ? – L’instituteur, le mĂ©decin, le pharmacien
 est-ce que je sais, moi ! – Comment
 tu ne sais pas ?
 – Je veux dire que c’est de l’enseignement primaire
 et que je me fais, Ă  prĂ©sent, une autre idĂ©e de la mycologie. Boussuge en Ă©tait au second stade de son dĂ©veloppement. Il ne lui suffisait plus de ramasser les grosses espĂšces et de les dĂ©terminer aisĂ©ment d’aprĂšs l’Atlas Ă©lĂ©mentaire en couleurs de DumĂ©e et Maublanc
 ; l’ambition lui Ă©tait venue d’étendre ses curiositĂ©s et ses connaissances. Il s’aidait Ă  prĂ©sent de la Flore de Costantin et Dufour et de l’Atlas de Rolland, prĂ©cieux pour l’étude des espĂšces françaises. Les planches en noir ne le rebutaient plus. Il avait Ă©changĂ© la loupe contre le microscope de prĂ©cision. En outre, et comme il ne voulait pas, dehors, ĂȘtre confondu avec les herborisateurs que signale leur boĂźte cylindrique, il avait adoptĂ©, avec le chapeau mou et les jambiĂšres du chasseur, le panier Ă  provisions du mycologue. Il collectionnait aussi les boĂźtes vides d’allumettes suĂ©doises, pour y enfermer ses dĂ©couvertes dĂ©licates ; enfin, il avait adhĂ©rĂ© Ă  la SociĂ©tĂ© mycologique de France, qui publie un bulletin trimestriel et donne Ă  ses abonnĂ©s le droit d’envoyer des communications. Bref, il Ă©tait mycologue des pieds Ă  la tĂȘte et ChĂ©vremont pouvait dire, quand il le voyait Ă©quipĂ©, partir pour la forĂȘt – VoilĂ  M. Cryptogame qui passe ! Au dĂ©but de l’annĂ©e 1915, le docteur Chazey avait organisĂ©, pour les petits rĂ©fugiĂ©s qui frĂ©quentaient l’école, un dĂ©jeuner gratuit qu’il leur faisait servir, aprĂšs la classe du matin, par les dames de la ville, suivant un roulement Ă©tabli entre elles. Ce fut un beau feu de paille. L’une aprĂšs l’autre, et sous divers prĂ©textes ingĂ©nieux, les bonnes dames les plus enflammĂ©es de zĂšle s’éteignirent, si bien que l’institutrice et ses adjointes prĂ©sidĂšrent seules, Ă  la fin, au repas des enfants. La femme du juge de paix, Mme Hurlupin, fut la derniĂšre Ă  s’éclipser. On la surnommait la Peste du Juge, parce qu’elle avait sur la langue plus de dĂ©lits que son mari n’avait prononcĂ© de condamnations pendant toute sa carriĂšre. Elle se retira la derniĂšre, pour la bonne raison qu’elle avait fait le vide autour d’elle. Elle avait l’air d’un vieux corbeau mal intentionnĂ©. Elle soulignait par sa prĂ©sence l’importance du cadeau qu’elle faisait Ă  la communautĂ©, car elle avait, dĂšs l’arrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s, jetĂ© son dĂ©volu sur une fille-mĂšre qui nourrissait son enfant. En se chargeant de l’enfant, Mme Hurlupin s’était acquis la reconnaissance de la mĂšre qui lui servait de bonne Ă  prix rĂ©duit. Nanette et Nanand n’avaient point de part non plus, naturellement, au dĂ©jeuner de bienfaisance, et ils se vantaient de ce privilĂšge, ce qui ne fut pas sans leur attirer par la suite, comme on le verra, quelques avanies. – Nous, on est des bourgeois, avait dit Ă  ses camarades d’école la Tite Bote », sobriquet sous lequel celles-ci dĂ©signaient la fillette au pied tortu. Et Nanand ne s’en faisait pas moins accroire vis-Ă -vis de la marmaille de son sexe. Ils s’égalaient ainsi aux plus aisĂ©s et mortifiaient les fils et les filles des cultivateurs, qui ne leur pardonnaient point cette ostentation et mĂ©ditaient de s’en venger. Nanette, en sa qualitĂ© de petite fille, rĂ©vĂ©lait la plus grande aptitude Ă  s’évader de sa classe sociale – par le toit. Elle avait le souci de plaire et plaisait. Son enjouement, sa gentillesse, ses yeux limpides, lui avaient fait faire des progrĂšs rapides dans l’amitiĂ© des ChĂ©vremont. Une parole du pharmacien Labaume les avait facilitĂ©s. Labaume, homme de parti, grand, maigre, gastralgique et radical, portait – tout comme un homme d’église son rabat – une longue barbe Ă  laquelle ses pointes blanchies faisaient un lisĂ©rĂ©. Il essayait sur lui-mĂȘme toutes les spĂ©cialitĂ©s nouvelles et ne les recommandait qu’aprĂšs en avoir reconnu l’inefficacitĂ©. Il Ă©tait triste, se voĂ»tait et penchait sur ses prĂ©parations ce que Rabelais appelle un visage rhubarbatif. Vice-prĂ©sident du ComitĂ© radical-socialiste local, il avait dit Ă  son collĂšgue, prĂ©sident – C’est trĂšs bien ce que vous avez fait lĂ , ChĂ©vremont. – Qu’est-ce que j’ai fait ? – Allons, trĂȘve de modestie
 Entre tous les rĂ©fugiĂ©s, vous avez adoptĂ© la disgraciĂ©e
 enfin celle qui rĂ©clame le plus de soins
 La mĂšre Hurlupin a beau dire avant de vous ĂȘtre comptĂ©e au ciel, cette bonne action vous sera comptĂ©e parmi nous. Si, si
 croyez-moi que vous l’ayez voulu ou non, l’effet moral est excellent. Le Patronage Jeanne-d’Arc en bave de dĂ©pit. –. Allons donc ! – C’est comme je vous le dis. Chazey Ă©changerait ses trois petits rĂ©fugiĂ©s
 et leur mĂšre par-dessus le marchĂ©, contre votre pied bot. – Si la mĂšre Hurlupin insinue que je l’ai fait exprĂšs, je vous jure qu’elle se trompe. Demandez plutĂŽt Ă  ma femme. – Laissez donc la vieille vipĂšre jeter son venin. Elle trouve son rĂ©fugiĂ© moins avantageux que le vĂŽtre ; de lĂ  vient sa jalousie. Et le pharmacien, comme chaque fois qu’il n’avait rien de son fonds Ă  mastiquer, la tĂȘte sur la poitrine, brouta son rabat naturel. À dater de ce jour, le vĂ©tĂ©rinaire et sa femme prirent rĂ©ellement en grĂ© Nanette. Elle leur faisait honneur elle les signalait Ă  l’estime publique. L’institutrice Ă©tait contente de son Ă©lĂšve ils en Ă©prouvĂšrent une satisfaction dont leur vanitĂ© s’accrut. Leur maison, toute en longueur, donnait sur l’avenue bordĂ©e de tilleuls qui conduisait Ă  la gare. L’espace compris entre l’avenue et la maison d’habitation Ă©tait rempli par une grande corbeille dont chaque Ă©tĂ© ravivait les couleurs. Les Ă©curies, le bureau et la pharmacie du vĂ©tĂ©rinaire se trouvaient dans un corps de logis sĂ©parĂ©, au fond d’une vaste cour ; mais il n’y avait plus, dans les Ă©curies transformĂ©es en garage, qu’une auto. ChĂ©vremont rĂ©chauffait dans son sein l’un de ses meurtriers. L’automobile et les tracteurs sont les ennemis du vĂ©tĂ©rinaire. Quand le bĂ©tail de consommation et les chiens seuls rĂ©clameront des soins, l’empirique y pourvoira. Une tĂȘte de cheval et une tĂȘte de chien emblĂ©matiques, en bronze, surmontaient la porte d’entrĂ©e. Un frĂȘne qui pleurait comme un saule Ă©tait le plus bel ornement d’un jardinet Ă©conomique semblable Ă  une Ă©bauche de cimetiĂšre pour chiens. L’animation Ă©tait partout. Le vĂ©tĂ©rinaire ne chĂŽmait pas et les ChĂ©vremont, dans le privĂ©, tenaient table ouverte. L’hospitalitĂ© Ă©tait leur luxe. On s’invitait Ă  dĂ©jeuner chez eux ; on y venait faire la partie », le soir, et l’on y improvisait des sauteries pour rendre plus agrĂ©ables Ă  Octave ses congĂ©s. C’était de toutes les maisons de Bourg la plus gaie. Mais les Boussuge, au bon souvenir qu’ils en avaient longtemps gardĂ©, mĂȘlaient Ă  prĂ©sent un grain d’amertume. Palmyre surtout critiquait ce besoin d’ĂȘtre entourĂ©e et distraite qu’avait toujours manifestĂ© son amie. – Comment voulez-vous avoir une maison propre dans ces conditions-lĂ  ? Mais Agathe aime cet incessant dĂ©filĂ© de gens qui vous laissent une maison en l’air et dĂ©couragent les bonnes de nettoyer. Elle s’ennuierait dans un intĂ©rieur oĂč toute chose est Ă  sa place et n’en bouge pas. Enfin, libre Ă  elle de vivre dans un taudis ; moi, c’est tout le contraire, je ne pourrais pas. Il doit y avoir une vocation pour l’ordre comme il y en a une pour la peinture et les ouvrages de l’esprit ; car, enfin, nous avons Ă©tĂ© Ă©levĂ©es Ă  OrlĂ©ans, Agathe et moi, Ă  peu prĂšs de la mĂȘme façon
 C’est pourquoi je ne comprends pas qu’elle se plaise dans la saletĂ©. – Dans la saleté , tu exagĂšres, protestait Boussage. – Mettons dans le fouillis. La petite Mme ChĂ©vremont semblait, en effet, s’ĂȘtre mise au rĂ©gime du mouvement perpĂ©tuel, qui comporte un certain laisser-aller. Elle s’en trouvait bien, d’ailleurs, et s’était mieux conservĂ©e en s’agitant, que beaucoup de provinciales rĂ©signĂ©es Ă  une existence paisible et monotone. Son fils Octave lui ressemblait. C’était un aimable jeune homme qui dĂ©rangeait tout et ne rangeait rien. – Il faudrait toujours un domestique derriĂšre toi, lui disait sa mĂšre sans se fĂącher, et peut-ĂȘtre seulement parce qu’il lui en fallait dĂ©jĂ  un derriĂšre elle. Un lieu pareil ne devait pas ĂȘtre dĂ©pourvu d’attraits pour une enfant comme Nanette mais autre chose encore faisait ses dĂ©lices. Un frĂšre d’Agathe Ă©tait maintenant Ă  la tĂȘte de la grande maison orlĂ©anaise d’épicerie fondĂ©e par leurs parents. Tous les ans, Mme ChĂ©vremont allait passer quelques jours chez son frĂšre. Elle en rapportait gĂ©nĂ©ralement de quoi enrichir une collection dĂ©jĂ  estimable d’objets usuels au moyen desquels les produits alimentaires les plus divers rappelaient leur existence et leur supĂ©rioritĂ© commerciale. Les vins, les liqueurs, les apĂ©ritifs, les pĂątes, les biscuits, les conserves, le chocolat, le cafĂ© et le thĂ©, les spĂ©cialitĂ©s en tout genre enfin rivalisaient d’ingĂ©niositĂ© dans la rĂ©clame, ne se contentaient plus de l’affiche, du prospectus et de l’annonce lumineuse et sautaient rĂ©ellement aux mains en mĂȘme temps qu’aux yeux. Le verre, l’assiette, la carafe, la tasse, le bol, le porte-couteau, la saliĂšre, la nappe, la serviette et son rond, l’essuie-plume, le buvard, le canif, le crayon et le block-note, le vide-poche, le coupe et le presse-papier, le pot Ă  eau et sa cuvette, la savonnette et son savon, tout proclamait l’excellence d’une marque et conseillait de renouveler les provisions Ă©puisĂ©es. La publicitĂ© s’étendait des paillassons et des tapis-mousse Ă  des chromos qui ornaient les murs. On posait les pieds sur un cordial-beaujolais, on s’essuyait les pieds sur une crĂšme de cassis, et l’on ne pouvait pas voir un cendrier sans penser au meilleur des rhums. Tout servait d’appĂąt, tout Ă©tait utilisĂ©, tout aidait la mĂ©moire. Le progrĂšs avait semĂ© en route les charmantes assiettes Ă  dessert, d’autrefois, les assiettes d’Épinal, qui racontaient en douze images le dĂ©part du conscrit et le retour de l’officier, reproduisaient une fable ou bien encore illustraient une chanson populaire Malborough
 Monsieur Dumollet
 Fanfan la Tulipe
 Adieu, billevesĂ©es ! La rĂ©clame universelle se glissait dans la famille et y rĂ©pandait les noms des grandes industries, Ă  la place des noms puĂ©rils et dĂ©suets du Petit Chaperon rouge, du PĂšre Lustucru et de la MĂšre Michel. Il ne s’agissait plus d’amuser les enfants au dessert ; il s’agissait d’instruire les parents et de les guider dans le choix de leur apĂ©ritif ou de leur bĂ©nĂ©dictine. La salle Ă  manger du vĂ©tĂ©rinaire avait ainsi un petit air d’estaminet qui rappelait Ă  Nanette les cabarets de son pays. Un jour pourtant, Édouard ChĂ©vremont tomba en arrĂȘt devant un panneau cĂ©lĂ©brant Ă  sa porte une collection de machines agricoles, destinĂ©es Ă  chasser de la ferme toutes les bĂȘtes de trait. – Le dernier cri du ProgrĂšs ! s’écria le pharmacien Labaume. – C’est plutĂŽt le dernier hennissement du cheval, soupira le vĂ©tĂ©rinaire Ă  qui ces Victoires et ConquĂȘtes prĂ©sageaient sa ruine comme des calamitĂ©s. Aussi bien n’avait-il pas dĂ©jĂ , lui-mĂȘme, consommĂ© sa dĂ©fection en faisant de sa remise un garage ? C’est en le voyant sortir, conduisant son automobile, que le marĂ©chal ferrant avait dit Quand les chefs passent Ă  l’ennemi, la cause est perdue. » Mais Nanette n’était sensible qu’à l’agrĂ©ment d’une vie facile et la publicitĂ© exprimait en dĂ©tail le contentement qu’elle Ă©prouvait en gros. En attendant que le grillon du foyer fĂźt l’éloge de la salamandre, la Tite Bote chantait dĂšs son rĂ©veil, comme un oiseau sur la branche. Elle chantait ce qu’elle avait entendu chanter autour d’elle la Valse des ombres
 Quand l’amour meurt
 je sais que vous ĂȘtes jolie
 Ton cƓur a pris mon cƓur En un jour de folie ! des choses, enfin, pas encore tout Ă  fait dans le mouvement, car le jour viendra certainement oĂč des refrains cĂ©lĂ©breront, par Ă©mulation, le papier tue-mouches, le curaçao triple sec et le lait concentrĂ©. Nanette, Ă  la vĂ©ritĂ©, chantait aussi des cantiques d’une voix de tĂȘte et de tout son cƓur. J’irai la voir, Ă©tait son cantique favori ; J’irai la voir un jour, Au ciel, dans ma patrie. Oui, j’irai voir Marie, Ma joie et mon amour. Au ciel, au ciel, au ciel J’irai la voir un jour, J’irai la voir un jour ! Elle y volait. Elle ne chantait pas sous le toit, elle chantait dessus. Agathe s’arrĂȘtait de secouer un tapis pour Ă©couter
 Dire qu’elle avait aussi chantĂ© cela, autrefois
 Ses lĂšvres mimaient le refrain Au ciel, au ciel, au ciel, J’irai la voir un jour, et ChĂ©vremont survenant se moquait d’elle. – Est-ce assez bĂȘte ? – Mais non, rĂ©pondait Agathe attendrie. C’est un repos. – OĂč a-t-elle appris ces niaiseries ? – À la messe probablement. – Elle y allait donc ? – Demande-le-lui. Le vĂ©tĂ©rinaire posa la question. – Oui, dit l’enfant. J’y allais, le dimanche
 quand j’avais des chaussures Ă  me mettre
, enfin, du temps que maman n’était pas malade. – Ça te ferait plaisir d’y aller
 ici ? reprit-il avec effort. FutĂ©e, elle hĂ©sita. Elle avait peur de dĂ©plaire Ă  celui dont elle connaissait les idĂ©es. Une parole maladroite, et c’était assez pour lui faire perdre, instantanĂ©ment, tout le terrain gagnĂ©. Elle se garda bien de dire cette parole. Il est naturel Ă  l’enfant de ruser sa candeur Ă©loigne le soupçon. – Ça m’est Ă©gal, fit-elle. – Est-ce une rĂ©ponse, voyons ?
 – Comme vous voudrez. ChĂ©vremont rĂ©flĂ©chit un moment. Il y avait un mot qui l’exaspĂ©rait toujours dans la bouche du maire, le mot tolĂ©rance. – On croirait qu’ils en ont le monopole, disait-il parfois au pharmacien Labaume. Ils ne sont pas les seuls pourtant Ă  se chauffer de ce bois-lĂ . Belle occasion de le prouver. – C’est ton pĂšre le maĂźtre il dĂ©cidera. Je vais lui Ă©crire, dĂ©clara le vĂ©tĂ©rinaire Ă  Nanette. – Vous avez raison, dit Labaume. Les droits du pĂšre sont souverains. Quant Ă  la libertĂ© de conscience, nous aussi nous la respectons. Les ChĂ©vremont avaient l’adresse d’Antoine Grimodet, soldat de 2e classe au
 d’infanterie, 2e bataillon, 4e compagnie, secteur postal 30. Depuis trois mois que sa fille Ă©tait Ă  Bourg-en-Thimerais il n’avait donnĂ© signe de vie qu’une fois pour remercier briĂšvement Monsieur et Madame » de leurs bontĂ©s. Évariste lui Ă©crivit. Il ne rĂ©pondit pas. – Dans le doute, abstiens-toi, prononça le vĂ©tĂ©rinaire, tandis que la petite lĂ -haut, dans la chambre, continuait Ă  mĂ©nager la chĂšvre et le chou en chant Ă  tue-tĂȘte Au ciel, au ciel, au ciel, J’irai la voir un jour ! VI UN TRAIN PASSE La gare est une des distractions de la petite ville. Elle occupe l’esprit. Elle participe Ă  la vie quotidienne. On dit l’heure de la gare. Elle fait autoritĂ© elle est la bonne. L’heure de l’église et l’heure de l’école, qui se contrarient, n’existent pas pour elle. On note les gens qui vont Ă  la gare et ceux qui en reviennent. On les accompagne en personne ou par la pensĂ©e. On imagine les raisons des dĂ©parts et des retours. On Ă©value le poids des bagages. Les malles et les valises acheminĂ©es laissent un sillage que ceux qui ne voyagent pas suivent des yeux. Au dĂ©but de la guerre Édouard Boussuge allait souvent voir passer les trains de blessĂ©s, les trains de prisonniers aprĂšs la premiĂšre bataille de la Marne, les trains enfin qui transportaient des troupes ou du matĂ©riel. Presque tous les trains roulaient lentement, chenillaient, disait Boussuge, et s’arrĂȘtaient un moment Ă  Bourg. On avait le temps d’échanger quelques mots avec les voyageurs. Le peu qui tombait des wagons formait toujours un petit fagot que l’ancien fonctionnaire rapportait pour alimenter la conversation. Il ne faut pas grand’chose pour vivre, en province. On s’y nourrit de n’importe quoi. Les habitants de loisir allaient attendre impatiemment, pour s’en repaĂźtre, les journaux de Paris qui arrivaient Ă  deux heures. Ils revenaient de la gare en croquant les rubriques. Ils digĂ©raient les nouvelles Ă  six heures, au cafĂ©, ou bien de porte en porte. Boussuge emmenait quelquefois son petit rĂ©fugiĂ© Ă  la gare. Nanand regardait le coin de la salle d’attente oĂč Mme Boussuge l’avait dĂ©nichĂ©. – Hein ! tu peux dire que tu as eu de la chance, observait alors Édouard. Et les yeux de l’enfant, levĂ©s sur son hĂŽte, rĂ©pondaient affirmativement. Un jeudi, dans l’aprĂšs-midi, ils se trouvaient Ă  la gare, en quĂȘte des journaux, lorsque le chef de gare abordant Boussuge, pour lequel il avait beaucoup de considĂ©ration, lui dit que le train avait un retard de quarante minutes parce qu’il devait cĂ©der la voie Ă  un train militaire venant de Bretagne. – J’ai donc le temps, pensa Boussuge, d’aller chez le fumiste, qui n’en finit pas de rĂ©parer le fourneau de la cuisine. Il est vrai que son unique ouvrier est mobilisĂ© et qu’on remplace difficilement la main-d’Ɠuvre accaparĂ©e
 Viens-tu avec moi, Nanand ? Mais Nanand avait rencontrĂ© le fils du bourrelier, avec lequel il Ă©changeait des billes. – C’est bon, reprit Boussuge, attendez-moi lĂ  en jouant
 et soyez sages. Il Ă©tait absent depuis un quart d’heure lorsque le train militaire fut signalĂ©. AussitĂŽt, et pour mieux le voir passer, les deux enfants se glissĂšrent sur le quai. Il venait lentement
 Il s’arrĂȘta en gare, bien qu’il n’y eĂ»t point affaire. Comme tous les convois de cette nature, il avait du temps Ă  perdre en route et chenillait sur les parcours, tel un train de plaisir. Des soldats mirent le nez aux portiĂšres et, voyant qu’on ne repartait pas tout de suite, en profitĂšrent pour remplir leur bidon Ă  la fontaine ou pour s’approvisionner Ă  la buvette. EntassĂ©s comme bestiaux en leurs wagons, les hommes Ă©taient pour la plupart dĂ©braillĂ©s, nu-tĂȘte, en manches de chemise. Ils appartenaient Ă  un rĂ©giment de territoriale et n’avaient plus la gaietĂ© des jeunes gens. DĂ©pouillĂ©s de l’uniforme, avec leur teint basanĂ©, leurs tempes dĂ©garnies ou grisonnantes, leurs Ă©paules et leurs reins alourdis par des annĂ©es de glĂšbe, on eĂ»t dit des ouvriers agricoles Ă©migrant, plutĂŽt que des soldats allant au feu. Ils ne sentaient que la terre et ses sueurs, pas encore la poudre et le carnage. L’un d’entre eux, vĂȘtu seulement de sa chemise et de son pantalon, sauta sur le quai devant Nanand. Quelques bidons pendus Ă  son Ă©paule s’entre-choquaient. Il se dirigea vers la fontaine pour renouveler sa provision d’eau. Et Nanand, saisi d’étonnement, reconnut son pĂšre. – Papa ! dit-il, sans presque Ă©lever la voix, non pas qu’il craignĂźt de se tromper, mais parce qu’il Ă©tait dĂ©contenancĂ©. L’homme abaissa les yeux sur l’enfant et dit Ă©galement avec simplicitĂ© – Tiens, c’est toi
 Il n’embrassa pas son fils ; il semblait l’avoir vu la veille. – Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il. – C’est Bourg-en-Thimerais, dit l’enfant. – Ah ! fit le pĂšre. Je ne savais pas. Ils n’avaient dĂ©jĂ  plus rien Ă  se dire. – Viens m’aider Ă  remplir ça, reprit pourtant le territorial. Nanand prĂ©senta l’un aprĂšs l’autre au robinet les bidons que lui passait son pĂšre ; et celui-ci s’informa plus avant – Tu es toujours bien, ici ? – Oui, papa. – Tu ne manques de rien ? – Oh ! non. – C’est vrai que tu as bonne mine. Tu ne grandis pas, par exemple. Il y avait encore un bidon Ă  remplir ; le temps de demander – Tu vas Ă  l’école ? – Pas aujourd’hui, parce que c’est jeudi. Un employĂ© courait le long du train. – En voiture les pĂ©pĂšres
 Vous ne voudriez pas qu’on parte sans vous. Le mobilisĂ© remit ses bidons Ă  l’épaule et retourna, de son pas pesant, vers le wagon. Au moment d’y remonter, il se pencha enfin vers son fils et lui tendit la rĂąpe d’une barbe de huit jours. Nanand l’embrassa. – Eh bien, au revoir. Porte-toi bien. Le train dĂ©marrait en douceur. DĂ©barrassĂ© de son attirail, le pĂšre Servais, le buste hors de la portiĂšre pour s’assurer qu’elle Ă©tait bien fermĂ©e, se rappela tout Ă  coup quelque chose qu’il avait oubliĂ©. – Au fait
 je n’ai point de nouvelles de la mĂšre
 Et toi ? – Elle a Ă©crit le mois dernier. – Elle va bien ? – Oui. – Tu lui souhaiteras le bonjour de ma part. Et l’homme se rencogna. L’enfant suivit des yeux, un moment, le compartiment qui emportait son pĂšre, et puis, quand il ne distingua plus ce compartiment des autres, il resta encore une minute bĂ©ant au bord de la voie. Il ne s’étonnait plus de rien. La rencontre seule de son pĂšre l’avait pris au dĂ©pourvu. Celui-ci, somme toute, Ă©tait toujours aussi peu dĂ©monstratif bonjour, bonsoir. Du nouveau-nĂ© qu’il avait laissĂ© au pays, pas un mot. Sa barbe ne piquait ni plus ni moins qu’en temps ordinaire. – Avec qui causais-tu tout Ă  l’heure ? Nanand se retourna en sursaut ; M. Boussuge l’avait rejoint. L’enfant rĂ©pondit – Avec papa. – Tu es sĂ»r ? fit sottement Boussuge, qui n’en revenait pas. – Oh ! Je l’ai bien reconnu ! – OĂč va-t-il ? – Il ne me l’a pas dit. Il est avec les autres. – J’aurais bien voulu le voir. Nanand, lui, n’en sentait pas la nĂ©cessitĂ©. Son pĂšre n’était pas bavard. Une prĂ©sentation n’eĂ»t donnĂ© rien de plus. – T’a-t-il questionnĂ© au moins sur ce que tu fais
 sur nous ? L’enfant rĂ©pondit Ă©vasivement – Il n’a pas eu le temps
 – Il a promis de t’écrire, enfin, surtout s’il change de secteur postal ? Nanand rĂ©pĂ©ta – Il n’a pas eu le temps. Le train repartait. J’ai Ă©tĂ© mal inspirĂ© en m’absentant, se reprochait tout haut Boussuge. Allez donc retrouver, Ă  prĂ©sent, une occasion pareille. » Et jusqu’à la maison, il revint opiniĂątrement Ă  la charge. – Alors, il ne t’a pas dit autre chose ? C’est tout de mĂȘme extraordinaire
 Tu as une langue
 Vous vous ĂȘtes embrassĂ©s, je prĂ©sume
 – Oh ! oui, fit vivement l’enfant, sauvant hĂ©roĂŻquement tout ce qui pouvait ĂȘtre sauvĂ© du sentiment de la famille, Ă  l’égard d’un Ă©tranger. Il n’en dit pas davantage Ă  Mme Boussuge qui l’interrogea Ă  son tour, en Ă©changeant avec son mari des regards navrĂ©s. Mais le soir, lorsqu’il monta se coucher et tandis que ZĂ©naĂŻde bordait maternellement son lit, Ă  l’accoutumĂ©e, il lui raconta mot pour mot, en Ă©touffant sa voix, la scĂšne de l’aprĂšs-midi. Oh ! il ne songeait pas Ă  l’apitoyer sur lui ; mais il se sentait plus en confiance auprĂšs d’elle qu’auprĂšs des maĂźtres. Ils Ă©taient pour lui, quoi qu’ils fissent, le monsieur et la dame ». ZĂ©naĂŻde, elle, Ă©tait ZĂ©naĂŻde, au-dessus de tout, mĂȘme d’une mĂšre, – hors concours. Il y avait entre eux une sorte de conformitĂ© d’abandon. Et voilĂ  pourquoi elle n’avait pas besoin de le questionner pour tout savoir. Elle l’écoutait sans l’interrompre et feignait de s’absorber dans son occupation et de bougonner sans raison, par habitude. Quand il eut fini, elle se contenta de dire – C’est bon
 dors
 et ne fais pas de mauvais rĂȘves. Puis, comme il s’y attendait le moins, elle lui prit la tĂȘte Ă  deux mains sur l’oreiller et l’embrassa goulĂ»ment, pour la premiĂšre fois, scellant ainsi, sans mot dire, une adoption dĂ©cidĂ©e dans son cƓur et qui ne souffrait plus de dĂ©lais. Chaque soir, Ă  compter de celui-lĂ , la MalaisĂ©e ne manqua point d’embrasser son petit rĂ©fugiĂ© en lui souhaitant bonne nuit. Elle aussi avait du poil sur la figure ; mais un poil qui ne piquait pas. VII L’INTÉRIMAIRE Octave ChĂ©vremont et Justin Boussuge, Ă  leur premiĂšre permission, firent la connaissance des talismans que leurs parents s’étaient donnĂ©s. Avertis dĂ©jĂ  par lettres, les deux jeunes gens disaient que leurs familles avaient touchĂ© » chacune un rĂ©fugiĂ©, comme les soldats disent, dans leur argot, qu’ils ont touchĂ© des vĂȘtements ou des vivres. Le premier soin d’Octave et de Justin, en arrivant, Ă©tait de reprendre l’air du pays en s’informant des uns et des autres. Ils apprirent ainsi que le fils du cordonnier, vingt-deux ans, et le facteur de ville, trente ans, avaient Ă©tĂ© tuĂ©s. La femme du facteur Philbert continuait son service Ă  bicyclette, courageusement, par tous les temps. On la voyait passer ruisselante ou rissolĂ©e, et quand elle s’arrĂȘtait, on lui offrait, ainsi qu’à son mari auparavant, de quoi se rafraĂźchir ou se rĂ©chauffer, suivant la saison. Elle refusait de prendre quelque chose » dans l’espoir qu’on lui donnerait un pourboire Ă  la place ; mais on ne lui donnait rien et les gens mĂȘmes qui dĂ©ploraient le plus les progrĂšs de l’alcoolisme, aimaient mieux l’encourager chez le mari que de rĂ©compenser Ă  la fois la sobriĂ©tĂ© de la femme et son penchant Ă  l’économie. La raison en est qu’un verre de vin ou d’eau-de-vie a l’avantage d’évaluer toutes les commissions au mĂȘme prix et consĂ©quemment de les payer moins cher. Bourg-en-Thimerais n’est pas un pays d’industrie. Les ouvriers sont rares. Quelques fours Ă  chaux en font vivre une soixantaine au plus. L’usine d’autrefois, oĂč l’on traitait le minerai de fer extrait de la forĂȘt ; cette usine ayant disparu, la petite ville Ă©tait retombĂ©e en lĂ©thargie, comme tant d’autres en France. On n’y voyait donc aucune femme aller fabriquer des munitions ; mais les petits commerces dont les patrons Ă©taient mobilisĂ©s occupaient la patronne. La jeune femme du coiffeur coupait les cheveux et rasait ; la bouchĂšre et l’épiciĂšre supplĂ©aient leurs maris. Quelques accourus » hors sĂ©rie avaient rejoint les premiers arrivĂ©s. La poste avait touchĂ© » une petite aide que remarquĂšrent tout de suite Octave et Justin. Elle venait de la Marne. Son pĂšre ayant trouvĂ© du travail Ă  Paris y Ă©tait restĂ© avec une famille nombreuse. Elle-mĂȘme avait dĂ», Ă©tant l’aĂźnĂ©e, chercher un emploi. Elle s’appelait ThĂ©rĂšse Paulin. C’était une petite brunette qui avait sur le visage les couleurs de la jeunesse et de la santĂ©. Elle riait facilement, Ă©tait vive et pleine de bonne volontĂ©. Elle avait l’air, derriĂšre son grillage, d’un pinson en cage privĂ© de chansons. Car elle, n’y Ă©tait malheureusement pas seule. La receveuse, Mme Lefouin, ne plaisantait pas dans le service. Plus jeune qu’elle, son mari, Hector, conservait la prestance du maĂźtre d’armes de rĂ©giment qu’il avait Ă©tĂ© ; quant Ă  Mme Lefouin, grisonnante et couperosĂ©e, avec un grand nez et des cheveux qui bouclaient artificiellement sur un front plat, elle dĂ©vorait le regret d’une union mal assortie et le tournait en atrabile. Elle s’exaspĂ©rait en dedans d’un renversement des rĂŽles qui autorisait l’escrimeur retraitĂ© Ă  faire le marchĂ© et les commissions, tandis qu’elle avait affaire au public. Hector, cependant, de porte en porte et de boucher en Ă©picier, pĂ©rorait et discutait le communiquĂ©, il en avait surtout aprĂšs la guerre de tranchĂ©es. – Qu’est-ce qu’on attend pour sortir ? s’écriait-il. Ça peut coĂ»ter cher, c’est convenu ; mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des Ɠufs. Il laissait en tout percer le militaire, plastronnait comme Ă  la salle et portait le filet Ă  provisions comme autrefois le masque de treillis lorsqu’il l’avait ĂŽtĂ©. ThĂ©rĂšse Paulin Ă©tait nourrie, couchĂ©e, blanchie et dĂ©risoirement rĂ©tribuĂ©e vingt francs par mois. Mme Lefouin Ă©tait toujours sur son dos et lui menait, au bureau, la vie dure. Elle ne pouvait la voir causer avec quelqu’un, au guichet, sans intervenir. Il faut que je veille Ă  tout et que je lui apprenne tout, gĂ©missait-elle. C’est trop jeune. Ça commet erreur sur erreur. Une bonne instruction primaire n’est mĂȘme plus exigĂ©e. Je ne suis pourtant pas payĂ©e pour prĂ©parer aux examens. » Lefouin Hector, Ă  l’heure du courrier, donnait quelquefois un coup de main Ă  ThĂ©rĂšse ; mais Mme Lefouin ne le laissait pas s’attarder dans le bureau et le renvoyait au mĂ©nage, voire au cafĂ© oĂč chaque soir, la porte fermĂ©e, il allait faire le quatriĂšme Ă  la manille et la critique des opĂ©rations. Car Mme Lefouin traitait en ennemie la jeunesse de ThĂ©rĂšse, et prĂ©fĂ©rait Ă©loigner de son mari la tentation. L’incompatibilitĂ© de caractĂšre entre Ă©poux n’a jamais supprimĂ© la jalousie. ThĂ©rĂšse prenait son mal en patience Ă  cause du public dont le va-et-vient la dĂ©sennuyait. Elle Ă©tait aimable pour sa distraction Ă  elle, plus encore que pour sa satisfaction Ă  lui. Elle se morfondait le soir dans sa chambre oĂč elle Ă©tait consignĂ©e. – Il n’est pas convenable qu’une jeune fille sorte seule, avait dĂ©clarĂ© Mme Lefouin, une fois pour toutes. ThĂ©rĂšse, pour respirer un peu, en Ă©tait rĂ©duite Ă  suivre les offices du dimanche, messe et vĂȘpres, ce qu’elle ne faisait pas dans son pays. Elle avait demandĂ© des livres au Patronage Jeanne-d’Arc qui s’était constituĂ© une petite bibliothĂšque triĂ©e sur le volet. Boussuge en avait, Ă  la priĂšre du maire, dressĂ© le catalogue. Il Ă©tait aussi chargĂ© des prĂȘts aux familles, et c’est Ă  ce titre que ThĂ©rĂšse, un dimanche, l’avait sollicitĂ©. Elle s’était naĂŻvement confessĂ©e Ă  lui. Il s’intĂ©ressa Ă  son sort et en parla Ă  Palmyre. – On pourrait l’inviter Ă  dĂźner de temps en temps, proposa-t-il. – Soit
 mais Mme Lefouin consentira-t-elle ? Nous sommes en bons termes ; je ne voudrais pas la dĂ©sobliger. – Sans doute. Je crois, moi, qu’elle sera surtout sensible Ă  l’économie d’un repas. La receveuse Ă  condition que le service n’en souffrirait pas », avait accordĂ© la permission demandĂ©e, et ThĂ©rĂšse, une ou deux fois par mois, le dimanche, s’asseyait Ă  la table des Boussuge. Elle s’y trouvait, un soir que Justin arriva en permission Ă  l’improviste. L’abat-jour de la suspension, dĂŽme de porcelaine, rĂ©pandait une chaleur douce, intime, sur les fronts penchĂ©s de Justin, de ses parents, de ThĂ©rĂšse et du petit rĂ©fugiĂ©. L’air de la famille emplissait les poumons comme l’air du pays. Au dessert, Justin voulut entendre le phonographe, condamnĂ© au silence depuis son dĂ©part. On n’avait rien Ă  refuser au fils vivant et momentanĂ©ment là
 – Si ça te fait plaisir, dit la mĂšre. – Qu’est-ce que tu vas nous jouer ? dit le pĂšre. Justin chercha parmi les disques. Il choisit les Noces de Jeannette et tourna la manivelle. L’appareil nasilla Cours mon aiguille dans la laine, Ne t’arrĂȘte pas en chemin
 Nanand s’était approchĂ© de la boĂźte sonore et en avait ouvert les portes, afin de recevoir en pleine figure, comme une odeur en mĂȘme temps qu’un bruit, la conserve musicale. ThĂ©rĂšse, le menton dans sa main et toute molle de plaisir, Ă©coutait – Vous connaissez ? demanda Justin. – Non, dit-elle. Ça vous berce
 – C’est les Noces de Jeannette. – Une chanson ? – Oui
 dans un opĂ©ra-comique. – Ah !
 OĂč le joue-t-on ? À l’OpĂ©ra-Comique, quelquefois. On ne vous y a jamais conduite ? – Non. Je ne suis jamais allĂ©e au théùtre, ni Ă  Paris, ni ailleurs. La fontaine Ă©tait vide ; l’air s’arrĂȘta de couler. – Qu’est-ce que vous voulez que je vous donne Ă  prĂ©sent ? reprit Justin. Elle s’enhardit Ă  demander – Vous n’auriez pas une valse ? – Comment donc !
 Une valse
 une !
 Il compulsa les disques et retira de la collection que son pĂšre avait faite la valse de Faust. – C’est un peu vieux, dit-il. – C’est toujours agrĂ©able, ajouta Boussuge. – On ne s’en lasse pas, tandis qu’on se lasse vite du tango et de la matchiche, renchĂ©rit Palmyre. Justin tourna le robinet, la valse jaillit et inonda la salle Ă  manger. ZĂ©naĂŻde, tout en desservant, regardait le petit Nanand comme une mĂšre regarde son enfant heureux. Mais, heureux, ils l’étaient tous. On ne pensait plus Ă  la guerre, Ă  la sĂ©paration, aux choses tristes. Le phonographe dĂ©roulait son fil, et le bonheur d’un moment semblait tenir Ă  ce fil invisible et qui ne cousait rien. – Il y a tout de mĂȘme longtemps que je n’avais passĂ© une soirĂ©e pareille, dit Justin en allant se coucher. Il faudra remettre ça. Était-ce encore par Ă©mulation que les ChĂ©vremont avaient adoptĂ©, pour leur part, une intĂ©rimaire Ă  l’école communale, Mme ClĂ©mence Chantoiseau ? Elle remplaçait une adjointe mobilisĂ©e. Elle Ă©tait grande, maigre et sans beautĂ©. Ses yeux bleus semblaient s’ĂȘtre fanĂ©s en mĂȘme temps que son teint. Elle se promenait seule, un livre Ă  la main, et cueillait des fleurs des champs dont elle mĂąchait la tige. On ne savait rien d’elle, sinon, que ses parents avaient eu des revers de fortune, ce qui l’obligeait Ă  travailler. Elle ne manquait pas de courage, mais elle manquait de santĂ©. Elle avait une petite toux sĂšche et de la tempĂ©rature » vers le soir. C’était une Ă©pave de la vie qui s’en allait au fil de l’eau. Agathe ChĂ©vremont l’avait connue aux soupes de l’Assistance et l’invitait Ă  venir passer la soirĂ©e pour le cas oĂč l’on voudrait danser ». Mme Chantoiseau Ă©tait suffisamment musicienne, en effet, pour faire une bonne tapeuse. Elle rendait d’autres services. Le jeudi et le dimanche elle sortait avec Nanette et lui expliquait ce qu’elle n’avait pas compris en classe. Il leur arrivait parfois de rencontrer en forĂȘt les enfants du Patronage Jeanne-d’Arc, dont faisait partie Nanand. Ceux-ci jouaient sous la surveillance du vicaire, un jeune prĂȘtre qui portait des lunettes. Nanette aurait bien voulu se joindre Ă  eux, car ils s’amusaient. La forĂȘt domaniale, en sa partie la plus rapprochĂ©e de Bourg, Ă©tait semĂ©e de vastes entonnoirs qui dĂ©chaussaient les arbres et se prĂȘtaient merveilleusement Ă  la petite guerre. Ils provenaient de l’extraction du minerai de fer dont les forges autrefois s’étaient alimentĂ©es. BaptisĂ©s trous d’obus » par la troupe enfantine, ces entonnoirs lui offraient des embuscades et des abris naturels dont elle sortait en poussant des cris. Le jeune vicaire avait d’abord songĂ© Ă  interdire ce jeu ; et puis il s’était contentĂ© de le dĂ©guiser en exercice historique et religieux. Fillettes et garçons jouaient au siĂšge d’OrlĂ©ans ». Les garçons reprĂ©sentaient les Anglais dans la ville et les fillettes l’armĂ©e de Jeanne d’Arc, qu’elle conduisait Ă  l’assaut. La plus grande, son mouchoir en banniĂšre au bout d’un bĂąton donnait le branle en criant Dieu le veut ! Dieu le veut ! » Nanette jetait en passant un coup d’Ɠil d’envie sur les combattants qu’elle connaissait pour la plupart. Elle leur souriait mais ne leur parlait pas. Elle ne parlait mĂȘme pas Ă  Nanand, tellement elle avait peur de dĂ©plaire Ă  M. ChĂ©vremont. Et les enfants du Patronage ne tenaient pas, de leur cĂŽtĂ©, Ă  se compromettre. Plusieurs fillettes de l’ñge de Nanette lui en voulaient de faire bande Ă  part et n’étaient pas fĂąchĂ©es de lui montrer qu’on se divertissait sans elle. Nanette et l’institutrice traversaient donc la bataille et ne s’y mĂȘlaient pas. Au bras l’une de l’autre, elles gagnaient Ă  travers bois l’étang de SablonniĂšres, Ă  cinq cents mĂštres de lĂ . L’air sentait la rĂ©sine et les feuilles. Les hautes voĂ»tes vertes des sentiers cachaient le ciel. Nanette jacassait. Mme Chantoiseau n’était pas Ă  la conversation et la petite, parfois, en faisait la remarque. – RĂ©pondez-moi. À quoi pensez-vous ? – À mes leçons de demain qui ne se prĂ©parent pas toutes seules, rĂ©pondait l’intĂ©rimaire. Elles arrivaient enfin au bord de l’étang, but ordinaire de leurs promenades. Il n’était ni vaste ni profond. Les Ă©tĂ©s brĂ»lants l’assĂ©chaient. Il avait une sorte de tristesse et de pauvretĂ©. Peut-ĂȘtre que, de grand matin, des biches y venaient boire. Il appartenait Ă  un seigneur de la RĂ©publique, lequel permettait d’y pĂȘcher, probablement pour distraire le brochet, qui serait mort d’ennui sans cela. L’étang de SablonniĂšres n’ajoutait rien Ă  la beautĂ© de la forĂȘt. On en avait vite fait le tour ; aussi les habitants de Bourg le dĂ©laissaient-ils, comme un ermite abandonnĂ© Ă  lui-mĂȘme. L’azur et les nuages Ă©taient impuissants Ă  rajeunir son eau fanĂ©e. Il avait cet air rĂ©signĂ© des malades qui souffrent sans se plaindre. Mme Chantoiseau s’asseyait un moment Ă  son chevet, sur l’herbe et les mousses. Visite de convenance, plutĂŽt que d’affection, Ă  un parent Ă©loignĂ© qui dĂ©pĂ©rit. Nanette n’aimait pas ce coin mort. Les cris de ses petites camarades Dieu le veut ! Dieu le veut ! » la poursuivaient. Elle sautillait sur son pied valide, oiseau tombĂ© du nid et que le nid rappelle. Elle rĂ©pĂ©tait dix fois – On s’en va ? – Encore un moment, disait l’institutrice. On n’est pas bien ici ? – Il n’y a pas assez d’eau. – Qu’en ferais-tu s’il y en avait davantage ? – Je ne sais pas moi
 C’était vrai que celle-lĂ  ne rafraĂźchissait pas mĂȘme les yeux. Mme Chantoiseau se levait enfin et l’on rentrait Ă  petits pas. Mais les enfants du Patronage, que Nanette souhaitait revoir, avaient quittĂ© leurs trous d’obus et disparu. Le soir allait tomber. Tombait-il ? Ne montait-il pas plutĂŽt de l’étang, de son eau noire, grossie et dĂ©bordante, qui marchait sur les talons de l’institutrice avec des intentions suspectes de rĂŽdeur ? – Il commence Ă  faire froid en forĂȘt, le soir, disait-elle. Et elle revenait, nĂ©anmoins, le lendemain, Ă  l’étang dĂ©solĂ©, comme si elle prenait un amer plaisir Ă  mettre, en s’en allant, cette traĂźne assortie Ă  sa robe noire. VIII NANETTE VA À LA MESSE En 1915, Bourg-en-ForĂȘt reçut un hĂŽpital auxiliaire pour les petits blessĂ©s et les malades destinĂ©s Ă  retourner au front. Il fut installĂ© dans l’école des filles, dĂ©saffectĂ©e Ă  cette intention. Les filles allĂšrent se faire instruire dans une salle mise par la mairie Ă  leur disposition. On n’avait vu jusque-lĂ , dans les rues, que des convalescents et des permissionnaires en petit nombre, outre une compagnie de corbeaux qui musait en forĂȘt. Elle Ă©tait composĂ©e de territoriaux du Midi, bons vivants et inoffensifs, lesquels, entre deux coupes d’arbres, rĂ©coltaient des champignons ou braconnaient. Boussuge le mycologue eut d’abord en horreur ces hommes grossiers qui ravalaient le peuple cryptogame aux comestibles ; mais un territorial Ă©tant venu, un jour, lui demander de l’aider Ă  dĂ©terminer une espĂšce, Boussuge rendit son estime aux parasites dont il avait dĂ©plorĂ© l’intrusion. Plus tard, d’ailleurs, tout le monde devait les regretter, car ils ne firent pas autant de mal Ă  la forĂȘt que les Canadiens, sur lesquels l’inspecteur Bourdillon avait moins d’empire. L’hĂŽpital fut bien accueilli par les commerçants. On venait voir les malades, et ceux-ci dĂ©pensaient Ă©galement. Dans les premiers temps. Boussuge allait au-devant d’eux Ă  la gare, avec du tabac et des cigarettes plein ses poches. Il les leur offrait gĂ©nĂ©reusement en les appelant mes braves, et en leur disant qu’ils Ă©taient des hĂ©ros. Quelques-uns protestaient modestement. – Si, si, vous ĂȘtes des hĂ©ros ! Qu’est-ce que nous serions devenus sans vous ? Allemands. Prenez, prenez
 c’est comme si je les donnais Ă  mon fils qui est soldat comme vous. Il fallait aussi, le long des trains arrĂȘtĂ©s, quĂȘter les journaux que les voyageurs ne lisaient plus et il les portait Ă  l’hĂŽpital. Enfin il se rendait utile le plus possible. À la fin, il se lassa de ces allĂ©es et venues ; mais il avait toujours sur lui quelques vues de Bourg sur cartes postales et il les distribuait aux convalescents qu’il rencontrait. Il apprit que ChĂ©vremont se gaussait de son zĂšle. – Eh bien ! qu’il en fasse autant, dit Boussuge. Mais Ă  compter de ce jour, il se tint coi et se contenta de saluer le premier – quoique lĂ©gionnaire – les soldats qu’il croisait en chemin. Certains lui rendaient son salut ; d’autres le regardaient avec Ă©tonnement et se demandaient entre eux – Tu connais ce type-lĂ , toi ? – Il est dĂ©corĂ©. Un ancien officier probablement. – Sans blague ! Un ancien officier ne saluerait pas le premier. – Alors, c’est quĂ©que pĂ©trousquin qui veut se faire remarquer bouge pas. Une fois, il avait essayĂ© d’apaiser la querelle de deux soldats ivres qui sortaient du cabaret. Mal lui en prit. Les pochards le couvrirent d’injures et il sentit que l’opinion publique ne lui Ă©tait pas favorable. Quoi ? Ces hommes Ă©taient Ă  peine remis de leurs blessures et dĂ©sƓuvrĂ©s. Chacun prend son plaisir oĂč il le trouve. Tout est permis Ă  des hĂ©ros. » Une discrĂšte enquĂȘte rĂ©vĂ©la Ă  Boussuge que les deux hĂ©ros soignaient Ă  l’hĂŽpital des douleurs rhumatismales ; mais il ne confia qu’au maire cette dĂ©couverte. Le docteur Chazey ne s’en offusqua pas. – Êtes-vous encore naĂŻf, cher monsieur ! fit-il. Mettez-vous donc bien dans la tĂȘte que vous reprĂ©sentez au Conseil municipal les intĂ©rĂȘts des dĂ©bitants avant tout. Ce n’est pas qu’ils soient par eux-mĂȘmes grands Ă©lecteurs, comme on dit mais la clientĂšle reçoit leurs inspirations et vote en consĂ©quence. Il faut les mĂ©nager – ou passer la main. Quant aux ivrognes que vous avez prĂ©tendu sermonner et qui ont invectivĂ© contre vous, c’est toute la leçon que vous mĂ©ritiez. Parfaitement. La guerre n’est pas finie. Vous devez les traiter en hĂ©ros
 – Qu’ils ne sont pas encore. – Ça viendra. Ils ont le temps. MĂȘme en Ă©tat d’ivresse et momentanĂ©ment empĂȘchĂ©s, ils sont en puissance d’hĂ©roĂŻsme
 Ça ne peut faire aucun doute pour des civils comme vous et moi. – Vous ne croyez pas que c’est la bande Ă  ChĂ©vremont qui les excite ? – Mais non. Les passions s’excitent sans cela. C’est sans importance. Bien faire et laisser dire. Savez-vous ce qu’on me reproche Ă  moi ? Je vous le donne en mille. – C’est trop. – On estime que mon hospitalitĂ© Ă  la mĂšre Louvois et Ă  ses trois enfants n’est pas dĂ©sintĂ©ressĂ©e. – Autrement dit ? – Que je couche avec elle. Une pareille supposition honore trop mes soixante-dix ans pour que je perde mon temps Ă  en chercher la source. Si je n’agissais pas ainsi, je devrais commencer par mettre cette malheureuse Ă  la porte pour faire plaisir Ă  mes dĂ©tracteurs. Mais alors, au lieu de n’ĂȘtre pas de bois pour les uns, je serais de pierre pour les autres
 enfin d’une sĂ©cheresse de cƓur abominable. Voulez-vous me dire ce que j’y gagnerais ? – Je vous trouve tout de mĂȘme de bonne composition, dit Boussuge. Mais vous pouvez vous offrir le luxe de mĂ©priser la calomnie
 Quand on habite une maison de verre comme la vĂŽtre
 – Elle n’est pas de verre, cher monsieur
 heureusement pour moi ! Il n’en resterait rien, tant elle a dĂ©jĂ  reçu de pierres ! Et elle en recevra encore car, loin de dĂ©sarmer la mĂ©disance, je vais sans doute lui donner un aliment. – Comment cela ? – Ma cuisiniĂšre est malade
 condamnĂ©e au repos par une phlĂ©bite. Par qui la remplacerai-je ? Par ma rĂ©fugiĂ©e qui sait faire un peu de cuisine et se rend utile dans la maison. – Vous ĂȘtes beau joueur ! – Oui. Quitte ou double ! – Et Mme Louvois
 quel front oppose-t-elle Ă  la calomnie ? – Un front qu’on ne voit pas rougir
 peut-ĂȘtre parce qu’il est hĂąlĂ©. Elle est philosophe comme moi et conserve peu d’illusions sur l’espĂšce humaine. Elle m’a dit hier Il est naturel que je fasse des envieuses parmi les autres rĂ©fugiĂ©es, si j’ai tirĂ© un meilleur numĂ©ro qu’elles Ă  la loterie. » Boussuge et ChĂ©vremont ne s’étaient pas rĂ©conciliĂ©s. Mais nos femmes se voient », disait le premier, Ă  l’occasion. Et l’on devinait par lĂ  que tout espoir de raccommodement n’était pas, de sa part, abandonnĂ©. Il ne tenait » plus que par amour-propre. Si ChĂ©vremont y avait mis du sien le moins du monde, les liens de l’amitiĂ© eussent Ă©tĂ© vite renouĂ©s. Agathe et Palmyre, en effet, quand elles se rencontraient, se demandaient des nouvelles de leurs fils et causaient un moment. Un Ă©vĂ©nement de petite ville rapprocha encore les distances. Les ChĂ©vremont, au bout de trois mois, avaient enfin reçu une lettre du pĂšre de Nanette en rĂ©ponse Ă  leurs questions touchant les devoirs religieux de l’enfant. Marie-Anne a Ă©tĂ© baptisĂ©e. Elle ira Ă  la messe et priera le bon Dieu pour moi. Je certifie que c’est ma volontĂ©. J’espĂšre que je ne demande pas la mer Ă  boire et que ça ne sera pas de refus. La lettre n’était pas de sa main ; il l’avait simplement signĂ©e Ă  gros jambages. – Eh bien ! que sa volontĂ© soit faite, dit rondement ChĂ©vremont. Mais il n’avait pas besoin d’ajouter Je ne demande pas la mer Ă  boire, s’il est vrai qu’il aime Ă  lever le coude. – Et puis, reprit Agathe, sa prĂ©tention, Ă  cet homme, n’a rien d’exorbitant, somme toute, quand on songe que la femme de notre dĂ©putĂ© radical fait brĂ»ler un cierge chaque fois que son mari se reprĂ©sente devant les Ă©lecteurs. – Mieux vaut faire semblant de ne pas le savoir, dit le vĂ©tĂ©rinaire, qui soutenait la candidature de l’anticlĂ©rical. Il n’empĂȘcha pas Agathe d’accompagner tous les dimanches Nanette Ă  la messe. – On comprendra que nous ne l’y laissions pas aller seule, dit-il. Mme ChĂ©vremont publiait, de son cĂŽtĂ©, les instructions qu’elle avait reçues du pĂšre. Elle s’y soumettait sans peine, d’ailleurs, et mĂȘme avec une secrĂšte dĂ©lectation. Elle avait Ă©pousĂ© par convenance les opinions et les intĂ©rĂȘts de son mari, alors que son Ă©ducation l’inclinait Ă  s’allier dans l’autre camp. Il lui restait dans l’esprit ce qui reste parfois dans le cƓur d’une femme mariĂ©e le souvenir trĂšs doux d’un premier amour blanc. Enfin, outre que la messe lui rappelait son enfance et une partie de sa jeunesse Ă  OrlĂ©ans, comme elle restait coquette dans sa maturitĂ©, l’église lui procurait une de ces occasions de s’habiller si rares en province. Elle retrouva au fond d’un tiroir le vieux livre de messe de ses premiĂšres annĂ©es et ce fut dans ce livre que Nanette apprit ses priĂšres. – Tous les soirs en te couchant tu diras, aprĂšs ton Pater Mon Dieu, conservez la santĂ© Ă  papa
 » – À vous, Ă  M. ChĂ©vremont et Ă  M. Octave aussi, ajouta la fine mouche. – À M. Octave surtout, fit Agathe, qui rapporta Ă  son mari la charmante pensĂ©e de l’enfant. – Ça ne m’étonne pas, dit le vĂ©tĂ©rinaire ; elle a un fond excellent. C’est Ă©gal, si l’on m’avait annoncĂ© que quelqu’un prierait pour moi, sous mon toit !
 Et de rire, dans sa moustache de Gaulois dĂ©bonnaire. Le dimanche, Ă  la messe, Agathe ne manquait pas de dire Ă  la petite rĂ©fugiĂ©e – N’oublie pas ton pĂšre
 Tu n’as pas oubliĂ© ton pĂšre ? Elle Ă©tait chargĂ©e d’une commission elle s’en acquittait, rien de plus. – Je n’oublie personne, murmurait l’enfant en coulant un regard vers Nanand, sans doute appliquĂ© de son cĂŽtĂ© Ă  la mĂȘme chose qu’elle. À la sortie de l’église, Agathe et Palmyre devisaient un instant. – Il me semble impossible que Dieu n’exauce pas le vƓu d’une mĂšre lorsqu’il est exprimĂ©, en plus, par une bouche innocente comme celle-ci, dit un jour Palmyre Ă  son amie en lui montrant Nanand. Deux priĂšres valent mieux qu’une. Agathe ne rĂ©pondit pas ; mais le dimanche suivant, songeant Ă  son fils en mĂȘme temps que Nanette songeait Ă  son pĂšre, la femme du vĂ©tĂ©rinaire laissa errer sur ses lĂšvres ce qu’égrenaient celles de la petite. Seulement, elle n’en dit rien Ă  ChĂ©vremont. Sur la conduite de ce dernier les avis Ă©taient partagĂ©s. Les uns disaient Qu’avait-il besoin de consulter le pĂšre mobilisĂ© sur un point aussi secondaire ? » À quoi les autres rĂ©pliquaient Oui, mais l’ayant consultĂ©, il ne lui restait qu’à exĂ©cuter loyalement ses instructions. » L’abbĂ© GrossƓuvre, qui espĂ©rait beaucoup du retour d’Agathe, dĂ©clara modĂ©rĂ©ment – Je n’aurais pas cru M. ChĂ©vremont capable de ce sacrifice Ă  ses opinions bien connues. C’est trĂšs honorable de sa part et il a fait preuve d’une haute sagesse en ne substituant pas son autoritĂ© Ă  celle du pĂšre, dans un cas aussi grave. L’enfant peut tomber malade, ĂȘtre en danger de mort
 Quelle responsabilitĂ© pour cet homme si les secours de la religion manquaient au frĂȘle esquif en perdition ! Le premier major appelĂ© Ă  diriger l’hĂŽpital auxiliaire fut un vieillard qui passa inaperçu. Il avait un bel uniforme neuf dans lequel sa compagne mirait la fiertĂ© de Baucis. Ils se promenaient tous les deux en forĂȘt, bras dessus, bras dessous, comme des petits rentiers, et grignotaient en paix une solde inespĂ©rĂ©e. La guerre leur donnant de quoi vivre Ă  leur aise ils n’en revenaient pas ! Il y avait si peu de malades Ă  l’hĂŽpital que l’on en contestait l’utilitĂ©. Mais ses partisans disaient Patience ! Souhaitez qu’il ne devienne pas trop petit. » En attendant, mĂ©decin, pharmacien, gestionnaire, infirmiĂšres et employĂ©s, au nombre d’une vingtaine, vivaient modestement sur dix malades dont un seul gardait la chambre. Quelques dames leur apportaient des douceurs et les aiguillaient vers la cure oĂč l’abbĂ© GrossƓuvre, tous les dimanches aprĂšs vĂȘpres, offrait aux soldats qui allaient Ă  la messe un sirop, des gĂąteaux secs ou des pruneaux et une conversation sur des sujets Ă©difiants. Et puis, un jour, le vieux major sentimental, auquel le voisinage humide de la forĂȘt ne convenait pas, obtint sa permutation ou rĂ©intĂ©gra Sainte-PĂ©rine avec sa digne compagne. Il fut remplacĂ© par un homme plus jeune et cĂ©libataire, qui avait Ă©tĂ© chirurgien en province et n’exerçait plus depuis quelques annĂ©es. Celui-ci se promenait Ă©galement, mais seul et Ă  grandes enjambĂ©es, avec un chien de berger qu’il avait amenĂ©. Il manifesta tout de suite une froide indĂ©pendance et le dĂ©sir qu’on le laissĂąt tranquille, lui et les malades. Les dames qui avaient accĂšs dans l’hĂŽpital Ă  toutes les heures du jour furent consignĂ©es Ă  la porte, sauf le dimanche, de deux Ă  quatre heures. – Pas de poules dans les plates-bandes, dit-il. Les poules s’en vengĂšrent en disant – Toi, mon bonhomme, tu ne moisiras pas ici. Le propos lui fut rĂ©pĂ©tĂ©. Il haussa les Ă©paules. – J’engage ces pĂ©cores Ă  venir me dire ça Ă  deux pouces du nez en tirant la langue d’un pied ! Mais ce n’était pas le nez qu’il leur prĂ©sentait. Les soldats rigolĂšrent. Trois ou quatre cessĂšrent d’aller Ă  la cure. ChĂ©vremont l’apprit et en jubila. – VoilĂ  un de ces gaillards comme je les aime, dit-il. Je ferais volontiers sa connaissance. Mais le major Faucherel demeurait rĂ©fractaire aux avances, d’oĂč qu’elles vinssent. Il saluait le maire, le curĂ©, le vĂ©tĂ©rinaire, tout le monde, mais ne frĂ©quentait personne. L’inspecteur des forĂȘts Ă©tait la seule personne avec laquelle il sympathisait ouvertement. Ils avaient pour la forĂȘt la mĂȘme adoration muette. Les cƓurs Ă©pris sont silencieux ou discoureurs, en amour. Ils se contiennent ou s’épanchent, suivant les tempĂ©raments. La forĂȘt est aimĂ©e, comme la femme, par les uns et par les autres. Le major Faucherel et l’inspecteur Bourdillon l’aimaient sans effusion, sans flux inutile de paroles. Ils Ă©taient les sages qui se taisent devant le tableau et se contentent d’en jouir. Ils prenaient, comme des bĂȘtes, contact avec la forĂȘt. Ils marchaient pendant une heure Ă  travers les sentiers, pareils au chien qui suit une piste et va oĂč son nez le mĂšne. Ils aimaient voluptueusement la forĂȘt, comme il faut l’aimer et non pas comme l’aimait un Boussuge – en artiste, en amateur, en spĂ©cialiste. Ils Ă©vitaient le mycologue, car souvent encore, sa manie satisfaite, il sentait se rĂ©veiller en lui un littĂ©rateur, un poĂšte, un peintre, qui l’incitaient Ă  traduire son admiration par des gestes, des vers, des citations, des touches de coloristes dans le vide. – C’est curieux, disait Faucherel Ă  Bourdillon ; entre quatre murs, ce M. Boussuge est un causeur agrĂ©able ; il sait bien des choses et n’est pas ennuyeux ; et dĂšs qu’il se trouve devant la nature
 en forĂȘt, il devient insupportable. Pourquoi ? – Parce qu’il veut nous faire plaisir, rĂ©pondait l’inspecteur. Il a le dĂ©faut commun Ă  tous les citadins en partie de campagne il s’exalte, se grise, se dĂ©couvre une vocation d’explorateur. Il vous prend Ă  tĂ©moin de son ravissement. – Il n’éprouve pas comme nous, tout d’un coup et tout simplement, le besoin impĂ©rieux
 de fumer une bonne pipe. Il n’aime pas vĂ©ritablement la forĂȘt. – Non. L’aimer, c’est vivre en elle. Le bĂ»cheron l’aime. Il cogne dessus, mais il l’aime ils sont amis. Quant au braconnier, elle lui ouvre son lit comme Ă  un mĂąle qu’elle entretient son homme. La forĂȘt de Bourg n’attirait pas les peintres, ces parasites d’un autre genre. Ils n’y trouvaient pas le motif », qui est leur rond de serviette. Elle ne les invitait pas Ă  se mettre Ă  table et Ă  revenir. Et c’était une raison de plus pour que Faucherel fĂźt ses dĂ©lices des taillis et des futaies. Il s’y promenait par tous les temps, et les plus mauvais ne le rebutaient pas. Il aimait les murmures de la forĂȘt sous son manteau de pluie. Longtemps aprĂšs qu’elle avait fini de tomber, les arbres qui s’égouttaient en prolongeaient le bruit. Toutes les feuilles faisaient leur partie dans le concert. La feuille, comme l’oiseau, boit en chantant, et quand elle est morte, le dernier soupir de sa sĂ©cheresse est encore une chanson. Le major l’écoutait comme on Ă©coute aux carrefours un refrain populaire. Son chien ayant Ă©tĂ© mordu par une vipĂšre, ChĂ©vremont lui donna des soins, et des rapports s’établirent entre le vĂ©tĂ©rinaire et le major. Celui-ci n’accepta pas Ă  dĂ©jeuner, mais il accepta une tasse de cafĂ©, fut prĂ©sentĂ© Ă  Mme ChĂ©vremont et vit Nanette aller et venir dans la maison en sautillant. – Croyez-vous que c’est dommage ! dit ChĂ©vremont. Une enfant si gentille ! – Les parents sont bien coupables. Une intervention au dĂ©but eĂ»t Ă©tĂ© efficace, fit le major. – Et il est trop tard maintenant ? – Je ne sais pas. Il faudrait voir. On pourrait, en tout cas, attĂ©nuer le mal. ChĂ©vremont n’insista pas ; mais une idĂ©e lui avait traversĂ© l’esprit et il la confia Ă  sa femme. – Oui, dit-elle, c’est une bonne idĂ©e ; mais on ne peut rien faire sans le consentement formel du pĂšre. – C’est mon avis. Il pourrait demander une permission qu’il passerait ici et l’on en profiterait
 – Je n’y vois pas d’inconvĂ©nient. Quel triomphe pour la Libre-PensĂ©e de Bourg si l’enfant recouvrait la validitĂ©, non point par l’opĂ©ration du Saint-Esprit, mais par celle du chirurgien et pendant son sĂ©jour chez les ChĂ©vremont ! Le vĂ©tĂ©rinaire rĂ©crivit au pĂšre de Marie-Anne et l’invite sans donner de prĂ©texte Ă  son hospitalitĂ©. La rĂ©ponse n’arriva qu’au bout d’un mois. Grimodet faisait Ă©crire Je n’aurai pas de permission avant six mois au moins. Je viens justement d’en passer une chez ma marraine ; mais la premiĂšre fois, on pourra en recauser. ChĂ©vremont prit la chose en riant. – C’est quand mĂȘme un drĂŽle de pĂšre ! Il aurait bien pu s’arranger pour venir embrasser sa fille, qu’il n’a pas vue depuis tantĂŽt deux ans et qui est toute sa famille. IX Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE C’était le temps des marraines de guerre, qui furent un baume sur des plaies
 quand elles n’occasionnĂšrent pas les plaies qu’elles prĂ©tendaient panser. Et c’était aussi le temps des colis, qui eussent Ă©tĂ© moins nombreux si les filleuls n’en avaient point reçu leur large part. On leur en expĂ©diait de partout, et les plus modiques n’étaient pas toujours les moins touchants. DenrĂ©es, tabac et lainages voyageurs ont fait, somme toute, moins de mal que de bien. En peut-on dire autant de ce qui revenait au pigeonnier en Ă©pĂźtres de remerciements, sous les ailes ? Mlle Chantoiseau, l’intĂ©rimaire de l’école des filles, avait elle-mĂȘme un filleul. Elle ne le connaissait pas. Elle ne l’avait jamais vu. C’était par une feuille mondaine qui traĂźnait sur une table, chez les ChĂ©vremont, que la jeune fille Ă©tait entrĂ©e en correspondance avec un aviateur, nommĂ© Gaston Romanet. Il ne demandait rien
 que la sympathie d’une Ăąme-sƓur, l’ñme pour le rĂȘve, la sƓur pour la rĂ©alitĂ©. ClĂ©mence avait Ă©crit ; Gaston avait rĂ©pondu. Une liaison idĂ©ale s’en Ă©tait suivie. L’institutrice n’avait pas dissimulĂ© sa condition prĂ©caire et l’aviateur ne s’était pas montrĂ© en reste de confiance. La dĂ©claration de guerre l’avait trouvĂ©, Ă  vingt-neuf ans, comptable dans une grande fabrique de Lille. Il ne laissait personne derriĂšre lui. Orphelin de bonne heure, il s’inspirait, pour apitoyer l’inconnue, du romantisme de Didier dans Marion Delorme. Il jouait l’air de violon qu’il savait le mieux ; et ClĂ©mence l’écoutait, ravie. On, avait ensuite, Ă©changĂ© des photographies. Elle n’en possĂ©dait qu’une, en carte postale, exĂ©cutĂ©e Ă  Paris, sur les boulevards, Ă  bas prix. Elle y apparaissait plutĂŽt Ă  son avantage. La photographie n’enlaidit pas les laides. Le teint de Mlle Chantoiseau n’avait pas plus d’éclat au naturel que sur son portrait et la pĂąleur de ses yeux pouvait ĂȘtre attribuĂ©e au mauvais Ă©clairage ou Ă  l’inhabiletĂ© de l’opĂ©rateur. Gaston, lui, n’avait envoyĂ© qu’un instantanĂ© pris aux armĂ©es par un amateur. C’était, sous l’uniforme et la bourguignotte, un assez joli garçon, Ă  moustache noire effilĂ©e, au menton carrĂ© un soldat. ClĂ©mence cherchait Ă  se l’imaginer en civil, frĂšre d’infortune, cƓur solitaire. Elle marchait
 c’est-Ă -dire qu’elle avançait chaque jour en Ăąge et en affection pour son filleul. Elle Ă©tait au bord de l’amour. Il avait eu beau lui dire qu’il ne dĂ©sirait que son amitiĂ©, elle Ă©tait persuadĂ©e qu’il y mettait de la discrĂ©tion. Et puis la joie d’adresser, elle aussi, elle pauvre, un colis au combattant ! Elle ne s’en cachait pas. Elle avait inventĂ© un cousin aux armĂ©es. Elle n’était plus seule, et il n’était plus seul non plus. Elle aimait. Elle attendait une lettre. Le jour qui se lĂšve reçoit sa teinte du facteur. Attendre le facteur
 le voir venir, approcher
 Rien pour moi ?
 – Si – Ah !
 » Si prompte que soit la main, le cƓur l’a prĂ©cĂ©dĂ©e. Faire la classe ensuite. RĂ©clamer le silence. Pour mieux se faire entendre des Ă©lĂšves ? Non. Pour mieux entendre une autre voix que la sienne, que la leur ; pour mieux entendre bourdonner l’essaim des mots contenus dans la ruche. Elle Ă©tait impatiente d’aller s’enfermer dans sa chambre en location, pour lire et relire sa lettre, et puis Ă©crire, Ă©crire, Ă©crire
 Tant d’économies Ă  dĂ©penser ! Elle avait acquis le droit d’ĂȘtre prodigue. Quand elle sortait avec Nanette, elle sortait dans son rĂȘve, elle sortait en Gaston. La lettre dans son enveloppe battait sur sa poitrine comme une montre dans son boĂźtier. Elle la remontait en la relisant encore avant de s’endormir. Lorsque Nanette lui demandait À quoi pensez-vous ? mademoiselle ClĂ©mence ? » elle se retenait pour ne pas rĂ©pondre À Gaston, voyons ! À qui veux-tu que je pense ? » Si, Ă  ce moment-lĂ , elle avait eu auprĂšs d’elle une amie, au lieu d’une fillette, son cƓur aurait Ă©clatĂ© en confidence, comme un fruit mĂ»r qui se fend. Il n’était pas jusqu’au sombre Ă©tang de SablonniĂšres, au milieu de la forĂȘt, qui ne changeĂąt d’aspect en la voyant paraĂźtre elle l’éblouissait. Certain jour, oĂč, plus encore que d’habitude, il s’enveloppait d’un douloureux mystĂšre, elle laissa Ă©chapper Mais non, il n’est pas si triste que cela
 » Elle avait reçu, le matin, une tendre lettre, et les feuilles jaunies cousaient un volant d’or Ă  la jupe de l’eau pleine de trous, et noire. Sans doute, elle n’expĂ©diait qu’un paquet par mois et c’était peu au regard du paquet que faisaient partir tous les deux jours, Ă  l’adresse de leurs fils, une Mme ChĂ©vremont ou une Mme Boussuge
 ; mais que l’on songe aux privations que reprĂ©sentait ce colis de l’intĂ©rimaire obligĂ©e, avec cent francs par mois, de subvenir Ă  son logement, Ă  sa nourriture et Ă  son entretien. Si son pĂšre ne lui avait pas envoyĂ© vingt francs de temps en temps, jamais la pauvre jeune fille n’eĂ»t joint les deux bouts. Elle y parvenait ; mais en rognant sur la table, en dĂźnant d’une tablette de chocolat. C’était surtout d’illusions qu’elle vivait. Elle ne gĂ©missait pas. Son filleul la consolait de tout. Elle savait par cƓur une Idylle prussienne de ThĂ©odore de Banville, tableau de genre reprĂ©sentant un moineau franc qui, sur le champ de bataille, boit, au creux d’un Ă©clat d’obus tachĂ© de sang, quelques gouttes de rosĂ©e. Le poĂšte concluait Ce charnier de deuil et de gloire Au souffle pestilentiel, À la fin sert Ă  faire boire Un tout petit oiseau du ciel ! C’était cela, ClĂ©mence ne lisait pas les communiquĂ©s et ne languissait qu’aprĂšs le facteur. Il y avait la guerre uniquement pour lui donner l’occasion de se rafraĂźchir, une fois par semaine, Ă  la mĂȘme coupe alternativement remplie de sang et d’eau pure. Une fois qu’elle se trouvait Ă  la poste et qu’elle y attendait son tour, Mme Boussuge envoyait un mandat de vingt francs Ă  son fils. Quand elle fut sortie, la petite aide, qui sympathisait avec l’intĂ©rimaire, par affinitĂ©, lui dit – Toutes les semaines elle en envoie autant. C’est beau d’ĂȘtre riche ! Elle disait cela sans envie ; elle Ă©tait jeune, elle ne mĂąchait pas amer encore. – Oui, c’est beau, rĂ©pĂ©ta Mlle Chantoiseau. C’est surtout bon de pouvoir ne rien refuser Ă  ceux qu’on aime. Une idĂ©e germait dans son esprit. Gaston Ă©tait pauvre et le lui cachait, par dĂ©licatesse. Comment s’y prendre pour lui faire accepter le petit mandat qu’elle rĂȘvait de lui adresser, elle aussi, en se privant davantage ? Elle se reprochait sa franchise. Qu’avait-elle eu besoin, au dĂ©but de leur correspondance, d’avouer sa situation prĂ©caire ? Elle gagnait sa vie. Elle n’était pas des deux la plus Ă  plaindre. Elle songeait Ă  racheter sa maladresse puisque c’était non pas en disant la vĂ©ritĂ©, mais en mentant, qu’elle se rapprochait le plus de lui. Elle mit un mois Ă  bĂątir son petit roman, brin Ă  brin, et les ChĂ©vremont, Ă  leur insu, lui en fournirent l’intrigue. Elle n’inventa pas qu’elle donnait Ă  Marie-Anne des leçons particuliĂšres, mais elle inventa qu’on les lui payait, et elle Ă©crivit dans ce sens Ă  son filleul chĂ©ri. Elle Ă©tait riche ; elle allait pouvoir mettre un peu d’argent de cĂŽtĂ© pour les mauvais jours
 ou pour soulager une infortune plus grande que la sienne. Elle amorçait l’envoi d’argent possible grĂące au petit appoint qu’elle recevait de son pĂšre
 Mais la moitiĂ© seulement de la difficultĂ© Ă©tait surmontĂ©e, car Gaston, tel qu’il se montrait sourcilleux sur le point d’honneur, renverrait certainement la somme qu’elle lui destinait. Et, d’autre part, elle ne se jugeait pas marraine complĂšte sans cela. Il y a tant de choses qu’un soldat ne peut s’offrir que sur place ! Un vin plus fin que le pinard, par exemple
 Elle avait trouvĂ© ! Elle Ă©crivit Je veux vous faire partager mon plaisir. Je viens de toucher mon premier mois de leçons. Buvez une bouteille de bon vin avec le meilleur de vos camarades, en pensant Ă  moi, et Ă  votre santĂ©. Et elle glissa dans sa lettre deux coupures de cinq francs bien propres, ayant Ă  peine circulĂ©. En revenant de la poste, elle rencontra la maman d’une de ses Ă©lĂšves et lui dit bonjour. – Comme vous avez bonne mine ! s’écria la femme. L’air de Bourg vous profite Ă  vous. – Oui, je vais bien. Je me plais ici. Elle avait crachĂ© rouge dans son mouchoir, la veille, et la flamme qui lui rosissait les joues la dĂ©vorait intĂ©rieurement. Mais puisque l’autre lui donnait le change, elle le prenait, tant elle Ă©tait heureuse ! Un peu d’apprĂ©hension, nĂ©anmoins, se mĂȘlait Ă  son bonheur intime. Qu’allait dire Gaston ? Il pourrait bien ne pas ĂȘtre dupe
 Elle fut promptement rassurĂ©e. Merci, rĂ©pondit le filleul. Votre souhait charmant a Ă©tĂ© exaucĂ©. Nous avons bu Ă  notre santĂ© ; mais c’était la vĂŽtre que je portais Ă  part moi. Elle rayonna. Elle vida d’un trait sa coupe d’eau fraĂźche, son Ă©clat d’obus. Ah ! qu’elle mĂ©ritait bien son nom de Chantoiseau ce jour-lĂ  ! Elle Ă©tait ivre de rosĂ©e et elle chantait ! Elle dit Ă  Nanette, au cours de leur promenade du jeudi en forĂȘt – Il faudra que tu me copies cette jolie chanson que tu chantes
 tu sais
 – Non. Laquelle, mademoiselle ? – Celle dont le refrain est Je t’ai rencontrĂ© simplement Et tu n’as rien fait pour chercher Ă  me plaire
 – Je veux bien, mais en cachette, dit la petite. Madame prĂ©tend que ce n’est pas une chanson pour une enfant de mon Ăąge. – Bien sĂ»r, reprit l’intĂ©rimaire. Je ne te dis pas de la chanter, mais, puisque tu la sais, de me la copier. C’est mon filleul qui ne se rappelle pas les paroles et qui me les demande. Le mois suivant, elle s’enhardit ; elle ne chercha plus de prĂ©texte et mit dix francs, avec sa lettre, sous enveloppe. Et elle attendit, le cƓur battant, comme la premiĂšre fois. Nouvelle ivresse ! Gaston, jusque-lĂ , ne l’avait jamais tutoyĂ©e, mĂȘme dans le feu de ses dĂ©monstrations. Lui aussi s’émancipait Ă  Ă©crire J’ai peur, marraine chĂ©rie, que tu ne fasses des folies pour moi
 Mais la folie est contagieuse et la tienne me gagne
 Prends garde ! Contre quoi elle aurait Ă  se dĂ©fendre, il ne le disait pas ; mais une prĂ©cision est-elle nĂ©cessaire Ă  qui n’a plus les moyens de lutter et bĂ©nit son dĂ©sarmement ? Une distraction pour les gens de loisir fut, pendant quelque temps d’aller voir une compagnie de prisonniers allemands travailler en forĂȘt. Ils venaient chaque jour de SablonniĂšres, Ă  dix kilomĂštres de Bourg, et faisaient des traverses et des fagots
 Ă  moins qu’ils ne fissent rien. Ils Ă©taient dĂ©guenillĂ©s, mais les territoriaux chargĂ©s de leur surveillance n’étaient pas beaucoup mieux vĂȘtus et paraissaient plus fatiguĂ©s. Les prisonniers n’auraient pas eu de peine Ă  s’en dĂ©barrasser ; ils n’y pensaient pas et jouissaient de leur sĂ©curitĂ©, Ă  l’abri des marmites et des shrapnells. Un seul tenta de s’échapper et, repris, fut mal vu par les autres, auxquels, pendant huit jours, la vis fut serrĂ©e d’un tour. On avait la paix ; Ă©tait-ce raisonnable de la troubler ? Les jours, de pluie, les prisonniers ne sortaient pas de leur cantonnement ; ils n’en sortaient pas non plus le dimanche. Ils en profitaient pour raccommoder leurs hardes en chantonnant. Deux d’entre eux avaient une belle voix. Ils la faisaient entendre quelquefois sous bois, Ă  l’instigation des territoriaux eux-mĂȘmes. Tout le monde s’arrĂȘtait de travailler pour les Ă©couter. Un territorial faisait le guet, appuyĂ© sur son fusil, pour signaler les trouble-fĂȘte, officiers, inspecteurs, etc.
 On eĂ»t Ă©tĂ© si tranquilles sans eux ! Une fois, les coryphĂ©es chantĂšrent un lied que tous les prisonniers, Ă©lectrisĂ©s, reprirent en chƓur et debout, comme sous les voĂ»tes d’une cathĂ©drale aux piliers frĂ©missant eux-mĂȘmes d’une Ă©motion sacrĂ©e. Boussuge Ă©tait de ceux qui allaient sus Boches » assez frĂ©quemment. Il leur trouvait des faces bestiales. Il tes voyait Ă  travers les articles de journaux qui reprĂ©sentaient nos prisonniers Ă  nous, victimes des mauvais traitements de l’Allemagne, dans les camps oĂč ils Ă©taient parquĂ©s. Il rĂ©clamait des reprĂ©sailles ; mais Pioux, le maĂźtre maçon qui avait un fils prisonnier, craignait, par des rigueurs de notre part, d’en provoquer de nouvelles chez l’ennemi. Alors, oĂč s’arrĂȘterait-on ? D’autant plus que le nombre de nos prisonniers Ă©tait sensiblement supĂ©rieur au nombre des prisonniers allemands. – Vous avez raison, dit Boussuge. Il pensait Ă  son fils qui pouvait, lui aussi, tomber aux mains des Boches. Les territoriaux venaient quelquefois se ravitailler Ă  Bourg. Ils ne manquaient pas, alors, d’aller vider bouteille au Plat d’étain, la meilleure auberge de Bourg-en-Thimerais. Elle Ă©tait la meilleure parce qu’elle avait conservĂ© quelque chose des auberges d’autrefois. Elle Ă©tait intime et l’on y mangeait bien. La vaste cuisine Ă©tait une salle commune ouverte Ă  tous. On y causait, on y buvait, on y regardait Mme Bretonnet, la patronne, prĂ©parer loyalement les repas, Ă©plucher les lĂ©gumes, battre les sauces, dĂ©couper les viandes sur un Ă©norme billot de chĂȘne. Le chĂȘne avait eu deux cents ans d’existence et son cadavre inusable rendait encore des services. Il occupait le centre de la cuisine et toute la vie de la maison tournait autour ; il avait remplacĂ© le tourne-broche. Les territoriaux s’attablaient et s’attardaient, servis par Tiennette Bretonnet, une grande belle fille de vingt ans qui riait toujours et Ă  laquelle on ne manquait pas de respect, parce qu’elle envoyait, sans cesser de rire, son coude nu et pointu dans la figure des clients entreprenants. Elle avait, un jour, brisĂ© deux dents Ă  l’un d’entre eux ; on se le tenait pour dit. Les territoriaux venaient aux nouvelles et en apportaient. Ils se laissaient interroger sur les prisonniers qu’ils gardaient, ils n’en disaient ni bien ni mal. Ils faisaient les commissions de ceux qui avaient un peu d’argent. Comme on leur demandait si quelques Boches parlaient français – Oui, rĂ©pondit un territorial
 trois ou quatre, en dehors de leur interprĂšte, Ă©corchent notre langue. Tiens, ça me rappelle une chose
 Est-ce que vous n’avez pas, ici, des rĂ©fugiĂ©s de l’Aisne ? – Si. Plusieurs sont des environs de Laon et de Soissons. – Justement. Deux de nos prisonniers ont occupĂ© cette rĂ©gion et, ma foi, c’est malheureux Ă  dire, ils n’en gardent pas un mauvais souvenir. – Pourquoi ? – Parce qu’ils y ont reçu, qu’ils disent, la plus complĂšte hospitalitĂ©. Enfin, quoi ! ils ne manquaient de rien, vous comprenez ? Le territorial clignait de l’Ɠil en regardant Tiennette qui remettait ça », remplissait les verres. – Oh ! fit-elle, c’est encore plus facile que malheureux Ă  dire. À beau mentir qui vient de loin. – Ils donnent des dĂ©tails que je n’oserais pas rĂ©pĂ©ter devant vous, candide enfant
 Ă  moins que votre mĂšre ne m’y autorise, reprit le territorial. – On ne vous les demande pas, trancha la belle fille. Il y avait lĂ  une femme en camisole sale qui venait chercher, dans un pot Ă  eau Ă©brĂ©chĂ©, un peu de bouillon pour son enfant malade. – Vous ne vous souvenez pas du nom de l’endroit oĂč ça se serait passĂ©, dit-elle au soldat. – C’est quelque chose comme
 Il Ă©corcha le nom d’une localitĂ©. Elle rectifia. – Peut-ĂȘtre bien. – Et les noms des femmes complaisantes, tandis que leurs maris se font casser la g
, vous ne les savez pas ? questionna Ăąprement la rĂ©fugiĂ©e. – Ah ! la petite mĂšre, si vous croyez que ça m’intĂ©resse !
 Il n’y en avait d’ailleurs que deux au village, paraĂźt-il. Je ne les excuse pas, mais quoi ! Quand l’occupant parle en vainqueur et en maĂźtre, une faible femme se rend
 et n’en meurt pas
 Il ne faut pas trop faire la maligne quand on n’a pas Ă©tĂ© exposĂ©e soi-mĂȘme
 – Si c’est vrai, interrompit la rĂ©fugiĂ©e, on peut dire tout de mĂȘme que voilĂ  deux fameuses saletĂ©s ! Et elle s’en alla lentement, afin de ne pas renverser son bouillon, ou bien dans l’attente d’une rĂ©plique. Mais sa voix n’eut pas d’écho. La population indigĂšne de Bourg n’aimait pas les accourues et se mĂ©fiait de toutes, indistinctement. X BOBOCHE ET BANBAN On voyait entre Bourg et la lisiĂšre de la forĂȘt une grande ferme abandonnĂ©e Ă  la suite d’un incendie qui en avait dĂ©vorĂ© une aile sur trois. On allait la reconstruire quand la mobilisation avait pris le fermier, dispersĂ© sa famille et dĂ©couragĂ© le propriĂ©taire, qui attendait la fin des hostilitĂ©s pour reprendre les travaux et repartir sur de nouveaux frais d’exploitation. Le docteur Chazey avait rĂ©quisitionnĂ© l’aide droite du bĂątiment pour y loger les accourues » que n’avaient point recueillies, Ă  cause de leur famille trop nombreuse, les particuliers. Elles Ă©taient lĂ  une douzaine avec vingt enfants en bas Ăąge. Elles touchaient l’allocation pour elles et pour eux. Les plus grands allaient Ă  l’école ; les petits occupaient leurs mĂšres et leur donnaient une contenance. Il y avait, Ă  l’entrĂ©e de la Ferme, dite on ne savait pas pourquoi, Ferme Bourrue, un magnifique frĂȘne pleureur sous lequel s’abritaient les rĂ©fugiĂ©es pour causer entre elles, comme elles faisaient au lavoir naguĂšre ; mais au lieu de savonner, de tordre et de battre le linge, elles dĂ©maillotaient et remmaillottaient les marmots, leur donnaient le sein ou le biberon, les caressaient ou tapaient dessus. On leur avait proposĂ© des travaux d’aiguille pour se distraire ou combattre l’oisivetĂ© ; on leur avait offert de la toile et de l’étoffe pour les inciter Ă  confectionner elles-mĂȘmes layette, trousseau et vĂȘtements ; mais la plupart ne savaient pas coudre, et celles qui savaient Ă©taient paresseuses. Elles ne pratiquaient pas cette vertu bourgeoise le raccommodage. Le docteur Chazey avait l’Ɠil sur la colonie ; il surveillait avant tout l’allaitement des bĂ©bĂ©s. – Demandez-moi ce qui vous manque, disait-il, mais je ne veux pas
 vous entendez bien, je ne veux pas de dĂ©cĂšs d’enfants. Il n’y en a jamais ici. Des biberons bien propres, hein ? Si je trouve dedans, en arrivant Ă  l’improviste, autre chose que du lait ou ce que j’aurais prescrit d’y mettre, c’est le congĂ© immĂ©diat pour la mĂšre coupable. Parfaitement. Aussi coupable que si elle se servait encore du biberon Ă  tube. On pourra vous dire que ce malfaiteur, traquĂ© par moi, s’est dĂ©fendu avec l’énergie du dĂ©sespoir
 ; mais je l’ai eu. On n’en trouverait pas un Ă  trois lieues Ă  la ronde. Ce n’est plus qu’un souvenir, un mauvais souvenir. Compris ? La santĂ© de l’enfant dĂ©pend de la mĂšre. Quand il meurt, elle devrait ĂȘtre poursuivie pour infanticide par imprudence. J’ai bien l’honneur, mesdames, de vous saluer. Le bon docteur grommelait en s’en allant – Coupable, sans doute
 mais pas nĂ©cessairement, et pas seule, Ă  la vĂ©ritĂ©. L’auteur du dĂ©lit est souvent le pĂšre. S’il a mis dans le sang de l’enfant l’alcool que la mĂšre n’a pas versĂ© dans son biberon
, la belle avance. Il tenait parole. À chacune de ses visites inopinĂ©es, il examinait les enfants sur toutes les coutures, comme Ă  une consultation de nourrissons. Il donnait des conseils, et le moyen de les suivre. Sa sollicitude n’était pas rĂ©compensĂ©e. Le choix qu’il avait fait de la femme Louvois et de ses trois enfants lui aliĂ©nait les sympathies des douze locataires de la Ferme Bourrue. Pourquoi elle et pas nous ? » s’entre-disaient l’amertume et l’envie. Le temps que les accourues ne passaient pas Ă  se chercher dispute, elles l’employaient Ă  se rĂ©concilier sur le dos de Sa mignonne, de Sa chĂ©rie, comme elles appelaient le grand berger en cape brune, leur compagne d’infortune cependant. C’était le sujet quotidien de leurs conversations, quand elles ne se querellaient pas ; car la Ferme Bourrue, sur ce point, avait tout de la caserne de gendarmerie oĂč les mĂ©nages, excitĂ©s les uns contre les autres, se rendent invariablement la vie insupportable. Une des commĂšres, la Bougeaille, Ă©tait celle qui se trouvait au Plat d’étain lorsqu’un territorial y avait colportĂ© des racontages sur quelques femmes restĂ©es dans l’Aisne envahie. La Ferme abritait justement une femme du village dĂ©signĂ©. C’était celui qu’habitaient Mme Louvois, Nanette et Nanand. Le cailletage s’alimenta pendant huit jours de cette devinette quelles Ă©taient les deux femmes sur lesquelles pouvaient se porter les soupçons ? La seule fugitive Ă  mĂȘme d’émettre un avis, cherchait, passait en revue, conjecturait, sous le frĂȘne qui semblait pleurer de cette investigation. Les enfants Ă©coutaient, comme intĂ©ressĂ©s par la solution d’un problĂšme. À la fin, la commĂšre intriguĂ©e rendit son arrĂȘt. – Plus j’y pense, plus je suis convaincue que les Boches font allusion Ă  la Servais, la mĂšre du petit Fernand, qui est chez des bourgeois d’ici. C’était un mauvais mĂ©nage. Le gosse pourrait en dire long, si on le questionnait. Comprend-on qu’elle l’ait laissĂ© partir tout seul ? Elle Ă©loignait un tĂ©moin gĂȘnant. Elle a dĂ©jĂ  eu des histoires Ă©tant jeune. Fernand est nĂ© avant son mariage. Il y avait chez eux des scĂšnes continuelles
 Alors Servais s’est mis Ă  boire, naturellement. La mobilisation a Ă©tĂ© un bon dĂ©barras pour tous les deux. Oui, plus j’y rĂ©flĂ©chis, plus je la crois capable
 L’autre je n’en suis pas aussi sĂ»re
 ; j’aime mieux ne rien dire. – C’est tout de mĂȘme malheureux pour ce pauvre enfant
 Quand il rentrera chez lui et qu’il entendra juger sa mĂšre
 – Elle ne pourra pas rester dans le pays, c’est clair. Et les langues allaient leur train, sous le frĂȘne pleureur, devant la nichĂ©e tout oreilles. Les jours suivants, le fils de la Bougeaille, qui Ă©tait un peu plus ĂągĂ© que Fernand et ne lui pardonnait pas son existence agrĂ©able, redoubla d’animositĂ© vis-Ă -vis de lui. Manifestement il le cherchait, se sentant soutenu par la majoritĂ© de ses camarades. À la rĂ©crĂ©ation, Nanand Ă©tait exclu de leurs jeux, ou bien on organisait un simulacre de bataille entre Allemands et Français, et comme c’était Ă  qui ne serait pas Allemand – HĂ© ! Fernand, criait Bougeaille, dĂ©voue-toi
 T’as moins d’efforts Ă  faire qu’un autre. Nanand Ă©vitait de rĂ©pondre et demeurait Ă  l’écart, n’étant point batailleur et ne comprenant pas. La rĂ©crĂ©ation lui devenait aussi pĂ©nible que la classe, Ă  laquelle il ne prenait pas un intĂ©rĂȘt bien vif. Son intelligence restait endormie et n’avait que de courts rĂ©veils. Il attendait avec impatience la sortie. Il aimait Ă  rencontrer Nanette qu’il voyait venir clopin-clopant et qui lui eĂ»t moins plu si elle avait boitĂ© moins. Elle se distinguait par lĂ  des autres. Elle Ă©tait bien tenue. Elle avait toujours des rubans clairs et propres au bout de ses nattes tombantes, et ses yeux Ă©taient ceux d’une grande personne ; elle paraissait les avoir empruntĂ©s et ils l’intimidaient un peu par leur Ă©clat et leur fixitĂ©. Elle avait toujours une bonne parole pour Nanand. Ils marchaient un moment Ă  cĂŽtĂ© l’un de l’autre et se sĂ©paraient Ă  regret, en se regardant amicalement. Ils allaient ainsi, gentiment, le jour oĂč le drame Ă©clata. Le fils Bougeaille les suivait en ricanant avec trois ou quatre drĂŽles de son espĂšce. Comme ils en Ă©taient pour leurs frais. Bougeaille pressa le pas et ayant dĂ©passĂ© Nanette et Nanand, se retourna pour dire insolemment – Boboche et Banban les deux font la paire ! Banban Ă©tait le surnom que les fillettes de la Ferme Bourrue avaient donnĂ© Ă  Nanette pour la mortifier. En classe, on l’appelait plutĂŽt la Tite Bote. Un jour dĂ©jĂ , elle avait corrigĂ© une gamine de la Ferme, et elle Ă©tait toute prĂȘte Ă  recommencer. Mais l’insulte, cette fois, glissa sur elle, et ce fut Ă  Nanand seulement qu’elle prit garde. Elle rattrapa, d’un saut en avant, le mauvais garnement, le saisit par la manche, le secoua et dit – Pourquoi que tu l’appelles Boche ? – Demande-lui, rĂ©pondit l’autre en se dĂ©gageant. Elle rĂ©pĂ©ta – Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu l’appelles Boche, ce petit ? Jamais ses yeux n’avaient Ă©tĂ© plus larges ni plus brillants ; mais la teinte en avait subitement passĂ© du bleu au violet. Bougeaille Ă©tait plus grand et plus fort qu’elle ; deux raisons pour qu’il s’exĂ©cutĂąt. – Quand on a une mĂšre qui fait ce que la sienne a fait avec les Allemands, on mĂ©rite le nom de Boboche, et ça n’est pas toi qui
 Il n’acheva pas la petite lui avait plantĂ© ses ongles dans la figure, et s’acharnait. Nanand stupĂ©fait et les autres tĂ©moins, assistaient sans mot dire au chĂątiment du mĂ©chant garçon qui se dĂ©fendait mai et, aveuglĂ© par le sang, se bornait Ă  parer de nouveaux coups de griffe. La poule c’était lui, et c’était elle le coq. La scĂšne se passait devant la boutique du sellier-bourrelier. Il sortit et intervint. Bougeaille, honteux, s’en alla. – Qu’est-ce qu’il t’avait fait ? demanda le bourrelier Ă  Nanette. – À moi rien
 Mais c’est-y permis d’appeler Boboche un gosse qui ne lui disait rien de mal ? – Non, ça n’est pas permis, fit l’homme, en riant du restant de colĂšre qui embellissait Nanette, car ses yeux Ă  prĂ©sent lui mangeaient » la figure et le bleu en paraissait plus foncĂ© de ce qu’elle Ă©tait plus pĂąle. – N’aie pas peur, il se souviendra de la leçon, ajouta la petite en ramassant son cartable. Viens, Nanand. Et ils continuĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte leur chemin, sans s’adresser la parole. Au moment de se quitter seulement, pour rentrer chacun chez soi, elle dit encore – T’en fais pas, va
 Il n’y reviendra plus
 Nanand sourit Ă  sa petite amie. Il ne trouvait pas de mots pour la remercier et n’en cherchait mĂȘme pas. L’incident transpira tout de suite. On donna raison Ă  la Tite Bote. Des gens qu’elle ne connaissait pas l’arrĂȘtaient dans la rue pour la fĂ©liciter. – C’est toi qui as rossĂ© le gamin de la Ferme Bourrue ? Tu n’as pas froid aux yeux. Voyez-vous ce petit coq !
 Mais il fallait expliquer la dispute
 ; et l’on sut ainsi ce qu’il eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable qu’on ignorĂąt. On s’apitoya hypocritement sur Nanand. Le sobriquet infamant le marqua. On disait C’est le petit rĂ©fugiĂ© qu’on appelle Boboche, Ă  cause que sa mĂšre a eu des bontĂ©s pour les Allemands logĂ©s chez elle. » On brodait. On forgeait des dĂ©tails. Un essaim de mots, comme un essaim de mouches, voletait sur cette ordure et la propageait. On ne fut pas fĂąchĂ© qu’elle pĂ©nĂ©trĂąt chez les Boussuge et les punĂźt d’avoir les moyens de recueillir un rĂ©fugiĂ©. Il faut bien que la fortune, elle aussi, expose Ă  de petits dĂ©sagrĂ©ments. Les Boussuge n’avaient pas eu la main heureuse. Tant pis. Boussuge avait fait son enquĂȘte et en publiait coram populo les rĂ©sultats. – Rien n’autorise mĂȘme une conjecture, vous savez
 C’est un simple ragot
 Ce territorial que j’ai interrogĂ© n’a prononcĂ© aucun nom. Celui du village n’est mĂȘme pas certain. Ce canard est nĂ© Ă  la Ferme Bourrue
 il est bon de ne pas le laisser courir et de lui tordre le cou. – Bien sĂ»r, monsieur Boussuge, rĂ©pondaient les gens. Mais on Ă©lĂšve encore plus de vipĂšres que de canards chez ces accourus
 Et puis, quand mĂȘme il y aurait une part de vĂ©ritĂ©, votre petit serait-il responsable ? On ne choisit pas ses parents. L’enfant avait heureusement des dĂ©fenseurs moins circonspects. ZĂ©naĂŻde bougonnait – C’est dommage que cette petite Nanette soit chez M. ChĂ©vremont j’aurais du plaisir Ă  l’embrasser. Ce qu’on lui a dit
 je ne conseille Ă  personne de le rĂ©pĂ©ter devant moi. Ma main serait encore trop propre pour la figure du saligaud !
 La galerie, avertie, finit par s’abstenir de commentaires ; mais des regards, pendant quelque temps encore, tĂ©moignĂšrent aux Boussuge une discrĂšte compassion. Ils n’avaient pas de chance. Faire le bien n’est pas chose facile. ZĂ©naĂŻde, cependant, n’osait pas s’avouer qu’elle Ă©tait tentĂ©e d’ajouter foi Ă  l’odieux commĂ©rage. Tout ce qui faisait le vide autour de l’enfant le rapprochait davantage de la servante. Elle ne lui posa aucune question ; mais, le soir, en bordant son lit elle disait parfois – Si tu entends des paroles malsonnantes, mon fieu, ne les rĂ©pĂšte qu’à moi
 Tu ne les entendras pas deux fois de la mĂȘme bouche, je t’en rĂ©ponds. Bonne nuit. Dors bien. Quant Ă  Boussuge, il avait fait part de ses impressions au maire. – Il ne faut pas que cela se renouvelle. C’est honteux. Parents et enfants ont autant besoin les uns que les autres qu’on leur donne sur les doigts. C’est surtout le rĂŽle du prĂȘtre et du maĂźtre d’école, j’en parlerai Ă  l’abbĂ© GrossƓuvre ; parlez-en, de votre cĂŽtĂ©, Ă  M. Faverol. – Je n’y manquerai pas, dit le docteur Chazey ; et la premiĂšre fois que j’irai Ă  la Ferme Bourrue, je laverai la tĂȘte aux pies borgnes. Comptez-y. Ainsi fut fait. L’algarade de Nanette avait plutĂŽt flattĂ© les ChĂ©vremont. Il ne leur dĂ©plaisait pas qu’elle eĂ»t protĂ©gĂ© le petit rĂ©fugiĂ© des Boussuge. Agathe et Palmyre en sortant de la messe, le dimanche suivant, s’entretinrent un moment de l’affaire chez le pĂątissier. – Cette petite a du cƓur, dit Palmyre. Notre Nanand aussi en a c’est le caractĂšre qui chez lui est mou. Il ne paraĂźt pas non plus, par bonheur, avoir trĂšs bien compris l’allusion Ă  la conduite de sa mĂšre. La petite a l’esprit plus Ă©veillĂ©, l’intelligence plus prĂ©coce
 – C’est une fille, dit Agathe. XI LA MALAISÉE Depuis plusieurs jours, Nanand ne venait plus Ă  l’école. Nanette le cherchait en vain, des yeux, dans la Grande Rue, Ă  l’heure oĂč, d’habitude, elle le rencontrait. Bougeaille, en passant Ă  cĂŽtĂ© d’elle, lui jetait un mauvais regard, et il Ă©tait entourĂ© de camarades qu’elle n’osait pas interroger. Elle craignait de s’attirer une rĂ©ponse injurieuse et d’ĂȘtre encore obligĂ©e de se battre. Elle avait eu beau promettre Ă  Mme ChĂ©vremont de ne pas faire attention Ă  ce que pourraient lui dire les mauvais sujets », ses petits poings se crispaient Ă  l’idĂ©e seulement qu’elle s’entendait appeler Banban. Il semblait que le gars Bougeaille lui eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ© sa disgrĂące. Elle en Ă©tait malheureuse. Elle s’observait en marchant. Elle boitait davantage en ne sautillant plus pour paraĂźtre boiter moins. Comment faire pour savoir ce que devenait Nanand ? Elle s’avisa soudain de s’adresser Ă  Mlle Chantoiseau. Sa directrice, Mme Faverol, n’avait qu’à demander Ă  son mari qui Ă©tait le maĂźtre d’école des garçons. Était-ce bĂȘte de n’y avoir pas songĂ© plus tĂŽt ! Mlle Chantoiseau s’acquitta volontiers de la commission. – Fernand Servais est malade, rapporta-t-elle Ă  Nanette. – Qu’est-ce qu’il a ? – On ne sait pas. Il est alitĂ© le docteur Chazey va le voir. Le docteur, en effet, aprĂšs avoir examinĂ© l’enfant, qui ne se plaignait pas, mais qui demeurait prostrĂ©, Ă  la suite d’un abondant saignement de nez, le docteur rĂ©servait son diagnostic. Il le formula enfin l’enfant faisait une fiĂšvre muqueuse bĂ©nigne. Si aucune complication ne survenait, il en serait quitte pour garder la chambre pendant six semaines. – C’est bien, dit Mme Boussuge, on le soignera. Justin Ă©tait, Ă  cette Ă©poque, sur la Somme, oĂč l’on se battait. Les Boussuge s’inquiĂ©taient lorsqu’ils Ă©taient plus de quatre ou cinq jours sans recevoir de ses nouvelles, car il Ă©crivait d’habitude rĂ©guliĂšrement. Mme Boussuge s’alarmait surtout le soir, quand Nanand, dont elle prenait la tempĂ©rature, avait quelques dixiĂšmes de plus. On eĂ»t dit que le thermomĂštre la renseignait autant sur la santĂ© de son fils que sur celle du petit rĂ©fugiĂ©. Elle Ă©tablissait mentalement un rapport entre la derniĂšre lettre de Justin, le communiquĂ© et l’élĂ©vation de la tempĂ©rature du malade. Elle ne se rendait pas compte elle-mĂȘme des effets de sa superstition. Elle ne l’avouait pas. Elle subissait ce vague malaise que cause un pressentiment. Lorsque le docteur lui avait apportĂ©, le lendemain matin, une lettre rassurante de Justin, elle ne s’étonnait pas que Nanand eĂ»t passĂ© une meilleure nuit et que sa fiĂšvre fĂ»t tombĂ©e d’un degrĂ©. ZĂ©naĂŻde couchait Ă  cĂŽtĂ© de lui, sur un matelas. Elle Ă©tait d’une humeur de dogue. Elle attribuait la maladie de l’enfant Ă  la scĂšne que lui avait faite dans la rue le fils de la Bougeaille. – Son cerveau a trop travaillĂ© lĂ -dessus, disait-elle ; c’est lĂ  qu’est le mal ; mais le mĂ©decin n’en conviendra pas, parce qu’il n’y a pas de drogues pour guĂ©rir ça. – Vous dites des bĂȘtises, ZĂ©naĂŻde, tranchait Mme Boussuge. Une fiĂšvre typhoĂŻde est une fiĂšvre typhoĂŻde et rien de plus. Un chagrin d’enfant ne suffit pas pour la lui donner. – C’est votre idĂ©e, j’ai la mienne, rĂ©pondait la servante. Elle avait une sourde irritation contre le thermomĂštre. Elle le regardait sur la cheminĂ©e, haussait les Ă©paules et bougonnait – On ne sait plus quoi inventer ! J’en fais autant avec ma main. Aussi bien, quand elle avait posĂ© sa main sur le front de l’enfant ou touchĂ© ses mains, ma foi ! elle savait tout ce que le thermomĂštre allait apprendre au docteur ou Ă  Mme Boussuge. Celle-ci fit un jour la rĂ©flexion suivante – Si sa mĂšre n’était pas dans les pays envahis, notre devoir serait de l’avertir. Elle viendrait ou ne viendrait pas en tout cas, elle serait avertie. ZĂ©naĂŻde grogna – Laissez-la donc. Elle est bien oĂč elle est. – Si pourtant l’état du petit s’aggravait, objecta Boussuge. Palmyre se retourna furieuse contre lui. Elle pensait Ă  Justin ; elle dit – En voilĂ  une supposition ! – Sa mĂšre ne s’embarrasse guĂšre de lui, reprit la MalaisĂ©e. C’était son cerveau Ă  elle qui avait travaillĂ© depuis l’allusion faite Ă  la conduite de Mme Servais. ZĂ©naĂŻde avait commencĂ© par ne pas ajouter crĂ©ance aux caquets de la Ferme Bourrue. Que Nanand fĂ»t sĂ©parĂ© de sa mĂšre, n’était-ce pas assez pour son malheur prĂ©sent ?
 Et puis, Ă  mesure qu’elle s’attachait davantage Ă  l’enfant, son affection Ă©tait devenue plus exclusive, et elle en arrivait Ă  se rĂ©jouir de tout ce qui rabaissait la famille vĂ©ritable Ă  laquelle insensiblement elle se substituait. Elle s’imaginait acquĂ©rir sur Nanand les droits que s’îtaient les parents. Elle gagnait le terrain qu’ils perdaient en se dĂ©sintĂ©ressant de lui et en se dĂ©gradant dans l’estime publique. Mais cette affaire la regardait seule
 Il Ă©tait bien trop jeune pour rĂ©flĂ©chir sur des choses de cette gravitĂ©. Il avait le temps de savoir et de comprendre. Pour le moment, elle Ă©piait son sommeil et prĂȘtait une oreille attentive aux mots sans suite qui lui Ă©chappaient dans le dĂ©lire. Elle faisait comme un apprentissage de la maternitĂ©. L’enfant entrait en elle au lieu d’en sortir. Elle Ă©tait mĂšre au rebours des mĂšres. – Depuis que cet enfant est malade, disait Mme Boussuge, ZĂ©naĂŻde est insupportable, comme si c’était le sien. La MalaisĂ©e, qui n’avait jamais mieux mĂ©ritĂ© son sobriquet, ne montait plus dans sa chambre, mĂȘme le dimanche. DĂšs qu’elle avait un instant de libertĂ©, elle venait le passer auprĂšs du petit. Pour elle aussi, il Ă©tait l’hirondelle sous le toit il en Ă©loignait les flĂ©aux. Il y a plusieurs sortes de vieilles filles. Celle qui a aimĂ©, qui a cru ĂȘtre aimĂ©e, qui l’a Ă©tĂ©, est bien plus longue qu’une autre Ă  se racornir et Ă  se dessĂ©cher. Elle vit de profondes racines qui ne veulent pas mourir. Elle n’attend pour reverdir qu’un rayon de soleil et des larmes de joie. Elle n’a pas renoncĂ© Ă  jouer Ă  la poupĂ©e. Un amour est toujours, grĂące Ă  cela, en puissance dans son cƓur, et sa chair qui n’a pas tressailli Ă  la naissance d’un enfant, peut en adopter un qui lui fasse mal dans ses plus secrĂštes fibres. C’est vĂ©ritablement la faiseuse d’anges ils passent en elle de la vie Ă  la mort. Quand par hasard son rĂȘve a l’occasion de s’incarner, quelle prĂ©cipitation de sa tendresse Ă  rattraper le temps perdu ! Nanand incarnait le rĂȘve de ZĂ©naĂŻde. Le docteur Chazey ne s’était pas trompĂ© la fiĂšvre typhoĂŻde ne s’aggrava pas et le petit rĂ©fugiĂ© fut bientĂŽt hors de danger. Dans le mĂȘme temps, l’offensive Ă  laquelle Justin avait participĂ© s’arrĂȘta et son rĂ©giment fut envoyĂ© au repos. Mme Boussuge ne manqua pas d’observer la coĂŻncidence. – J’espĂšre que vous allez maintenant nous faire meilleur visage, dit Mme Boussuge Ă  sa servante. La MalaisĂ©e ne rĂ©pondit pas ; mais ce jour-lĂ , vers le soir, un miracle s’accomplit dans la chambre de l’enfant on entendit ZĂ©naĂŻde chanter ! Telle fut la surprise du mĂ©nage, que Boussuge et sa femme, sortant chacun d’une piĂšce du rez-de-chaussĂ©e, se rencontrĂšrent au pied de l’escalier, l’oreille tendue. – Tu distingues ce qu’elle chante, toi ? demanda Palmyre. – Je distinguerais si tu ne parlais pas, fit-il. Écoute donc. Le fait est que la MalaisĂ©e chantait chez ses maĂźtres pour la premiĂšre fois. Et que chantait-elle ? Ceci Tra la la la, la la, la la, Sont-ils veinards, Tous ces Bidards ! – Elle devient folle, dit Mme Boussuge. AprĂšs qui en a-t-elle ? Tu le sais, toi ? – C’est un refrain populaire de sa jeunesse
 le seul qu’elle ait retenu
 et encore ! expliqua Boussuge. Je m’en souviens. C’est l’histoire d’une famille qui n’avait qu’un billet de loterie, rien qu’un billet
 et qui a gagnĂ© le gros lot. On a chantĂ© ça Ă  Paris
 il y a belle lurette ! Au premier Ă©tage, cependant, ZĂ©naĂŻde rĂ©pĂ©tait Ă  satiĂ©tĂ©, de sa forte voix inassouplie Tra la la la, la la, la la, Sont-ils veinards, Tous ces Bidards ! – Dieu me pardonne ! je crois qu’elle danse en chantant ! – Elle est contente. Elle Ă©tait contente. Longtemps comprimĂ©, le stupide refrain n’en finissait pas de se dĂ©rouler dans sa mĂ©moire, comme dans la mĂ©moire d’une nourrice un refrain qui l’a elle-mĂȘme bercĂ©e. Une chose pourtant inquiĂ©tait encore ZĂ©naĂŻde. Nanand demeurait un peu hĂ©bĂ©tĂ© ; elle lui parlait et il ne semblait pas l’entendre ; il n’avait pas envie de jouer ; on eĂ»t dit qu’il dormait Ă©veillĂ©. – Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Je te le donnerai. À cette question rĂ©itĂ©rĂ©e, l’enfant rĂ©pondit enfin – Je voudrais voir Marie-Anne. La MalaisĂ©e, de l’index, se grattait les sourcils, ce qui Ă©tait chez elle le signe d’une grande perplexitĂ©. Elle n’ignorait pas que ses maĂźtres, malgrĂ© la rĂ©conciliation des deux amies, Ă©vitaient de se demander aucun service. Bonjour, bonsoir. Les deux petits rĂ©fugiĂ©s se rencontraient dehors ou Ă  l’église c’était suffisant. – Ah ! tu voudrais voir Marie-Anne
 – Oui. Il a bon cƓur, pensait la servante il n’oublie pas que cette petite a pris sa dĂ©fense. On ne peut pas lui refuser ce qu’il demande
 Mais c’est les uns et les autres qui va nous mettre des bĂątons dans les roues
 C’est bien plus simple de se passer de leur consentement. » Le lendemain, elle s’attarda aux commissions et guetta Nanette Ă  la sortie de l’école. Quand elle la vit venir, elle l’appela – Marie-Anne ! La petite s’arrĂȘta. ZĂ©naĂŻde lui dit – Tu sais que ton petit camarade, Fernand Servais, va maintenant tout Ă  fait bien. Il ne tardera plus Ă  retourner Ă  l’école. – Ah !
 Tant mieux, fit la petite dont les beaux yeux s’animĂšrent. – Il parle souvent de toi. Il te rĂ©clame. – Je serais contente aussi de le voir. – Il ne tient qu’à toi. Veux-tu monter l’embrasser ? C’est l’affaire de deux minutes. La petite eut une courte hĂ©sitation. – Vous n’avez pas peur que
 – Quoi ? Qu’on ne trouve Ă  redire ? Je prends ça sur moi. Personne ne te grondera, je te le promets. Elle entraĂźna Nanette. Dans le couloir de la maison, elles se heurtĂšrent contre Mme Boussuge, qui rangeait tout et rien. – J’amĂšne Ă  notre petit de la visite, fit dĂ©libĂ©rĂ©ment la MalaisĂ©e. Marie-Anne passait
 Elle se faisait prier pour rentrer
 ; mais c’est une trop bonne surprise pour en priver Nanand
 On ne peut pas lui administrer de meilleur remĂšde. La plus embarrassĂ©e des trois Ă©tait Palmyre. – Si vous croyez
, dit-elle. Va, ma petite. Et elle s’effaça pour dĂ©gager l’escalier. Lorsque ZĂ©naĂŻde et Marie-Anne entrĂšrent dans la chambre de Nanand, celui-ci, assis sur son lit, regardait vaguement les images d’un vieux tome du Magasin pittoresque, qu’il appuyait au pupitre de ses genoux. La corpulence de la servante cacha d’abord Nanette Ă  son petit ami. – Devine qui vient te dire bonjour, mon fieu ? Le convalescent ne paraissait pas curieux de le savoir. Alors, la MalaisĂ©e ne le fit pas languir davantage elle s’écarta et dĂ©couvrit Nanette qui s’avança vers le lit, la main et les yeux grands ouverts. Nanand prit la main tendue, sans Ă©lan, mais son visage reflĂ©ta un peu de joie intĂ©rieure. – Qu’est-ce que tu lis de beau ? demanda Nanette, continuant Ă  faire tous les frais. Il ne rĂ©pondait pas ; elle se pencha sur le livre et lut la lĂ©gende d’une gravure Les cĂšdres du Liban. – C’est amusant ? Il dit oui d’un signe de tĂȘte. Elle crut avoir trouvĂ©, dans une association d’idĂ©es, le mot pour rire. – Quand tu vas sortir, tu verras comment ils ont arrangĂ© les tilleuls de l’avenue de la Gare
 Elle faisait allusion Ă  la taille rigoureuse que ces arbres avaient subie Ă  la veille de PĂąques. On n’avait laissĂ© aux tilleuls que leur fĂ»t terminĂ© par l’éventail d’une main noire aux doigts dĂ©formĂ©s, comme ils le sont chez les goutteux. Quelques mains n’avaient que trois ou quatre doigts, et celles qui en alignaient cinq ne les prĂ©sentaient pas dans leur ordre naturel
 C’était plus fantastique encore le soir. L’avenue exposait en bordure une double haie de chimpanzĂ©s crucifiĂ©s, aux membres tordus et pelucheux, aux tĂȘtes grimaçantes dans l’agonie. Toutes ces tĂȘtes ne demeuraient pas droites, comme au bout d’une pique, ou penchĂ©es sur une Ă©paule ; quelques patients dĂ©capitĂ©s portaient leur tĂȘte sur les bras, jusqu’au jour oĂč le printemps finissait par cacher ces hideurs en les gantant de feuilles. – Un vrai jeu de massacre ! dit Nanette, sans parvenir Ă  dĂ©rider son petit camarade. – Eh bien ! quoi, Nanand, tu as perdu ta langue ? Moi qui croyais te faire plaisir, dit ZĂ©naĂŻde avec un peu de dĂ©sappointement. L’excuse, ce fut encore Nanette qui la proposa. – Il ne s’attendait pas
 N’est-ce pas, Fernand, que tu ne t’attendais pas Ă  me voir ? Il leva enfin les yeux sur elle avec reconnaissance. Elle poursuivit – Je reviendrai un jour que j’aurai plus de temps
 bientĂŽt
 Je te promets
 Je vais ĂȘtre en retard pour dĂ©jeuner. Elle prit sur le drap la main de Nanand toujours muet, la lui serra et redescendit l’escalier en clopinant. Et de l’entendre ainsi, telle que son oreille la lui reprĂ©sentait, Nanand Ă©tait encore plus charmĂ© qu’à la vue de sa petite amie. – Sais-tu que tu n’as pas Ă©tĂ© aimable avec elle ? dit ZĂ©naĂŻde en remontant. Il rĂ©pondit la tĂȘte baissĂ©e sur son livre – C’est pas ceux qui chantent qui est le plus heureux. Quelques jours aprĂšs, Nanand se leva et recommença d’aller et venir dans la maison. Il Ă©tait seul admis dans la chambre de ZĂ©naĂŻde ; il l’y suivait quelquefois, parce que, de sa fenĂȘtre, la vue embrassait Bourg et ses toits couverts de tuiles, par-dessus lesquels la forĂȘt dĂ©ployait sa ceinture. Son regard se perdait sur tout cela et n’aimait Ă  distinguer que l’habitation des ChĂ©vremont, oĂč se trouvait Nanette. Il la repĂ©rait aisĂ©ment, sur l’avenue de la Gare, grĂące aux tilleuls qui traçaient deux lignes parallĂšles terminĂ©es par le point d’exclamation de l’église. DerriĂšre Nanand, la MalaisĂ©e virait, bricolait, ravaudait
 Jamais elle n’avait ouvert devant lui sa fameuse malle au couvercle velu, contenant tout ce qui appartenait Ă  la servante. Large, haute et lourde, la malle faisait l’office de commode dans un coin et ne se dĂ©plaçait pas sans effort. Or, ce dimanche-lĂ , Nanand, de son poste d’observation Ă  la croisĂ©e, entendit ZĂ©naĂŻde tirer la malle au milieu de la chambre. Il se retourna, curieux du spectacle nouveau qui semblait s’annoncer. – Tu cherches quelque chose ? demanda-t-il. – Non, rĂ©pondit-elle. C’est pour mettre un peu d’ordre. Elle avait ouvert le cadenas, soulevĂ© le couvercle. Nanand aperçut avec Ă©tonnement l’affreux sac de Julien Damoy, CafĂ© en grains, qui avait Ă©tĂ© son sac de voyage, dans sa fuite. – Tu le reconnais ? interrogea ZĂ©naĂŻde en souriant autant que le lui permettait une fluxion finissante. – Oui
 mais pourquoi gardes-tu ça ? Elle hĂ©sita une seconde et dit – Pour garantir le dessus de mes affaires
, tu comprends ? – Tu me le rendras, quand je m’en irai ? – Nous n’en sommes pas encore lĂ , fit-elle vivement. La malle Ă©tait Ă  compartiments superposĂ©s ; dans chaque compartiment, il y avait du linge bien rangĂ©, et Ă  mesure qu’on pĂ©nĂ©trait plus avant, le linge paraissait avoir moins servi. Tout au fond, il Ă©tait neuf, et une robe blanche s’étalait. ZĂ©naĂŻde la regarda un moment en silence. – Tu l’as portĂ©e ? demanda Nanand. – Non, rĂ©pondit sourdement la MalaisĂ©e sans lever la tĂȘte. Il reprit, avec l’insistance indiscrĂšte des enfants – Pourquoi que tu ne l’as pas portĂ©e ? – Un deuil. Quand je l’ai quittĂ©, elle n’était plus de mode. – Alors, tu ne la mettras jamais ? – Il y a des chances. Comme elle demeurait la tĂȘte basse, sa fluxion semblait s’ĂȘtre reformĂ©e et la dĂ©figurait Ă©trangement. DerriĂšre la joue Ă©norme, le nez avait disparu, comme une borne dans un mouvement de terrain. On eĂ»t dit que la bonne femme ramenait sa joue sur son visage pour cacher quelque chose. L’instinct de l’enfant ne s’y mĂ©prit pas. Sans raison apparente, il jeta ses bras au cou de sa servante, l’obligeant ainsi Ă  dĂ©tourner son attention sur lui
 Et les deux ĂȘtres sevrĂ©s d’affection connurent ensemble la joie de rompre le jeĂ»ne. XII NANETTE EST OPÉRÉE Trois mois aprĂšs qu’il avait Ă©crit au pĂšre de Nanette, ChĂ©vremont reçut enfin sa rĂ©ponse. Monsieur, Je prendrai dans quinze jours la permission que j’ai droit et j’irai la passer Ă  Bourg auprĂšs de ma fille. En attendant l’honneur de vous saluer je suis, Votre fidĂšle serviteur ArsĂšne Grimodet. – Il ne parle pas de l’opĂ©ration, dit ChĂ©vremont. Ma foi ! je vais faire comme s’il l’autorisait et en toucher deux mots au major. Cette fois celui-ci examina attentivement l’enfant. – Son pied bot est la consĂ©quence d’une anomalie osseuse, dĂ©clara-t-il. On pourrait se borner Ă  rĂ©sĂ©quer un coin, sans se prĂ©occuper des os. L’opĂ©ration est facile. Mais mieux vaut pratiquer l’ablation de l’astragale ; il en rĂ©sultera un raccourcissement insignifiant et la croissance du pied n’en sera pas contrariĂ©e. Les fonctions se rĂ©tabliront vite. Il n’y en aura pas moins des prĂ©cautions Ă  prendre pour maintenir le redressement et prĂ©venir la reproduction de la dĂ©viation. – Elle boitera encore beaucoup ? demanda le vĂ©tĂ©rinaire. – Non, mais le port de chaussures orthopĂ©diques restera indispensable. – L’opĂ©ration est sans danger ? – Aucun. Il eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable, Ă©videmment, de la pratiquer plus tĂŽt, lorsque la dĂ©viation Ă©tait moins accusĂ©e et que les os avaient acquis moins de dĂ©veloppement ; mais vous connaissez la nĂ©gligence des gens de la campagne Ă  cet Ă©gard. Pour un animal, on vous fait venir
 – Et encore ! Quand un paysan fait soigner une bĂȘte, c’est avec la quasi certitude qu’elle lui rendra, guĂ©rie, les mĂȘmes services qu’avant sa maladie. Autrement, il juge plus expĂ©dient d’appeler le boucher ou l’équarisseur. Et puis, il y a l’empirique, un concurrent redoutable
 – Pour un enfant, poursuivit le major, on n’a pas dĂ©rangĂ© le mĂ©decin, en pensant que la bonne nature, Ă  la longue, rĂ©parerait le mal. – Vous feriez l’opĂ©ration Ă  la maison ? questionna encore ChĂ©vremont. – Comme vous voudrez. Il n’y avait plus qu’à attendre le pĂšre. Il arriva un soir sans crier gare et causa quelque surprise aux ChĂ©vremont, qui se faisaient de lui une autre idĂ©e. C’était un de ces hommes desquels on dit, dans toutes les conditions, qu’ils n’engendrent pas la mĂ©lancolie. Il ne l’engendrait pas, non. Petit et sec, le poil roux, la moustache rare, le nez relevĂ© du bout, il fermait un Ɠil pour mettre de la malice dans ce qu’il disait et recherchait l’approbation de la galerie. C’était le portrait tout crachĂ© du loustic. Comme il faisait Ă©crire ses lettres par n’importe qui, il n’était pas Ă©tonnant que leur ton contrastĂąt avec sa dĂ©gaine. Il amusait d’abord et fatiguait vite. La bosse de la paternitĂ© enfin ne le signalait pas. Il se prĂ©senta sans embarras, comme s’il avait vu sa fille la veille et regarda au bout de cinq minutes les ChĂ©vremont comme de vieilles connaissances. – Eh bien ! gosse, tu ne te refuses rien comme billet de logement ! Tu te souviendras de la guerre
 Moi aussi. Il cligna de l’Ɠil. – C’est pas que je sois Ă  plaindre. Je conduis des convois de ravitaillement et j’ai un bon copain qui reçoit de l’argent
 qu’on dĂ©pense ensemble, il ne peut pas se passer de moi. Je fais tout son fourbi et je le distrais quand il a le noir
 C’est un commerçant de Valenciennes
 Il pense tout le temps Ă  sa famille, Ă  sa maison. Il en rĂȘve la nuit. Il se bile pour sa femme et ses deux enfants bien tranquilles, rĂ©fugiĂ©s Ă  Poitiers. Un brave type
, on ne peut pas dire le contraire Pichot est un brave type. Il s’appelle Pichot. On est cul et chemise. Il ne fait rien sans me consulter. Il est, sans moi, comme un enfant sans mĂšre. Il voulait m’emmener en permission. C’est-i que t’as peur de t’ennuyer loin d’ArsĂšne ? » que j’y ai dit. Mais c’était pas la raison. Il me l’a dite, la raison je rassurerais sa famille, Ă  c’t’homme. En me voyant auprĂšs de lui, elle attendrait les Ă©vĂ©nements avec plus de confiance. Malheureusement, on ne peut pas s’absenter en mĂȘme temps. Quand on arrive quelque part, il me dit Grimodet, v’lĂ  vingt francs
 dĂ©brouille-toi. » Et il se couche. C’est vrai qu’il paie ; mais c’est vrai aussi que je le nourris bien et qu’on ne manque jamais du nĂ©cessaire. Le systĂšme D
, ça me connaĂźt ! Et son Ɠil gauche fermĂ© en portait tĂ©moignage. Les ChĂ©vremont essayĂšrent en vain de dĂ©tourner la conversation sur sa femme dĂ©cĂ©dĂ©e, sur Marie-Anne, sa croissance, son infirmitĂ©, ses aptitudes ; il revenait toujours Ă  Pichot ; il en avait fait son conjoint adoptif. – Je parie que c’est lui qui Ă©crit vos lettres, insinua ChĂ©vremont. – Lui ? Puisque je vous dis qu’il n’en fiche pas un coup. Il rĂȘve. C’est sa femme qui faisait marcher leur commerce de lingerie. Elle lui envoie de l’argent, tout ce qu’il demande. Une bonne femme, sĂ©rieuse
 Ah ! c’est pas une maison oĂč on doit rigoler tous les jours
 Alors, j’aime autant, s’il faut tout vous dire, que Pichot aille en permission de son cĂŽtĂ© et moi du mien. L’important est que le manche retrouve sa lame, pas vrai ? Et il ponctuait de l’Ɠil gauche cette dĂ©claration. Le premier soir, les ChĂ©vremont se retirĂšrent discrĂštement aprĂšs dĂźner, afin de laisser seuls un moment Marie-Anne et son pĂšre. Quand ils revinrent, Grimodet reprenait de la fine pour la troisiĂšme fois et racontait – Elle est bonne
, elle a de la chaleur, mais elle ne vaut pas celle que j’ai rapportĂ©e un soir Ă  Pichot d’un sale petit patelin oĂč il m’avait envoyĂ© en maraude et qui avait tout du cimetiĂšre, tellement qu’il Ă©tait dĂ©sert et silencieux. J’ai pourtant fini par dĂ©goter un vieux cultivateur et je lui ai dit que je cherchais de quoi ranimer des blessĂ©s. Alors, il est allĂ© me dĂ©terrer un de ces biberons comme jamais nourrice n’en a foutu dans la gueule Ă  son mioche. Tu parles d’un Pichot content, ma gosse ! On a vidĂ© illico la bouteille de lait, et puis Ă  la paille, insectes ! Pas besoin de bercer Pichot ni de lui chanter Pichot do, Pichot dormira bientĂŽt ! – Vous allez tout de mĂȘme passer une bonne nuit ; vous devez ĂȘtre fatigué  On va vous montrer votre chambre, dit Mme ChĂ©vremont. Il y avait deux chambres sous les combles l’une, dans laquelle couchaient Marie-Anne et Rose ; l’autre, qui servait de dĂ©barras. On y fit le lit du permissionnaire, et il s’y dĂ©clara fort bien. Le lendemain, la maison fut rĂ©veillĂ©e de bonne heure par une musique Ă©trange. Quelqu’un jouait sur le flageolet Viens, poupoule et la Madelon. – Que se passe-t-il donc lĂ -haut ? demanda ChĂ©vremont Ă  Rose qui redescendait en riant. – C’est le pĂšre de Marie-Anne qui sonne le rĂ©veil, rĂ©pondit-elle. Il est en banniĂšre et il danse au son de sa musique. Cinq minutes aprĂšs, Grimodet, vĂȘtu de son pantalon seulement, complĂ©ta cette explication. – Je suis matinal
 Pichot ne l’est pas, lui
 Il se pagnote aussi bien dans la paille que dans la plume. Tous les jours, je suis obligĂ© de lui verser un petit air dans l’oreille pour qu’il se lĂšve. Quand je l’embĂȘte, il me jette un fafiot en me disant Trouve-nous quelque chose Ă  boire. » Et quand je reviens, il s’est rendormi. – Nous avons Ă  causer nous deux, dit le vĂ©tĂ©rinaire en entraĂźnant Grimodet dans la salle Ă  manger. Qu’est-ce que vous prenez, le matin ? – La mĂȘme chose que le soir. – Je veux dire pour votre premier dĂ©jeuner. – N’importe quoi du pain, du fromage et un litre. Du blanc, du rouge, ça m’est Ă©gal. – On va vous servir ça
 Asseyez-vous. Je vous ai Ă©crit pour vous demander, comme je devais le faire, si vous consentiriez Ă  ce qu’on essaie de corriger la dĂ©formation du pied chez Marie-Anne. Une si gentille enfant, c’est dommage. Nous nous sommes attachĂ©s Ă  elle ; nous voudrions profiter de son sĂ©jour chez nous pour la faire opĂ©rer par un chirurgien trĂšs capable qui dirige l’hĂŽpital. Si c’était ma fille, moi, je n’hĂ©siterais pas
 ; mais c’est la vĂŽtre Ă  vous de dĂ©cider. Grimodet vida son verre, s’essuya la bouche d’un revers de main et dit – Allez-y carrĂ©ment ! J’avais l’intention de la conduire chez un spĂ©cialiste, et puis la guerre est arrivĂ©e
 Faut saisir l’occasion. C’est pour son bien, pas vrai ? Pour les maladies, je suis de l’avis de Pichot les majors et rien c’est kif-kif. Mais une opĂ©ration, c’est de la chirurgie, hein ? Ils s’y entendent. On peut leur confier le pied de Marie-Anne. Le mien a le temps d’attendre. Allez-y carrĂ©ment que je vous dis. – Eh bien ! on l’opĂ©rera aprĂšs-demain matin, ici. Elle ne court aucun danger, et vous ne repartirez pas avant d’en avoir eu l’assurance. D’ailleurs, j’ai averti le docteur de votre arrivĂ©e. Allez le voir Ă  l’hĂŽpital
 ; il vous confirmera de vive voix ce que je viens de vous dire. – Bien sĂ»r que j’y vais
 et de ce pas de parade, Bourg m’a l’air d’un petit patelin Ă  frĂ©quenter. On va faire connaissance. J’ai promis Ă  Pichot de lui envoyer des cartes postales du pays
, histoire de lui faire prendre patience. Ce qu’il doit s’ennuyer sans moi !
 Le litre Ă©tait vide ; il fit le geste d’en traire le goulot, comme un pis. Mais ChĂ©vremont restait indiffĂ©rent Ă  l’invitation de remettre ça ; alors Grimodet se leva, alla s’habiller et sortit. Il ne rentra que dans la soirĂ©e, en Ă©tat d’ivresse, Ă©vita les ChĂ©vremont et ne parla qu’à Rose. Il n’avait pas vu le major, mais la plupart des malades en traitement Ă  l’hĂŽpital Ă©taient maintenant ses amis et il avait fait avec eux le tour des cabarets en jouant du flageolet. Il se fĂ©licitait de sa permission, grĂące Ă  laquelle il pouvait s’acquitter envers les bienfaiteurs de sa fille. De quelle maniĂšre ? En chantant partout leurs louanges. On savait Ă  prĂ©sent ce qu’ils avaient fait pour Marie-Anne et ce qu’ils Ă©taient encore disposĂ©s Ă  faire. – C’est trĂšs heureux que je sois venu, dit-il Ă  Rose. Il est difficile Ă  tes maĂźtres de se faire mousser, tu comprends
 Tandis que moi, c’est tout naturel. J’inspire confiance ; je connais mon devoir et je n’y vais pas avec le dos de la cuiller. Je lui soigne sa publicitĂ© Ă  ton patron. Il n’aura pas obligĂ© un ingrat. ArsĂšne n’est le dĂ©biteur de personne, pas plus du vĂ©tĂ©rinaire que de Pichot. Un service en vaut un autre. Je ferai mention de toi aussi, Rose jolie, dans mes priĂšres. En attendant, et avant d’aller au pieu, voilĂ  pour toi, mon ange
 Et tirant son flageolet d’une poche profonde, il exhala sa reconnaissance dans la cuisine, sur un air de polka. Marie-Anne fut opĂ©rĂ©e le lendemain, Ă  la satisfaction du major Faucherel qui lui immobilisa le pied dans le plĂątre pour en maintenir le redressement. Les ChĂ©vremont avaient installĂ© la petite au premier, dans la chambre de leur fils Octave
, une chose que Grimodet n’avait pas dite Ă  ses nouveaux amis. Il partit donc Ă  leur recherche afin de rĂ©parer sans retard cet oubli. Ils vidĂšrent ensemble jusqu’au soir quelques bouteilles, et le pĂšre de Nanette s’en applaudit ensuite, sur le flageolet, d’abord, et puis auprĂšs de Rose. Il ajouta – Un qui n’est pas non plus Ă  plaindre de m’avoir trouvĂ© sur sa route le major Fauchemachin. Tout le monde sait maintenant, grĂące Ă  moi, de quoi il est capable. Il me devra une fiĂšre chandelle ! Et ça n’a pas traĂźnĂ© je paie comptant, moi. – Vous avez peut-ĂȘtre tort, dit Rose
 si Nanette boitait encore aprĂšs, tout de mĂȘme
 Grimodet ferma l’Ɠil gauche et rĂ©pondit – Eh bien, c’est le toubib qui me redevra quelque chose ! Les ChĂ©vremont montrĂšrent beaucoup de patience et n’eurent pas lieu de le regretter. Quoi qu’il fĂźt pour passer son temps agrĂ©ablement, Grimodet ne tarda pas Ă  s’ennuyer. On lui avait signalĂ© la prĂ©sence Ă  Bourg de quelques rĂ©fugiĂ©es de son pays ; il n’eut pas la curiositĂ© de se mettre Ă  leur recherche. – Des fumelles ! dit-il avec mĂ©pris. Elles ne m’apprendraient rien, puisqu’elles sont parties. Il aimait mieux la sociĂ©tĂ© des soldats de l’hĂŽpital. Il trouvait avec qui causer et boire. Il ne se lassa d’eux que lorsqu’ils ne l’emmenĂšrent plus au cabaret. – Il ne reviendra pas, dit Rose, qu’il avait prise pour confidente. Il pense dĂ©jĂ  Ă  passer sa prochaine permission chez une marraine qu’il a Ă  Paris. C’est une dame riche qu’il voit Ă  peine ; mais il y a trois domestiques Ă  l’office cuisiniĂšre, femme de chambre et chauffeur. VoilĂ  une maison gaie. On va tous les soirs au cinĂ©ma
 et la cave est bien garnie. La cuisiniĂšre a promis au pĂšre de Nanette de l’attendre. La guerre terminĂ©e, il se propose d’aller travailler Ă  Paris. – Ah ! dit Mme ChĂ©vremont. Et sa fille, dans tout cela ? – Ma foi ! c’est bien comme si elle n’existait pas. Il prĂ©tend pourtant connaĂźtre ses devoirs de pĂšre
 Ă  preuve qu’il est venu les remplir. Pour un numĂ©ro, en voilĂ  un ! Le jour de son dĂ©part, il resta pour la premiĂšre fois pendant une heure au chevet de sa fille et la rĂ©gala de tous les morceaux de son rĂ©pertoire. Son pied battait la mesure sur le plancher. Aussi bien, c’était moins pour distraire Nanette qu’il lui donnait ce concert, que pour ramasser ses coquilles ; tel un professeur, qui entend n’en oublier aucune chez ses Ă©lĂšves. Grimodet prit son dernier repas Ă  la table des ChĂ©vremont. – Encore une d’écossĂ©e ! dit-il en parlant de sa permission. Il but sec, encouragĂ© par le vĂ©tĂ©rinaire qui s’amusait de ses rĂ©parties. Au dessert le convoyeur avait la langue dĂ©liĂ©e. Il dit Ă  son hĂŽte, en le voyant rire – Je parie que vous regretterez ArsĂšne !
 – Oh ! certainement. – OĂč j’ai passĂ©, on me regrette toujours, je voudrais bien vous promettre de revenir
 ; mais il cligna de l’Ɠil j’ai de l’ouvrage autre part
 Marie-Anne est bien ici
, voilĂ  le principal. Elle a trouvĂ© une seconde famille, je pars tranquille. Elle ne manquera de rien. C’est comme moi avec Pichot. Ce qu’il va ĂȘtre heureux de me revoir ! Je suis sa seconde famille Ă  lui. Il faut une guerre pour qu’on se dĂ©couvre comme ça des parents un peu partout sous la calotte des cieux. À la vĂŽtre !
 et puissions-nous en faire autant
 Ă  l’occasion de la premiĂšre communion de Marie-Anne, si la guerre n’est pas terminĂ©e d’ici lĂ . – Sa mĂšre avait des sentiments religieux ? demanda Mme ChĂ©vremont, et c’est pour exĂ©cuter ses derniĂšres volontĂ©s
 – Non, interrompit Grimodet
 enfin je ne sais pas
 Mais la premiĂšre communion est une rĂ©union de famille. On donne un repas. On n’épargne rien. J’apprendrai quelque chose de gentil, pour la circonstance. Il n’y a rien de plus sacrĂ© que la premiĂšre communion sous la calotte des cieux. Il s’était levĂ©, comme pour porter un toast ou remercier solennellement ses hĂŽtes de leurs prĂ©venances pour sa fille et pour lui. – Est-ce que je vous ai jouĂ© les Cloches de Corneville ? dit-il. – Non, fit ChĂ©vremont. – En tout cas, reprit Grimodet, je ne vous les ai pas jouĂ©es, j’en suis sĂ»r, Ă  ma maniĂšre, qui n’est pas dans une culotte de zouave. Il ferma l’Ɠil, s’introduisit le bec de son flageolet dans une narine et exĂ©cuta, en balançant la tĂȘte, l’air Va, petit mousse. Quand il eut fini – Je sais aussi les paroles, dit-il. Et il chanta Sur ton navire, Vogue ou chaville Vogue ou chaville au grĂ© des flots. Le rire emplissait de larmes les gros yeux bleus de ChĂ©vremont. – C’est un succĂšs, fit le musicien. J’étais certain de t’amuser. À la tienne !
 Il se tourna galamment vers Agathe – Et Ă  la compagnie ! Une surprise l’attendait lorsqu’il monta embrasser Marie-Anne. Il trouva auprĂšs d’elle le petit Fernand qui lui rendait sa visite. – Toi, ici ? s’écria Grimodet
 La gosse ne m’avait pas dit
 C’est-i par le mĂȘme train de plaisir que vous ĂȘtes arrivĂ©s ? – Oui, m’sieu Grimodet. – Tu as de bonnes nouvelles de ton pĂšre, mon vieux Joseph ? – Oui, m’sieu Grimodet. – Ta mĂšre est avec toi ? – Non, elle est restĂ©e au pays. – Eh bien, bonne chance Ă  la ronde ! Il redescendit. Agathe l’avait suivi. – Vous connaissez les parents de cet enfant ? demanda-t-elle. – Les Servais ? Tiens, parbleu ! Des voisins
 – Le pĂšre est un brave homme ? – Joseph ? Pour ça, oui. AprĂšs Pichot, il n’y a pas meilleur
 Et si bien nommĂ© !
 – Et
 la mĂšre ? – La mĂšre ? la Sidonie, quoi ?
 L’Ɠil gauche de Grimodet se voila de sa paupiĂšre. – Ah ! pour ce qui est de Sidonie, on peut le dire sans faire de la peine Ă  Servais puisqu’il n’est pas là
 Eh bien, sauf votre respect, elle est portĂ©e sur la bagatelle
 Mais pour ĂȘtre une mĂ©chante femme, non, ça n’est pas une mĂ©chante femme
 Si elle fait cocu mon pauvre Servais, ça le regarde, est-ce pas ? Quand on s’appelle Joseph
 – Vous la croyez capable ?
 Il haussa dĂ©daigneusement les Ă©paules et dit – Une fumelle ! Grimodet laissa Ă  Bourg-en-ForĂȘt un souvenir durable. Le docteur Chazey avait entendu parler de lui. – Il est venu rendre visite Ă  ma rĂ©fugiĂ©e, qui est de son pays, dit le maire Ă  ChĂ©vremont. Je n’étais pas lĂ . Je le regrette. Si l’on m’a fait du personnage une peinture exacte, c’est le dernier Ă©chantillon d’une espĂšce Ă  peu prĂšs disparue l’ivrogne. J’ai connu ici l’avant-dernier, il y a longtemps, dans ma jeunesse. C’était un fin menuisier auquel dix litres par jour ne faisaient par peur trois Ă  chaque repas, les autres dans les entr’actes. Ce colosse travaillait en chantant et son aimable Ă©briĂ©tĂ© se rĂ©pandait elle-mĂȘme en refrains ; elle Ă©tait joyeuse, inventive, gaillarde, gĂ©nĂ©reuse, et toujours inoffensive. Elle mettait la rue en joie. Quand on entendait dire VoilĂ  Massicot en pointe de vin ou dans les vignes du Seigneur, on pouvait s’apprĂȘter Ă  rire. En pointe de vin ! Dans les vignes du Seigneur ! Est-ce assez joli, assez vieille France ! Cet ivrogne n’est plus qu’un souvenir. L’alcoolique l’a remplacĂ© et ses vignes du Seigneur, Ă  lui, c’est l’alambic du distillateur
 un Ă©teignoir. Ah ! qu’il m’eĂ»t Ă©tĂ© agrĂ©able de rencontrer ce Grimodet, fidĂšle au vin et courtier de ses vertus impĂ©rissables. – Je ne voudrais pas vous causer une dĂ©sillusion, observa ChĂ©vremont, mais la vĂ©ritĂ© m’oblige Ă  convenir que Grimodet n’est pas exclusif. – Autrement dit ? – C’est ce que j’appellerai un buveur mixte. Il va du vin Ă  l’alcool
 peut-ĂȘtre avec un goĂ»t marquĂ© pour le vin, mais je n’en suis pas sĂ»r, car il consomme indiffĂ©remment le pinard et la gnĂŽle. – Ah ! fit le docteur, douchĂ©. Enfin, si rĂ©ellement il aime mieux le vin, le bon vin, il ne faut pas dĂ©sespĂ©rer de son amendement. – Sans doute. Malheureusement, je ne lui crois pas un palais sensible Ă  la qualitĂ© du vin. C’est surtout la quantitĂ© qu’il considĂšre. Il ne s’humecte pas, il se rince son palais est une dalle. – Alors, n’en parlons plus, dit le docteur Chazey ; j’ai vu dĂ©cidĂ©ment le dernier ivrogne
 le dernier. XIII LA PETITE AIDE La poste est le bureau de renseignements des petites villes. Ils y ont leur source. Une lettre qui part ou qui arrive est gonflĂ©e de secrets. Une suscription devenue familiĂšre parle aux yeux dont elle a appelĂ© l’attention. La receveuse et le facteur n’ont pas besoin d’une vive imagination pour en tirer des consĂ©quences. Ils sont au courant de tout ils pĂ©nĂštrent dans la vie intime sans effort. On ne cache rien au facteur rural. À l’impatience avec laquelle on le guette, il devine combien la lettre qu’il distribue est dĂ©sirĂ©e. Il rend volontiers des petits services et quand on les lui demande, il est depuis longtemps prĂȘt Ă  obliger. CĂ©lĂ©ritĂ©, discrĂ©tion. Mme Philbert, la petite factrice de Bourg, Ă©tait ainsi au courant de bien des choses. Elle avait une intuition que les hommes n’ont pas. Les mains et le visage tendus la fixaient sur l’importance d’une lettre elle n’avait plus qu’à attendre, du destinataire lui-mĂȘme souvent, confirmation de ses pressentiments. Mme Philbert savait donc que Mlle Chantoiseau avait un ami aux armĂ©es, depuis que l’intĂ©rimaire se faisait remettre sa correspondance militaire en mains propres ; et elle savait aussi que la petite aide de la poste, ThĂ©rĂšse Paulin, recevait clandestinement des lettres de Justin Boussuge. Celui-ci ne dĂ©guisait pas son Ă©criture, et le mĂȘme courrier apportait frĂ©quemment de ses nouvelles Ă  ses parents et Ă  la petite employĂ©e. ThĂ©rĂšse dĂźnait une ou deux fois par mois chez les Boussuge, mais elle y Ă©tait Ă©galement invitĂ©e Ă  chacune des permissions de leur fils. Ils lui mĂ©nageaient cette distraction pendant son sĂ©jour. Au dessert, le gramophone Ă©pandait son rĂ©pertoire. Les Boussuge ne s’apercevaient pas du plaisir qu’éprouvaient les jeunes gens Ă  l’entendre
 Ă  entendre les Noces de Jeannette et la valse de Faust et d’autres valses, notamment celle de la Veuve joyeuse, que ThĂ©rĂšse redemandait toujours, si peu de saison qu’elle fĂ»t. Libre le dimanche aprĂšs-midi, pendant deux ou trois heures, la jeune fille allait se promener en forĂȘt avec les Boussuge, leur fils et le petit rĂ©fugiĂ©. Une fois, Palmyre et son mari, fatiguĂ©s, n’avaient point accompagnĂ© Justin et ThĂ©rĂšse mais Nanand Ă©tait avec eux. Tandis que l’enfant cherchait des champignons, pour montrer qu’il avait profitĂ© des leçons de Boussuge, ThĂ©rĂšse et Justin s’étaient assis auprĂšs l’un de l’autre, Ă  l’ombre. Quand il revint, il ne les trouva plus Ă  la place oĂč il les avait laissĂ©s. Il appela. Ils ne rĂ©pondirent pas tout de suite, et quand ils rĂ©pondirent, leur voix venait de loin et rĂ©sonnait dans les futaies. Il cria – OĂč ĂȘtes-vous ? Il eut de la peine Ă  les rejoindre. Ils avaient l’air de jouer Ă  cache-cache. Il les vit enfin au bout d’un sentier. Ils marchaient lentement cĂŽte Ă  cĂŽte en se donnant la main. Quand il les rattrapa, leurs mains se dĂ©sunirent. Nanand avait son tablier plein de girolles et de pieds de mouton. – N’est-ce pas que ceux-lĂ  sont bons Ă  manger ? demanda-t-il Ă  Justin. Ce dernier les regarda Ă  peine et dit – Oui
 mais il n’y en a pas assez. – M. Boussuge m’a promis de mettre dix sous dans la tirelire, si je ne m’étais pas trompĂ©. – Rapporte-m’en encore autant, et je double la somme. Mais Nanand manifesta aussitĂŽt la mauvaise volontĂ© des enfants lorsqu’on les sollicite. – Je suis fatiguĂ©, dit-il. J’aime mieux rester avec vous. – Tu as tort de ne pas faire ce que M. Justin te demande, insista ThĂ©rĂšse. Tu n’es pas gentil. Il rĂ©pĂ©ta – Puisque je suis fatiguĂ©. – C’est bon, c’est bon
 Je t’aurais portĂ© ta rĂ©colte, tu prĂ©fĂšres en ĂȘtre chargé  À ton aise. Marche devant. – Allons, tu as entendu va devant, reprit Justin d’un ton brusque. Nanand obĂ©it. DerriĂšre lui le couple se taisait. À quelques pas de lĂ , l’enfant se retourna entre ThĂ©rĂšse et Justin, les mains avaient rĂ©tabli la passerelle. Environ six semaines aprĂšs la derniĂšre permission de Justin, vers la fin d’octobre, Mme Boussuge cousait comme d’habitude derriĂšre sa croisĂ©e en donnant de temps en temps un coup d’Ɠil au mouvement de la rue. Il y passait peu de monde. L’hiver commençait de bonne heure. Une humiditĂ© pĂ©nĂ©trante tombait du ciel voilĂ© Ă  trois heures de l’aprĂšs-midi, et trempait le sol. Tout provoquait Ă  la tristesse et l’entretenait dehors et dans les maisons. La guerre a paru longue Ă  toutes les mĂšres ; mais celles qui vivaient sous le couvercle de la province et tiraient l’aiguille pour passer le temps, Ă©taient peut-ĂȘtre plus absorbĂ©es que les autres dans l’inquiĂ©tude. L’eau qui dort est plus noire que l’eau courante. Mme Boussuge finissait un ourlet en pensant Ă  Justin, lorsqu’elle leva les yeux et vit Mme Lefouin, un chĂąle Ă©cossais sur la tĂȘte et sur les Ă©paules, traverser la rue et venir sonner Ă  la porte. Palmyre elle-mĂȘme alla ouvrir, tant elle Ă©tait surprise et vaguement alarmĂ©e. Depuis la guerre et le dĂ©part de Justin la poste cultivait ses transes. Elle ne pouvait pas voir une dĂ©pĂȘche sortir du bureau aux mains d’un porteur ou d’une porteuse, sans un battement de cƓur. Elle apprĂ©hendait une mauvaise nouvelle pour la maison. Elle rĂ©pĂ©tait Ă  ThĂ©rĂšse Paulin, quand celle-ci dĂźnait chez eux – Ne nous faites jamais rien attendre de ce qui arrivera pour nous, surtout ! – Oh ! vous pouvez ĂȘtre tranquille, madame, protestait la petite. Et voilĂ  que la receveuse en personne se dĂ©rangeait, sans doute pour remettre Ă  ses voisins un pli dissimulĂ© sous son chĂąle. Il fallait que ce fĂ»t sĂ©rieux. – Qu’y a-t-il ? demanda Palmyre anxieusement. Rien de grave, j’espĂšre. – Non, rĂ©pondit Mme Lefouin. Je dispose d’un moment
 voulez-vous m’accorder cinq minutes ?
 – Je crois bien ! Entrez donc. Elle introduisit la receveuse dans la salle Ă  manger oĂč Mme Boussuge recevait ses visites sans quitter le coin de la fenĂȘtre ; mais Mme Lefouin ne s’assit pas en face d’elle, car on eĂ»t pu la voir du dehors
 Elle recula sa chaise dans une ombre complice. – Alors ?
 interrogea Mme Boussuge, avidement encore, mais un peu rassurĂ©e dĂ©jĂ  du fait que la receveuse avait enlevĂ© son chĂąle Ă©cossais sans qu’un papier en tombĂąt. – Eh bien, voilĂ , commença Mme Lefouin. J’hĂ©site depuis plusieurs jours Ă  vous parler d’une dĂ©couverte que j’ai faite
 bien par hasard
 et qui n’est pas sans intĂ©rĂȘt pour vous
 ni pour moi. – Vous m’intriguez, madame, dit Palmyre. Mme Lefouin continua – J’avais remarquĂ© chez Mme Paulin, ma petite aide
 qui m’aide si peu, des distractions, des absences, que j’attribuais Ă  l’étourderie et dont le service en tout cas, souffrait. C’est mon mari qui, en dĂ©pouillant le courrier Ă  sa place, pour la soulager, a Ă©ventĂ© la mĂšche. Il s’est aperçu que cette jeune fille
 presque une enfant encore, recevait assez souvent des lettres qu’elle faisait disparaĂźtre en classant le courrier. Deux de ces lettres attirĂšrent mon attention, grĂące Ă  un rapprochement fortuit. La mĂȘme main avait Ă©crit leur adresse – et la vĂŽtre, et l’expĂ©diteur bĂ©nĂ©ficiait de la franchise militaire. DĂšs lors, plus de doute possible, n’est-ce pas ?
 Mme Boussuge, cependant, regardait son interlocutrice sans comprendre ; celle-ci dut mettre les points sur les i. – L’écriture de M. Justin m’est bien connue. Il vous envoie tous les trois jours au moins une lettre ou une carte. Eh bien ! en mĂȘme temps qu’avec vous, il correspond avec Mlle Paulin. – Et vous croyez que c’est lui qui la prĂ©occupe ? dit Mme Boussuge. – J’en suis sĂ»re. C’est pourquoi j’ai pensĂ© qu’il Ă©tait de mon devoir de vous avertir. – Vous avez bien fait, et je vous remercie. – Vous avez tĂ©moignĂ© Ă  cette petite la plus entiĂšre confiance en lui ouvrant votre maison, et elle menace d’y jeter le trouble. Mme Boussuge posa avec embarras une question difficile. – Et
 vous ne savez pas, naturellement
 ce que contiennent les lettres de Justin Ă  Mlle Paulin ? La receveuse dĂ©clara vivement – Oh ! pas le moins du monde ! Vous oubliez que nous avons prĂȘtĂ© serment. Le secret de la correspondance est inviolable
 Mlle Paulin n’est pas ma fille pour que je cĂšde Ă  la tentation de lire ses lettres
 Mais j’ai nĂ©anmoins charge d’ñme, du moment qu’elle vit sous mon toit. Je voudrais Ă©viter un Ă©clat
 ne pas mĂȘme avoir Ă  demander le changement de Mlle Paulin
 – Pourtant
 objecta Palmyre. Mme Lefouin l’interrompit – Non, rĂ©flĂ©chissez
 Ils continueront d’autant plus Ă  s’écrire qu’ils pourront le faire sans danger, hors de ma surveillance. – C’est vrai. – Je suis convaincue, d’ailleurs, reprit la bonne piĂšce, que c’est une simple amourette Ă  laquelle il ne faut pas attacher plus d’importance qu’elle en a
 pour le moment. Si je pouvais me permettre de vous donner un conseil
 – Donnez, madame Lefouin, je vous en prie
 – À votre place, et aussi bien Ă  l’égard de Mlle Paulin que vis-Ă -vis de M. Justin, je feindrais de tout ignorer. Je me contenterais d’espacer les visites de cette petite, afin de ne point paraĂźtre encourager ses espĂ©rances
 ses illusions
 si elle en a. – Vous avez raison. – Si elle ne comprend pas, mon Dieu, il sera toujours temps pour vous d’avoir une explication avec M. Justin, la premiĂšre fois qu’il viendra en permission. – Vous nous rendez un vĂ©ritable service, dit sincĂšrement Mme Boussuge. – J’en rends un Ă  ces enfants, surtout, fit la receveuse modestement. Cette petite n’est pas un parti pour Monsieur votre fils
 Alors, ne vaut-il pas mieux leur Ă©pargner Ă  tous deux les dĂ©ceptions, les chagrins qui rĂ©sulteraient d’une mise en demeure tardive ? M. Justin parle-t-il de Mlle Paulin dans les lettres qu’il vous Ă©crit ? – Quelquefois, oui. Il demande si nous l’avons vue. – Ne rĂ©pondez pas. Laissez-la tomber. – Comment ? Mme Lefouin eut ce sourire qui enlaidit les mĂ©chants – Ne vous mĂ©prenez pas sur le sens de ce mot. C’en est encore un que la guerre a dĂ©tournĂ© de son acception courante. Laisser tomber signifie Ă  prĂ©sent nĂ©gliger, traiter avec indiffĂ©rence
 Avant la guerre, on disait semer
 – Ah ! bon
 J’y suis. – C’est mon mari qui m’apprend tout cela. Je l’ai consultĂ© avant de venir vous trouver. Si je l’écoutais, ou bien je renverrais la petite Ă  ses parents ou bien je demanderais son dĂ©placement. Mais ce sont des rĂ©fugiĂ©s
 assez Ă  plaindre comme ça, les pauvres gens ! Ils ont du moins la chance d’ĂȘtre remplacĂ©s auprĂšs de leur enfant par quelqu’un qui la maintiendra dans le droit chemin. AprĂšs, dame ! je ne rĂ©ponds plus de rien. La receveuse s’était levĂ©e. Mme Boussuge lui saisit les mains et les serra avec effusion. – Je ne sais comment vous remercier de ce que vous faites pour nous, madame Lefouin. Je vais prendre conseil de M. Boussuge, naturellement ; mais je ne doute pas qu’il ne se range Ă  votre avis ne rien brusquer. Il est inutile d’ajouter une contrariĂ©tĂ© aux Ă©preuves de notre cher fils. Le temps remet de l’ordre dans tout. Et elle reconduisit la receveuse jusqu’à la porte. La vraie mĂ©chancetĂ© est dĂ©sintĂ©ressĂ©e. La peste de la poste », comme on appelait Mme Lefouin, n’avait aucune raison, en rĂ©alitĂ©, de s’armer de rigueur contre sa petite aide ; et la tranquillitĂ© des Boussuge lui Ă©tait par ailleurs profondĂ©ment indiffĂ©rente. Mais les mĂ©diocres sont jaloux ; le bonheur et la chance d’autrui ne peuvent les effleurer, mĂȘme du bout de l’aile, sans crever la poche Ă  fiel qu’ils portent en eux. Instruit de ce qui s’était passĂ©, Boussuge en Ă©prouva un vif mĂ©contentement. La poste Ă©tait une habitude Ă  laquelle il lui coĂ»tait de renoncer. Chaque fois qu’il avait affaire au guichet, il s’y attardait Ă  causer un moment, soit avec l’ancien maĂźtre d’armes, soit avec sa femme, ou bien avec cette petite ThĂ©rĂšse, qui lui demandait, l’hypocrite – Toujours de bonnes nouvelles de M. Justin, monsieur Boussuge ? Comme si elle ne lui en eĂ»t pas plutĂŽt donnĂ©, des nouvelles ! Il ne pouvait, Ă  part cela, que sourire au plan de Palmyre. Il fallait Ă©viter entre eux et Justin tout sujet de mĂ©sintelligence. À la longue, et leur silence aidant, il comprendrait sans doute. Ils cessĂšrent donc de recevoir Mlle Paulin et Boussuge s’abstint sans affectation, de tailler des bavettes avec elle, Ă  la poste. Mais la jeune fille Ă©tait une fine mouche. Elle remarqua le changement et le fit remonter au jour oĂč Mme Lefouin avait rendu visite Ă  ses voisins. Pas de doute la peste de la poste Ă©tait au courant de sa correspondance avec Justin. Elle en avertit ce dernier et ils prirent des prĂ©cautions pour dĂ©jouer la surveillance dont ils se sentaient l’objet. Le soldat, dĂ©guisant son Ă©criture, adressa ses billets doux sous double enveloppe Ă  Mme Philbert, la petite factrice qui avait reçu les confidences de ThĂ©rĂšse, et celle-ci usa du mĂȘme intermĂ©diaire pour faire partir ses lettres. Au bout d’un mois de ce manĂšge, Mme Boussuge dit Ă  son mari – Tu ne trouves pas drĂŽle que Justin ne nous parle plus de la petite postiĂšre ? – Il pourrait te rĂ©pondre qu’il imite notre rĂ©serve. – Tu ne crois pas qu’ils continuent de correspondre ? – Rien d’impossible Ă  cela. – Sous le couvert de quelqu’un, alors ? – Peut-ĂȘtre. – C’est extraordinaire tu as l’air d’en prendre ton parti. – Je n’empĂȘche que ce que je peux empĂȘcher. À la vĂ©ritĂ©, cette histoire ennuyait Boussuge. Les observations qu’il lui eĂ»t semblĂ© naturel de faire Ă  son fils en temps de paix, n’étaient pas de saison du moment que celui-ci courait chaque jour un danger mortel. Beaucoup de parents ont raisonnĂ© ainsi pendant la guerre et donnĂ© leur approbation Ă  des projets dont ils ne voulaient pas avoir Ă©ventuellement l’abandon sur la conscience. – Renseigne-toi donc auprĂšs de M. Lefouin, quand tu le rencontreras au cafĂ© ou ailleurs, dit Palmyre. – Soit, rĂ©pondit-il ; mais Justin est loin ; nous n’avons pas perdu son affection
 Que veux-tu de plus ? L’ancien maĂźtre d’armes questionnĂ©, accorda Ă  Boussuge une marque insigne de sympathie et de confiance. – Mme Lefouin vous est encore plus dĂ©vouĂ©e que vous ne pensez, dit-il. Promettre et tenir, c’est tout un pour elle. Aucun fait nouveau n’aurait Ă©chappĂ© Ă  sa vigilance. Il y a tout lieu de croire Ă  prĂ©sent que vous en serez quittes pour la peur. La petite n’est plus nerveuse ni distraite comme nous la voyions quand ma femme a dĂ©couvert le pot aux roses. Fini et bien fini, le beau rĂȘve ! Ne vous tourmentez plus. – Vous ĂȘtes sĂ»r ?
 – J’ai de la peine Ă  vous convaincre
 Faut-il tout vous dire ? Bon, je prends ça sur moi, car si Élodie se doutait
 Apprenez donc qu’elle a
 furetĂ© dans la chambre de cette petite
 Les amoureux laissent toujours traĂźner quelque chose
 Ma femme n’a rien trouvé  – Peut-ĂȘtre parce que Mlle Paulin a dĂ©truit
 – Allons donc ! Une tĂȘte de linotte comme elle ne songe pas Ă  tout
 Encore une fois, dormez tranquille
 Ce n’était qu’un commencement d’incendie
 ; grĂące Ă  nous, les pompiers sont arrivĂ©s Ă  temps pour l’éteindre. – Je vous remercie, dit Boussuge. Vous enlevez Ă  ma femme une belle Ă©pine du pied. – À vous aussi, avouez-le. – Non. Un pĂšre est moins jaloux qu’une mĂšre des affections de son fils. Quant Ă  l’avenir des amourettes et des liaisons nĂ©es de la guerre, il n’est pas entre nos mains. Rien de plus vain, en ce cas, que les conseils de l’expĂ©rience. Ils sont inopĂ©rants », comme on dit dans le langage d’aujourd’hui. Le meilleur moyen de dĂ©sarmer les parents, voyez-vous, c’est encore d’appeler leurs fils aux armes ils les retournent contre nous. XIV Mlle CHANTOISEAU REÇOIT UNE VISITE La rentrĂ©e des classes venait de s’accomplir, aprĂšs deux mois de vacances que ClĂ©mence Chantoiseau avait bien employĂ©es. Jusqu’à la fin, elle s’était bercĂ©e de l’espoir que Gaston Romanet, son filleul, Ă  la faveur d’une permission, pourrait la rejoindre Ă  Paris, oĂč elle devait passer, chez ses parents, la plus grande partie des vacances. Ils demeuraient au Grand-Montrouge ; M. Chantoiseau Ă©tait second caissier dans un Ă©tablissement de crĂ©dit. Il avait toujours vĂ©gĂ©tĂ© auprĂšs d’une femme maladive et rĂ©signĂ©e. L’intĂ©rieur Ă©tait pauvre et triste ; mais Mlle Chantoiseau l’avait illuminĂ© de son rĂȘve Ă©blouissant. Rien ne la distrayait de son amour. Elle partait, le matin, avec un livre et allait s’asseoir sur un banc, au Parc de Montsouris Ă  peu prĂšs dĂ©sert. Elle y Ă©tait comme chez elle. Les moineaux pĂ©piaient sur sa tĂȘte et sautillaient Ă  ses pieds. Quelques enfants mal peignĂ©s jouaient comme pour lui rappeler sa classe et lui faire sentir l’agrĂ©ment de n’avoir point Ă  les surveiller. Elle lisait. Elle lisait d’abord les derniĂšres lettres de l’aviateur ; et puis elle en relisait d’autres glissĂ©es entre les pages du livre qu’elle avait emportĂ©. Un roman d’amour ? Non. Rarement. Le plus beau roman, elle le vivait. Elle aimait mieux les poĂštes. Ses prĂ©fĂ©rĂ©s Ă©taient Albert Samain et Charles GuĂ©rin, jardiniers des rĂȘves. Ils entretenaient les siens. Ils Ă©taient doux et graves. Ils rompaient le silence et ne le troublaient pas. Mais quelles Ă©motions profondes elle leur devait !
 Car leur frĂšre d’ñme Francis Jammes a bien dit Que rien n’est dĂ©chirant comme un cri du silence. Mlle Chantoiseau relisait des vers qu’elle savait par cƓur, comme on repasse Ă  l’encre des mots tracĂ©s au crayon. Les jeux du soleil et de l’ombre fleuronnaient la page que son regard couvait. L’oiseau, d’un Ă©lan, Courbe, en s’envolant, La branche ; Sous l’ombrage obscur, La source au flot pur S’épanche. Viens t’asseoir au bord, OĂč les boutons d’or Foisonnent, Le vent sur les eaux Heurte les roseaux Qui sonnent. Et demeure ainsi Toute au doux souci De plaire Une rose aux dents Et ton pied nu dans L’eau claire. C’était elle
, et ce doux souci de plaire Ă©tait le sien. Elle aimait et on l’aimait. Il n’y a point de jeunesse fanĂ©e dont les couleurs ne se ravivent Ă  de beaux vers et les poĂštes ont le privilĂšge de faire oublier la laideur aux amants qui la portent ou qui la considĂšrent. ClĂ©mence Ă©tait certaine d’avoir embelli depuis sa merveilleuse aventure. Les glaces, chez ses parents, ne l’avaient pas reconnue et elle-mĂȘme, en s’y regardant, ne se reconnaissait pas. L’amour opĂ©rait son miracle. En passant devant la vitrine d’un petit photographe qui exposait ses produits, elle avait cĂ©dĂ© Ă  l’envie de faire faire son portrait sur carte postale pour l’envoyer Ă  Gaston, Ă  la place de l’image d’elle qu’il possĂ©dait dĂ©jĂ . Fallait-il qu’elle fĂ»t sĂ»re d’un changement Ă  son avantage ! Changement qu’il avait d’ailleurs lui-mĂȘme constatĂ©. La belle matinĂ©e au Parc de Montsouris que celle oĂč ClĂ©mence avait lu, dans un rayon de soleil Je presse sur mon cƓur les traits charmants de ma marraine chĂ©rie ! Elle n’avait point un penchant dĂ©cidĂ© pour les gosses le courant ne s’était pas Ă©tabli entre l’institutrice et ses Ă©lĂšves. Ce jour-lĂ , cependant, en voyant une gamine morveuse et dĂ©penaillĂ©e tomber le nez dans le sable, ClĂ©mence s’était prĂ©cipitĂ©e, rĂ©vĂ©lant Ă  l’enfant du faubourg une tendresse quasi maternelle. Quelle chance de se trouver lĂ  quand n’importe quelle Ă©tincelle embrase un cƓur ! Quelques jours avant la fin des vacances, ClĂ©mence fut invitĂ©e par son filleul Ă  ne pas s’inquiĂ©ter s’il restait une huitaine sans donner de ses nouvelles. L’escadrille Ă  laquelle il appartenait Ă©tait dĂ©signĂ©e pour aller bombarder des villes allemandes. Comme ce n’était pas la premiĂšre fois qu’il l’avertissait ainsi, Mlle Chantoiseau regagna Bourg-en-Thimerais dans la derniĂšre semaine de septembre, afin de prĂ©parer sa rentrĂ©e des classes. Elle retrouva, au-dessus de l’épicerie, la petite chambre qu’elle louait et qui Ă©tait misĂ©rable. Un lit, deux chaises, une armoire et deux tables en bois blanc, l’une pour Ă©crire, l’autre garnie d’une cuvette et d’un pot Ă  eau, meublaient cette chambre de bonne. Tout ce que l’institutrice possĂ©dait de personnel et d’intime tenait dans une malle fermĂ©e Ă  clef. Elle y conservait les lettres de Gaston, dans l’ordre oĂč elle les avait reçues. Elle ouvrait chaque soir cette malle pour contempler un portrait qu’elle glissait sous son oreiller avant de s’endormir. Elle le retirait le matin et le remettait dans la malle, ce coffret des servantes et des indigents. Les murs Ă©taient nus ; elle y avait Ă©pinglĂ© des scĂšnes de la vie aĂ©rienne, des modĂšles d’avions, de noires images dĂ©coupĂ©es dans les journaux illustrĂ©s, et ces images ensoleillaient son rĂ©duit. Les plus belles aventures sont celles qu’on suggĂšre. Il est impossible aux cƓurs Ă©pris de ne pas trahir leur prĂ©occupation autour de l’amoureuse, tout avait visage d’aviateur. L’observateur le plus novice eĂ»t dit en entrant dans la chambre Je sais qui rĂšgne ici. » La premiĂšre visite de Mlle Chantoiseau fut pour les ChĂ©vremont et leur petite rĂ©fugiĂ©e. AprĂšs avoir eu, pendant six semaines, le pied emprisonnĂ© dans le plĂątre, Nanette recommençait Ă  marcher et Ă  sortir. Elle boitait encore un peu, mais comme par habitude. Cependant, le mĂ©decin-major rĂ©servait son opinion sur le redressement dĂ©finitif du pied. – Te sens-tu la force d’aller jusqu’à l’étang ? demanda l’institutrice Ă  sa petite Ă©lĂšve. – Oh ! je crois bien, dit celle-ci. Je suis allĂ©e plus loin dĂ©jĂ . Et toutes les deux avaient fait, Ă  travers la forĂȘt, leur promenade favorite. L’automne Ă©paississait le tapis d’or qu’elles foulaient. Les arbres dĂ©pouillaient leurs vĂȘtements d’étĂ©. Toutes les branches allaient bientĂŽt se ressembler et l’on ne ferait plus de diffĂ©rence entre les vivantes et les mortes. Le temps, depuis quinze jours, Ă©tait sec et les feuilles bruissaient sous les pas, dans l’air calme et froid. La campagne d’hiver s’organisait dans les taillis. Le sombre Ă©tang avait un frisson Ă  fleur d’eau. Des nuages fuyaient dans le ciel, comme des besaces sur des dos invisibles. ClĂ©mence ne fut pas plutĂŽt assise pour prendre un instant de repos, qu’elle se leva. – Marchons, dit-elle, si tu n’es pas fatiguĂ©e. On attraperait vite froid ici
 Et elles retournĂšrent sur leurs pas. Nanette s’appuyait au bras de son amie silencieuse. – À quoi pensez-vous, mademoiselle ? Il eĂ»t fallu dire Ă  qui ? Le 11 octobre tombait un jeudi. Mlle Chantoiseau avait passĂ© la matinĂ©e Ă  corriger des devoirs, et puis aprĂšs dĂ©jeuner, elle avait Ă©crit longuement Ă  son bien-aimĂ©. Elle commençait Ă  se tourmenter. Elle Ă©tait sans nouvelles de lui depuis presque un mois. Les lettres qu’elle lui avait adressĂ©es Ă©taient restĂ©es sans rĂ©ponse. Pas mĂȘme un mot au crayon sur ces cartes-correspondance en franchise, ornĂ©es d’un faisceau de drapeaux alliĂ©s. Au sursaut de la rentrĂ©e, pendant huit jours, avait succĂ©dĂ© non pas le calme, mais le bruit plat des classes, leur faux silence et leur bourdonnement. Comme elle n’avait pas la vocation pĂ©dagogique, elle arrivait Ă  l’école pour y prendre le collier qui pesait Ă  ses Ă©paules Ă©troites
 Elle Ă©tait, suivant le mot de l’instituteur en proie aux enfants ». Ils ne la dĂ©voraient pas, mais ils l’accablaient. Elle avait leurs mains nombreuses sur la nuque et relevait la tĂȘte avec effort. Elle s’intĂ©ressait Ă  deux ou trois petites, qui Ă©taient gentilles, et ne demandait aux autres que de ne pas bĂȘler trop haut dans l’étable imprĂ©gnĂ©e de leur suint. Avant les vacances, elle faisait quelquefois une bonne classe aprĂšs avoir lu et relu une lettre de son filleul elle en recevait une sorte de coup de fouet. Un peu de rouge lui fardait la joue et son regard brillait entre ses paupiĂšres dĂ©closes, comme une flambĂ©e dans l’ñtre quand la trappe en est relevĂ©e. Les fillettes assistaient au miracle sans en deviner la cause. Elles Ă©coutaient plus attentivement. À la chaleur que rĂ©pandait la leçon, les bouches s’entr’ouvraient comme des fleurs de serre. Quand, au contraire, la maĂźtresse languissait aprĂšs une lettre, son visage fermĂ© fermait tous les fronts. Comment le professeur qui ne sĂšme rien rĂ©colterait-il ? Le grain n’arrive au sillon, l’enseignement n’est profitable, que si le geste accompagne le grain. Depuis plusieurs jours, Mlle Chantoiseau reprochait Ă  sa classe une animation singuliĂšre, sans s’apercevoir qu’elle en Ă©tait responsable. Elle relut sa lettre, la mit sous enveloppe et dĂ©cida de la porter elle-mĂȘme Ă  la gare avant d’aller chercher Nanette pour faire un tour en forĂȘt. Elle avait son chapeau sur la tĂȘte et finissait de se ganter, lorsqu’on frappa Ă  sa porte. La clef Ă©tait dans la serrure ClĂ©mence dit Entrez. » L’heure du facteur Ă©tait passĂ©e tout la laissait indiffĂ©rente. Une dame en noir entra
 c’est-Ă -dire que le malheur entra, tellement l’inconnue avait sa figure. Elle n’était pas avancĂ©e en Ăąge et paraissait vieille. Elle n’avait point besoin de se nommer c’était sa mĂšre. Sa ressemblance frappante avec lui tenait moins aux traits du visage qu’à un dĂ©tail qui sauta aux yeux de ClĂ©mence. Gaston, sur son portrait, avait Ă  la joue le mĂȘme signe qu’à la sienne portait la visiteuse, une large tache marron qui tranchait sur le teint d’une malade du foie
 – Mademoiselle Chantoiseau ? – Oui, madame. – Madame Romanet. ClĂ©mence eĂ»t voulu Ă©pargner Ă  la maman de Gaston la peine de se prĂ©senter, puisqu’elle l’avait reconnue. Elle dĂ©barrassa une chaise, la vieille dame s’assit. ClĂ©mence resta debout. Le cadre Ă©troit se resserra encore sur les deux femmes en prĂ©sence. – Vous excuserez ma dĂ©marche, mademoiselle, si rien ne la justifie
 C’est une mĂšre dĂ©sespĂ©rĂ©e qui s’adresse Ă  vous
 une mĂšre Ă  laquelle sa douleur suffit sans que de nouvelles inquiĂ©tudes ajoutent Ă  son deuil. Mon fils, Gaston Romanet, entretenait une correspondance avec vous, n’est-ce pas ? L’institutrice baissa la tĂȘte et rĂ©pondit – Oui, madame. – Je vous rapporte ses derniĂšres lettres qui m’ont Ă©tĂ© remises avec d’autres choses lui appartenant. Il est mort le 30 septembre des suites d’une blessure reçue au cours d’une expĂ©dition. Je suis arrivĂ©e Ă  l’hĂŽpital oĂč on l’avait transportĂ©, pour assister Ă  ses derniers moments. M’a-t-il reconnue ? Je n’en sais rien. Il Ă©tait dĂ©jĂ  dans le coma
 La seconde chaise qui meublait la chambre se trouvait prĂšs de la fenĂȘtre
 La jeune fille, dont les jambes flĂ©chissaient, s’affala sur un coin de sa malle
 et les deux femmes confrontĂšrent des visages dĂ©composĂ©s sous le chapeau qui leur donnait l’air d’ĂȘtre en visite chez quelqu’un d’absent. Mme Romanet reprit doucement – Des lettres placĂ©es dans sa cantine, et votre dernier colis, qui n’a pas Ă©tĂ© ouvert, expliquent le rapprochement que j’ai fait et qui m’amĂšne ici. Vous connaissez Gaston depuis longtemps ? – Depuis un an. – Puis-je vous demander oĂč vous l’avez rencontrĂ© ? – Je ne l’ai jamais rencontrĂ© j’étais sa marraine sans l’avoir vu. – MĂȘme en image ? – Pardon j’ai son portrait qu’il m’a envoyĂ©. – Comme il avait le vĂŽtre. – Quand vous ĂȘtes entrĂ©e, je vous ai nommĂ©e vous ĂȘtes toute en lui, dit Mlle Chantoiseau. – Au premier abord, moi aussi je vous ai identifiĂ©e, repartit la mĂšre. Je ne regrette pas d’ĂȘtre venue, ma pauvre enfant
 Telle je vous imaginais, telle vous m’apparaissez. Voulez-vous que nous causions ? – Oui, madame, fit ClĂ©mence. Elle s’était machinalement dĂ©gantĂ©e elle ĂŽta son chapeau qu’elle posa Ă  cĂŽtĂ© d’elle, sur la malle. Il Ă©tait ornĂ© d’une rose-thĂ© artificielle qui exprimait, comme ses pareilles, la tristesse de ne point mourir. – Me permettez-vous de vous questionner ? poursuivit la vieille dame, avec un peu plus d’autoritĂ© qu’elle n’en avait en arrivant. ClĂ©mence fit de la tĂȘte un signe affirmatif. N’était-elle pas, maintenant, prĂȘte Ă  tout entendre ? – Mon fils vous avait-il mise au courant de sa situation dans le civil ? – Oui, madame. Je savais qu’il Ă©tait comptable Ă  Lille, dans une fabrique. – À Lille ? – Oui. – Mais
 de sa famille
 vous avait-il parlĂ© ? – Il n’en avait pas, disait-il, ayant perdu ses parents de bonne heure. Il Ă©tait seul au monde. – Pourquoi mentait-il ainsi ? murmura la mĂšre. – Pour m’attacher Ă  lui davantage probablement, dit Mlle Chantoiseau. Il m’avait donnĂ© l’impression d’ĂȘtre sans soutien
 sans soutien moral dans la vie
 et quelle vie
 si prĂšs de la mort ! – Vous lui envoyiez souvent des colis ? – De temps en temps. Mme Romanet jeta un coup d’Ɠil sur le dĂ©nuement du logis et ajouta – Et c’était sans doute une dĂ©pense au-dessus de vos moyens ?
 Mais ClĂ©mence protesta en rougissant lĂ©gĂšrement – J’ai de la famille. Je ne suis pas malheureuse. Je voyais bien, d’ailleurs, qu’il attendait surtout de moi des lettres
 des marques de sympathie
 – L’affection n’est venue que plus tard ? – Oui, madame
 Ă  la longue
 – Alors, pas une minute vous n’avez eu l’idĂ©e
 qu’il n’était pas libre ? – Rien dans ce qu’il m’écrivait n’eĂ»t pu me le faire croire. – C’est pourtant la vĂ©rité  la douloureuse vĂ©ritĂ© que vous ne connaissiez pas encore tout entiĂšre
 Il ne tenait qu’à cette femme de ne pas la dire. La jeune fille ne l’interrogeait pas, ne la provoquait pas, subissait son ascendant avec rĂ©signation. Elle tombait de haut, mais elle n’était encore que saisie et dĂ©faite
 À quelle force mauvaise obĂ©it l’autre en dĂ©voilant ce qu’elle pouvait taire ? Vengea-t-elle le dĂ©pit de s’ĂȘtre vue, elle, la mĂšre, en quelque sorte reniĂ©e par un orphelin ? Ou bien cĂ©da-t-elle Ă  une de ces obscures impulsions qui nous viennent d’un organe malade, le cƓur, le foie, l’estomac, la vessie
 ? Dans les crimes que l’on dirait commis avec prĂ©mĂ©ditation, c’est bien souvent l’instinct qui joue le plus grand rĂŽle. Les femmes ont la mĂȘme cruautĂ© entre elles que les fĂ©lidĂ©s envers la proie Ă  laquelle ils commencent par casser les reins. La dame en deuil reprit – Nous habitions, avant la guerre, non pas Lille, mais Roubaix oĂč mon fils avait, dans le commerce, une situation qui le rendait indĂ©pendant. Si je dis qu’il n’était pas libre, mademoiselle, c’est parce qu’il laisse une femme et deux jeunes enfants. Il Ă©tait mariĂ© depuis cinq ans. Il a succĂ©dĂ© dans les affaires Ă  son pĂšre qui est mort peu de temps avant la guerre. Le pauvre homme n’aura pas eu, du moins, le chagrin de voir toutes ces dĂ©bĂącles. L’égarement de son fils est certainement ce qui l’aurait le plus affectĂ©. Je n’y comprends rien
 Son mĂ©nage Ă©tait uni
 sa conduite irrĂ©prochable
 Je ne peux pas croire qu’il avait son bon sens quand il vous Ă©crivait. Sa derniĂšre permission, il l’a encore passĂ©e au milieu de nous
 en famille. Il a eu, comme tant d’autres, le cerveau dĂ©rangĂ© par cette maudite guerre. La corruption est contagieuse. La guerre a perverti nos enfants
 Gaston a jouĂ© aux marraines comme elles jouaient aux soldats. Il a fait ce qu’il voyait faire autour de lui, sans envisager les consĂ©quences de sa lĂ©gĂšretĂ©. Il ne faut pas lui en vouloir
 Sa femme ne se doute de rien. C’est pour lui Ă©pargner la peine d’une douloureuse rĂ©vĂ©lation, au terme d’une grossesse avancĂ©e, que je suis venue vous trouver. Pardonnez-moi
 Je ne savais pas Ă  qui nous avions affaire n’est-ce pas ? Je le sais maintenant. Je suis sĂ»re que vous aurez pitiĂ© de deux pauvres femmes suffisamment accablĂ©es
 et que vous oublierez l’entraĂźnement d’une heure. S’il a fait une victime
 songez que le coupable a expiĂ© sa faute. Impossible de poser sur une tĂȘte une couronne d’épines mieux conditionnĂ©e
 il n’en manquait pas une. Mais depuis longtemps la patiente n’écoutait plus. Elle avait cachĂ© sa figure dans ses mains et sanglotait. Ses cheveux dĂ©nouĂ©s tombaient sur ses Ă©paules. MariĂ© depuis cinq ans
 » À partir de ces mots, elle n’avait plus entendu que des mois qui coulaient comme une eau de fontaine, Ă  petit bruit. Le saisissement de la jeune fille, en apprenant la mort de son bien-aimĂ©, n’avait pas Ă©tĂ© suivi de larmes. C’était seulement sur le mensonge de son ami qu’elle pleurait. Quelque chose de plus que lui Ă©tait mort en elle
 une croyance, un amour, un rĂȘve, la plus puissante raison de vivre
 Elle pleurait au fond du gouffre, tandis que penchĂ©e dessus, la dame en noir l’exhortait Ă©goĂŻstement au silence, Ă  l’oubli. Celle-ci s’était levĂ©e
 Il y avait encore pour elle un moyen de sauvetage, une corde Ă  jeter, un cri Ă  pousser
 ; il y avait peut-ĂȘtre Ă  refermer deux bras sur l’abandonnĂ©e avant de prendre congĂ© d’elle
 Mais ou bien le geste coĂ»tait Ă  la mĂšre, ou bien elle n’y pensa mĂȘme pas. Elle se contenta de toucher lĂ©gĂšrement Ă  l’épaule la jeune fille Ă©croulĂ©e, et lui dit – Je vous ai rapportĂ© ses derniĂšres lettres
 Est-ce que je peux vous redemander les siennes
 ce que vous avez de lui ?
 C’était cela surtout le but de son voyage que rien ne subsistĂąt de l’aventure. ClĂ©mence Chantoiseau se redressa sans rĂ©pondre, chercha son sac Ă  main, et puis, dans ce sac, la clef de sa malle qu’elle ouvrit. Le paquet de lettres, assez volumineux, Ă©tait sous des mouchoirs
 Elle le prit et le tendit Ă  l’étrangĂšre au teint jaune, Ă  l’Ɠil froid, Ă  la main longue et sĂšche. – Elles sont dans l’ordre, fit simplement l’institutrice, pour qui les grains du chapelet avaient chacun une date. – Le portrait
 son portrait
 est avec ?
 demanda l’inexorable. – Oui
 non
 je ne sais plus
 attendez
 Il y Ă©tait hier encore
 Elle Ă©tait si troublĂ©e qu’elle ne se rappelait pas l’avoir mis dans son sac Ă  main ; elle l’en retira et le remit Ă  la mĂšre, sans l’avoir regardĂ© une derniĂšre fois. Elle avait l’air du voleur qui restitue. Une mĂšche de cheveux collait Ă  son front moite. Son visage Ă©tait Ă©mouvant comme celui d’un malade Ă  l’agonie. Aussi bien, la photographie rendue s’animait sous ses yeux pour un adieu suprĂȘme. Les traits de la mĂšre, durcis par l’ñge, la maladie et la province, Ă©taient les traits du fils ; une tache sur la joue les signait et se gravait dans la mĂ©moire de l’institutrice, comme un de ces menus dĂ©tails dont l’obsession rachĂštera l’insignifiance. La tragique visiteuse s’en alla comme elle Ă©tait venue. ClĂ©mence l’accompagna jusqu’à la porte. LĂ , sans se retourner, l’autre dit – Il y a un train vers Paris Ă  cinq heures, n’est-ce pas ? – Oui, madame. – Merci. Elle descendit, d’un pas pesant, l’escalier qui Ă©tait Ă©troit et obscur
 En bas, elle prit le vent et se dirigea vers la gare, la conscience tranquille, tel un chirurgien aprĂšs une belle opĂ©ration qui vient de tuer le malade. XV OÙ L’ON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU L’automne touchait Ă  sa fin on allait entrer dans l’hiver. Boussuge profitait des derniers beaux jours pour se livrer Ă  sa chasse favorite. Il revenait souvent avec une courbature, mais payĂ© de sa peine par les connaissances mycologiques Ă©tendues qu’il avait acquises. Son apprentissage Ă©tait terminé  Nul ne notait avec plus d’exactitude que lui la station, les formes, la consistance, la couleur, l’odeur et la saveur des champignons vivants. AprĂšs les avoir cassĂ©s, flairĂ©s et goĂ»tĂ©s, il les dĂ©terminait avec prĂ©cision, tantĂŽt d’aprĂšs leur saveur astringente ou poivrĂ©e, tantĂŽt leur odeur innocente ou vireuse. Quand il avait encore une hĂ©sitation, il s’en serait plutĂŽt rĂ©joui, car elle lui donnait l’occasion de soumettre le cas au Laboratoire de cryptogamie du MusĂ©um, qui prononçait. Il ne se contentait plus, pour tapisser les murs de son cabinet de travail, des cartes Ă©ditĂ©es en France ; il en avait fait venir de l’étranger et s’était procurĂ© par surcroĂźt, en y mettant le prix, les ouvrages des bonnes autoritĂ©s, il alignait sur les rayons de sa bibliothĂšque les TraitĂ©s et Flores de Paulet, d’Élias Fries, le LinnĂ© de la mycologie dont la classification des hymĂ©nomycĂštes est cĂ©lĂšbre ; de Persoon, Boudier, Quelet, Gillet, Lucaud, Bigeard et Guillaumin, Sartory et Maire, Bulliard, Cordier, Crouan, de Seynes, Cook, SecrĂ©tan, et jusqu’aux quinze volumes de l’italien Saccardo. Sans parler des Revues et Bulletins par fascicules ou reliĂ©s. Il contemplait avec respect ces doctes et massives leçons qui avaient repoussĂ© et parquĂ© dans un coin la cavalerie lĂ©gĂšre des poĂštes de sa jeunesse. Il ne les reniait pas. Il avait renouvelĂ© ses motifs d’inspiration, voilĂ  tout. Pourquoi la spore n’en serait-elle pas un, de mĂȘme que le pollen des fleurs ? Il comptait bien n’ĂȘtre jamais au bout de ses recherches, travaillant sur des espĂšces sans nombre et que l’on doit Ă©tudier Ă  tous les Ăąges, jeunesse, complet dĂ©veloppement et dĂ©clin. Il rĂ©pĂ©tait volontiers – On ne connaĂźt pas les champignons
 On croit les connaĂźtre on ne les connaĂźt pas. Ils ont leur existence propre et mystĂ©rieuse, et une chair comme nous. Il n’y a ici que l’instituteur avec qui je puisse parler d’eux
 Et encore ! Tout ce qu’il ne sait pas ! C’est une science
 On ne s’improvise pas mycologue. On le devient Ă  la longue et lorsqu’on est initiĂ© aux mƓurs et coutumes de ce petit peuple les champignons. Aucun n’est plus sociable et patriarcal que lui. On peut me plaisanter comme fait ce grand dadais de ChĂ©vremont en disant que j’écris la Vie tragique des amanites et des volvaires, les Crimes de l’entolome livide
 ou bien un feuilleton populaire intitulĂ© Tue-mouches, la fausse oronge
 C’est trĂšs spirituel
 mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la vie des champignons, pour qui sait l’observer, renferme autant d’élĂ©ments d’intĂ©rĂȘt que la vie humaine ; je n’entends pas dĂ©montrer autre chose. Boussuge avait commencĂ©, comme tout le monde, par ne considĂ©rer les champignons qu’au point de vue comestible et simplement pour discerner les mauvais des bons. Puis, ces rudiments franchis, il avait pris goĂ»t Ă  toutes les espĂšces indistinctement, il les avait aimĂ©es pour elles-mĂȘmes et jusque dans leurs risques. Sa curiositĂ© insatiable finissait mĂȘme par le conduire Ă  prĂ©fĂ©rer les nuisibles, amanites redoutables et volvaires perfides, aux inoffensifs, aux domestiques, aux cĂšpes bordelaises, aux champignons de couche et de bouche. Une planche qu’il avait sous les yeux et qui reprĂ©sentait des Ă©chantillons de champignons vĂ©nĂ©neux, Ă©tait sĂ©duisante, comme une gravure de modes. On y voyait l’amanite panthĂšre, au bĂ©ret mouchetĂ©, le tricholome tigrĂ©, Ă  la casquette de laine enfoncĂ©e sur les oreilles, le bolet satan, boletus satanas, trapu, verdĂątre et au chapeau tachĂ© de sang. – Mes apaches, disait Boussuge avec orgueil. Il ajoutait – Et l’amanite citrine est-elle assez Ă©lĂ©gante sous son feutre Ă  larges bords, parsemĂ© de boutons d’or, et sa collerette rabattue ? Ne pas s’y fier
 bien qu’elle soit moins dangereuse, en dĂ©finitive, que la Reine des pierreuses, l’amanite tue-mouches, assez mal chaussĂ©e, mais d’une chair si blanche, et si aguicheuse, la mĂątine, dans les bois, sous son parasol vermillon ! Vous avez peur de ces rouĂ©es qui sentent l’anis, le laurier-cerise et l’amande amĂšre ? Eh ! laissez-les tranquilles. N’allez pas les chercher pour les faire cuire et les consommer. Elles se dĂ©fendent. Les champignons, en tout cas, ont cette supĂ©rioritĂ© sur les familles humaines, qu’ils ne se dĂ©vorent pas entre eux. Toutes les espĂšces vivent entre elles en bonne intelligence. De combien de nations et mĂȘme de races peut-on en dire autant ? Il avait des sujets d’irritation qui amusaient ses amis. Il ne comprenait pas que la tendance des champignons Ă  se grouper en cercle eĂ»t incitĂ© le vulgaire Ă  baptiser ces rĂ©unions intimes cercles du sabbat ou ronds des sorciĂšres. Les assemblĂ©es de champignons sur la souche d’un sapin ou d’un hĂȘtre Ă©voquaient plutĂŽt le hameau, l’écart, la veillĂ©e autour de l’ñtre des villageois de la vieille France, fĂ©conds, paisibles et si loin de tout ! Les champignons prolongeaient la causette dans la journĂ©e, tout simplement. Il demeuraient immobiles sur leur tabouret et avaient toujours, Ă  la lueur du feu ou au coucher du soleil, une histoire Ă  se conter, histoire de bĂȘtes ou histoire d’hommes. Les hommes sont plus mĂ©chants encore que les insectes qui vivent sur les champignons. Et ceux-ci ne se vengeraient pas de l’homme en l’empoisonnant accidentellement ? Non, mais !
 Enfin, il arrivait parfois qu’un profane Ă©grillard Ă  qui Boussuge montrait de belles illustrations en couleurs, avançait le groin vers l’amanite phalloĂŻde, en ricanant
 Le mycologue haussait les Ă©paules Ă  ces Ă©mois faciles, il avait la chastetĂ© des savants devant les aspects et les formes dont l’ignorant s’ébaudit. Les planches anatomiques l’excitaient autrement, le transportaient littĂ©ralement au cƓur de la forĂȘt. Il avait un recul physique en contemplant certaines oronges Ă  l’odeur fĂ©tide. Il la sentait rĂ©ellement, comme il sentait la chair fraĂźche, tendre et veloutĂ©e d’autres espĂšces. Au dĂ©but de sa carriĂšre, il avait Ă©tĂ© flattĂ© qu’on vĂźnt soumettre Ă  son examen les cas suspects. Il tenait bureau de consultation. Et puis, blasĂ© sur les satisfactions de l’expertise, il ne s’était plus souciĂ© de rabaisser ses connaissances botaniques Ă  ce rĂŽle utilitaire. D’autant plus, – il faut le dire, – qu’il n’aimait pas les champignons, les digĂ©rant mal. On en servait Ă  sa table, mais il n’en mangeait pas. Sa compĂ©tence Ă©loignait l’idĂ©e qu’il pĂ»t craindre d’ĂȘtre empoisonnĂ©. La rĂ©sistance de son estomac lui laissait le bĂ©nĂ©fice d’un goĂ»t purement artistique et scientifique. Le spĂ©cialiste ne frayait pas avec le gastronome. Il n’était ambitieux que d’entendre dire de lui L’homme de la rĂ©gion qui connaĂźt le mieux les champignons. » Ses cartes de visite mentionnaient uniquement son nom membre de la SociĂ©tĂ© mycologique de France, chevalier de la LĂ©gion d’honneur. Si bien que la premiĂšre distinction semblait lui avoir valu l’autre. Quelqu’un signala un jour Ă  Boussuge l’ardeur qu’un mycologue, ancien juge de paix, apportait dans sa campagne contre le Maudit. Ce missionnaire cantonal traitait le champignon comme les hygiĂ©nistes traitent l’alcool et, sur l’affiche destinĂ©e Ă  la propagande, faisait surmonter d’une tĂȘte de mort emblĂ©matique deux tibias de panoplie ! Boussuge souriait de ce zĂšle et ne s’y associait en aucune façon. – Il serait si simple de dĂ©crĂ©ter que nulle espĂšce n’est comestible, disait-il. On cesserait bientĂŽt de commercialiser le vĂ©gĂ©tal qui s’habille le mieux et qui porte, comme la rose, des noms si variĂ©s, si charmants et si bien appropriĂ©s la boule de neige, la chanterelle, l’anisĂ©, l’amĂ©thyste, la palombette, la russule jolie, la chevrette, la girondelle, la tĂȘte de nĂšgre
 » Il leur donnait plus volontiers ces noms vulgaires que leurs noms latins, chers aux pĂ©dants. Loin de modĂ©rer sa passion, la guerre en avait fait un culte oĂč il se rĂ©fugiait, s’isolait, cherchait Ă  s’abstraire
 La dĂ©mence des hommes, acharnĂ©s Ă  leur destruction, lui faisait chĂ©rir davantage, par contraste, la diligence des parasites Ă  se reproduire, Ă  multiplier, Ă  s’abriter, par bandes ou solitaires, sous leurs petits toits moussus et leurs boucliers fragiles. Il pensait Ah ! si j’avais le talent de Maeterlinck, quel pendant je donnerais Ă  sa Vie des abeilles, sous ce titre CaractĂšres gĂ©nĂ©raux d’un peuple dispersĂ© ! » Il rencontrait assez souvent Mlle Chantoiseau en forĂȘt. Il la saluait, mais il ne lui parlait pas. La prĂ©sence de Nanette auprĂšs d’elle la rapprochait trop de ChĂ©vremont pour ne point imposer une certaine rĂ©serve Ă  leur ancien ami. Mais, dans cette seconde quinzaine d’octobre, Boussuge remarqua que l’institutrice se promenait seule. Sa silhouette mince et noire apparaissait de loin, au bout d’une allĂ©e, comme un fĂ»t Ă©lancĂ©, moins haut que les autres. Deux ou trois fois, le mycologue croisa l’institutrice et lui trouva mauvaise mine. Les vacances ne lui avaient point profitĂ©. Il en fit l’observation Ă  sa femme. – Elle a l’air de filer un vilain coton. C’est un dur mĂ©tier, pour les poitrines dĂ©licates, que celui de maĂźtresse d’école. Elle ne pourra pas rester dans l’enseignement. ClĂ©mence Chantoiseau, en effet, dĂ©pĂ©rissait. Elle avait de plus en plus, en classe, des absences ». Elle Ă©tait ailleurs » ; mais son visage exprimait maintenant autre chose que l’attente consolĂ©e ; elle suivait toujours, par la fenĂȘtre, les nuages ; mais sa pensĂ©e ne les accompagnait plus. Elle Ă©tait triste et lasse. De la visite qu’elle avait reçue, pas un mot. Il faut laisser le temps aux mauvaises nouvelles de faire leur Ɠuvre. Le cadavre de son amour se putrĂ©fiait en elle et l’empoisonnait lentement. Son cƓur ne bondissait plus au-devant de la petite factrice sautant de sa bicyclette pour lui remettre une lettre. La vue de cette femme, au contraire, causait Ă  ClĂ©mence une douleur lancinante. Nous souffrons de nos habitudes enracinĂ©es comme d’une dent gĂątĂ©e. Deux jeudis de suite, sous prĂ©texte de leçons Ă  prĂ©parer, la jeune fille n’alla point chez les ChĂ©vremont, et ils ne la virent pas davantage le dimanche. Elle s’enfermait dans sa chambre et n’y faisait pas plus de bruit que d’habitude, si bien que l’épiciĂšre, sa voisine de palier, eĂ»t Ă©tĂ© incapable de dire si elle Ă©tait lĂ  ou non. Le jour de la Toussaint fut lugubre. Il avait plu, la veille, sans interruption et toute la nuit la forĂȘt s’était plainte dans le vent. Son souffle humide, fourrier de l’hiver, prenait possession des maisons. Il pleuvait encore au sortir de la grand’messe, aprĂšs quoi chacun rentra chez soi. C’était le moment d’une de ces hĂ©sitations qui remplissent la vie de province. Il ne faisait pas assez froid pour allumer les poĂȘles, et la petite ville ; cependant, trempĂ©e et transie, tendait les bras Ă  une flambĂ©e. Beaucoup s’en privaient nĂ©anmoins, gagnaient encore un jour, quitte Ă  se blottir de bonne heure dans des draps glacĂ©s. Les vieilles personnes qui ont le plus besoin de chaleur sont les derniĂšres, par Ă©conomie, Ă  faire du feu. C’est peut-ĂȘtre parce que le feu ne pĂ©tille plus comme autrefois. Le bois, dans la cheminĂ©e vide, ne jette plus d’étincelles. La bĂ»che ne brĂ»le plus gaiement sur les chenets. La chaleur a cessĂ© d’entrer par les yeux d’abord dans le corps frissonnant. PoĂȘles, fourneaux et radiateurs conjurĂ©s ont asservi la flamme libre qui donnait tant de prix au retour de l’hiver. Il y eut une Ă©claircie aprĂšs le dĂ©jeuner. – Ma foi ! dit Boussuge, je vais faire un tour pour me rĂ©chauffer. Viens-tu avec moi, gamin ? Nanand n’y tenait pas. Palmyre prit son parti. – J’aime mieux qu’il reste ici. Il n’est pas comme toi, solidement chaussĂ©, il me rapporterait un rhume
 Merci bien ! Le temps n’est pas tellement engageant
 – Possible, mais je me morfonds ici, sans feu. – On n’en fait nulle part avant la Toussaint, et encore !
 tu le sais bien. L’étĂ© de la Saint-Martin promet quelques beaux jours, les derniers. Demande Ă  AurĂ©lie si elle aime Ă  rallumer les feux Ă©teints. Boussuge n’insista pas, s’enveloppa dans sa pĂšlerine, prit sa canne et se dirigea vers la forĂȘt. Elle Ă©tait sombre et mouillĂ©e ; elle avait l’air d’un pauvre ruisselant d’eau sous sa charge de bois mort. Les pieds enfonçaient dans un sol Ă©lastique, les feuilles Ă©paississant le plus possible leurs tapis pour retarder le moment oĂč elles deviennent de la boue. À la lisiĂšre, au bord de la route, Boussuge rencontra le major Faucherel qui faisait, lui aussi, sa promenade quotidienne. Ils se serrĂšrent la main. – Il n’y a que nous deux pour ĂȘtre dehors par un temps pareil, monsieur le major, dit Boussuge. – C’est bien pour cela que j’y suis, rĂ©pondit Faucherel. Ce qui me plaĂźt avant tout dans une forĂȘt, c’est la solitude. Elle n’est complĂšte que par un mauvais temps comme celui-ci. On n’aperçoit Ăąme qui vive. La terre peuplĂ©e est petite. Le moins vaste dĂ©sert est immense. L’annĂ©e prochaine, si la guerre est finie, j’irai en Suisse. Pour les mĂȘmes raisons, la hauteur m’attire, les ascensions me tentent
 Vous, pas ? Ils Ă©taient entrĂ©s sous bois en causant ; ils prirent une allĂ©e Ă©troite et fangeuse qui aboutissait Ă  l’étang. Les arbres au tronc luisant s’égouttaient ; un voile de brume recouvrait la forĂȘt ; des limaces rouges ou noires traversaient le sentier, pompaient les feuilles. Le major reprit – Je pensais Ă  vous ce matin en lisant qu’un botaniste avait dĂ©couvert dans les Alpes, Ă  deux mille six cents mĂštres d’altitude, un champignon savoureux, cousin de l’edelweiss. Il est du genre pleurote, et comestible. – Il y a, dit Boussuge, le pleurote du chĂȘne, le pleurote de l’olivier, qui est vĂ©nĂ©neux ; le pleurote de l’orme, dont le chapeau est blanc crĂšme et qui pousse sur l’orme et le charme ; le pleurote huĂźtre, ainsi nommĂ© parce qu’il se prĂ©sente comme une Ă©caille d’huĂźtre
 Il pousse en touffes et les Vosgiens s’en nourrissent. – Le pleurote dont je vous signale l’existence est appelĂ© pleurote des neiges. PrĂ©parĂ© Ă  la bĂ©chamel, c’est un rĂ©gal, paraĂźt-il. – Je ne le connais pas, dit Boussuge, et je vous avoue que j’aimerais Ă  l’examiner ailleurs que sur mon assiette et autrement qu’en gourmet. – Les cĂšpes dont l’odeur se rĂ©pand de la cuisine dans la maison l’embaument, dĂ©clara le major
 ; mais il y faut une pointe d’ail du Midi. – Je ne sais pas, rĂ©pliqua Boussuge. J’étudie les champignons, je ne me flatte pas d’ĂȘtre le tombeau des meilleurs. – Vous ne buvez pas le vin des burettes, fit le major en riant. Il marchait pesamment et Ă  si grandes enjambĂ©es que son compagnon Ă©tait toujours derriĂšre lui. Au dĂ©bouchĂ© du sentier qu’ils avaient parcouru, l’étang de SablonniĂšres songeait. Il exerçait sur les promeneurs une sorte de fascination. Il n’offrait rien de plaisant et l’on allait vers lui comme si la forĂȘt n’avait eu des chemins que pour y conduire. On prenait le premier venu et l’étang Ă©tait au bout, comme par hasard. Boussuge et Faucherel eux-mĂȘmes avaient subi encore une fois la force attractive de cet aimant. Ils s’arrĂȘtĂšrent au bord de l’étang quelques minutes avant de rebrousser chemin. Il Ă©tait Ă©quivoque dans le brouillard et ne reflĂ©tait rien. Son eau trouble ne se dĂ©fendait plus contre les herbes qui l’avaient envahie et aveuglĂ©e. Le soir descendait sur lui comme sur une ruine. Les deux hommes le contemplĂšrent en silence et furent tirĂ©s par un frissonnement de leurs rĂ©flexions. Ils n’apercevaient dĂ©jĂ  plus le bord opposĂ© ; le haut du cadre formĂ© par les arbres Ă©tait seul visible. L’étang, d’ailleurs son pouvoir de sĂ©duction satisfait, ne retenait personne. Il ressemblait aux femmes froides qui se bornent Ă  constater qu’elles sont encore dĂ©sirables et auxquelles on ne connaĂźt pas d’amants. – Allons-nous-en, dit Faucherel, Que faisons-nous ici ? En se retournant pour le suivre, Boussuge vit quelque chose Ă  ses pieds, se baissa et ramassa une paire de gants noirs et usagĂ©s qu’il avait d’abord pris pour une souche. Il allait les rejeter, il se ravisa. Il Ă©tendit les gants sur sa canne et les prĂ©senta au major. – Voyez donc
 ils ont Ă©tĂ© perdus ici depuis peu
 Ce sont des gants de femme
 pas beaux
 et qui sentent encore le nettoyage Ă  la benzine, malgrĂ© la pluie qui est tombĂ©e dessus
 Ces gants mouillĂ©s n’étaient pas beaux, en effet ; leurs doigts vides pendaient comme les pattes d’une peau d’écureuil ou de fouine. Faucherel ne donna qu’un coup d’Ɠil Ă  la trouvaille, et dit – Jetez donc ça. Ce que fit Boussuge. Ils repartirent et se sĂ©parĂšrent Ă  l’entrĂ©e du village, sur une poignĂ©e de main. En attendant le dĂźner, Boussuge eut l’idĂ©e, pour se distraire, de faire rĂ©pĂ©ter ses leçons Ă  Nanand. Il dit Ă  ZĂ©naĂŻde de lui envoyer le petit et demanda en mĂȘme temps Ă  la servante si sa maĂźtresse Ă©tait en haut avec lui. – Non, monsieur, rĂ©pondit la MalaisĂ©e ; Madame est ressortie aprĂšs vĂȘpres pour une commission qu’elle avait oubliĂ©e. Nanand Ă©tait descendu sans empressement, son livre de rĂ©citation Ă  la main ; mais tandis qu’il Ăąnonnait la fin de la fable Le ChĂȘne et le Roseau, Palmyre survint. – J’avais affaire chez l’épicier, dit-elle ; je m’y suis un peu attardĂ©e. Elle nous confiait ses inquiĂ©tudes relativement Ă  l’institutrice qui est, comme tu le sais, sa locataire. Le lait et le pain qu’on dĂ©pose chaque matin, Ă  sa porte, y sont restĂ©s. Mlle Chantoiseau n’a pas couchĂ© dans sa chambre. Mme Brun en possĂšde une clef
 Le lit n’était pas dĂ©fait. On a d’abord cru qu’elle avait pris le train pour Paris, hier soir ; mais le chef de gare est certain de ne pas lui avoir dĂ©livrĂ© de billet
 Alors ? – C’est le cas de dire qu’on se perd en conjectures, plaisanta Boussuge. – Si Mlle Chantoiseau s’est lancĂ©e dans une aventure, insinua Palmyre, l’école laĂŻque n’y gagnera rien en prestige. Ils pensaient tous les deux aux ChĂ©vremont chez qui la jeune fille Ă©tait reçue et donnait des leçons Ă  Nanette. Car la province ne s’intĂ©resse Ă  un scandale qu’en raison du nombre de victimes qu’il fait par Ă©claboussement. – J’ai aperçu Agathe et sa petite rĂ©fugiĂ©e Ă  la sortie des vĂȘpres, dit Mme Boussuge. Agathe avait un air tout drĂŽle. Dame ! la disparition de l’institutrice faisait le sujet de toutes les conversations
 – Et c’est pourquoi tu t’es mise en quĂȘte d’un supplĂ©ment d’informations auprĂšs de l’épiciĂšre, conclut Boussuge malicieusement. Ils n’en reparlĂšrent plus de la soirĂ©e, bien que la langue dĂ©mangeĂąt Ă  Palmyre ; mais, au milieu de la nuit, Boussuge, qui ne donnait pas, s’agita jusqu’à ce qu’il eĂ»t rĂ©veillĂ© sa femme. – Tu es souffrant ? demanda-t-elle. – Non, tu ne sais pas Ă  quoi je pense ? Et il raconta la dĂ©couverte, qui lui Ă©tait revenue Ă  l’esprit dans son sommeil, de la paire de gants au bord de l’étang de SablonniĂšres. – Pourquoi ne l’as-tu pas rapportĂ©e ? dit Palmyre. – Est-ce que je pouvais, Ă  ce moment-lĂ , me douter ?
 Et puis, il n’y a peut-ĂȘtre aucun rapprochement Ă  faire
 Il serait facile de la retrouver, d’ailleurs
 ; mais avant d’orienter les recherches par lĂ , il faudrait savoir si Mlle Chantoiseau avait un motif de dĂ©sespoir tel
 – Elle en avait un certainement. Elle a reçu, il y a peu de temps, une visite mystĂ©rieuse
 et, depuis cette visite, Mlle Chantoiseau, prĂ©occupĂ©e, n’était plus la mĂȘme. – Le fait est que sa mauvaise mine m’a frappĂ© la derniĂšre fois que nous nous sommes croisĂ©s dans la forĂȘt. Car c’était son lieu de promenade favori, avec la petite rĂ©fugiĂ©e de ChĂ©vremont
 – Justement ! Depuis la rentrĂ©e des classes, elle n’emmenait plus cette enfant
 On l’a remarqué  Avertis le docteur Chazey, dĂšs demain, de tes prĂ©somptions
 ; le maire et l’instituteur. – Et aussi le major, qui Ă©tait avec moi. Si rĂ©ellement cette paire de gants appartenait Ă  Mlle Chantoiseau, l’indice serait troublant
 Ils causĂšrent longtemps encore sur l’oreiller. Les vieux mĂ©nages, qui dorment peu, ont la nuit pour renouer les conversations du jour
 Ils aperçoivent mieux dans les tĂ©nĂšbres ce qu’ils n’ont pas vu dans la lumiĂšre. Le premier soin de Boussuge, au rĂ©veil, fut d’aller chez le docteur Chazey, auquel il confia ses inquiĂ©tudes. – Je les partage, dit le maire. J’ai vu M. Faverol hier soir
 Pour lui aussi la disparition de son intĂ©rimaire est inexplicable. Il Ă©prouvait un peu d’embarras Ă  m’en parler, et je comprends cela. Il sent bien que des aventures de ce genre sont prĂ©judiciables Ă  l’école laĂŻque et, comme il est lui-mĂȘme irrĂ©prochable, il s’afflige de tout ce qui rend son exemple stĂ©rile. J’aurai beau demeurer personnellement hors du dĂ©bat, je n’empĂȘcherai pas les soutiens de l’école libre d’exploiter l’incident contre leurs adversaires. C’est bien fĂącheux. Mon rĂŽle est dĂ©licat. Je serai aussi suspect si je fais preuve de diligence que si je n’en montre pas assez. Mlle Chantoiseau, n’avait aucune raison que je sache de se suicider
 Tout est possible, nĂ©anmoins
 À ce moment, la petite factrice, laissant sa bicyclette Ă  la porte du maire, entra pour lui remettre le courrier du matin. Il ne se disposait Ă  le dĂ©pouiller en prĂ©sence de Boussuge, lorsque Mme Philbert demanda – On n’a pas de nouvelles de Mlle ClĂ©mence, monsieur le maire ? – Non, fit celui-ci. – Excusez-moi, monsieur le maire, de vous faire observer qu’il y a une lettre d’elle Ă  votre adresse. Oh ! c’est bien son Ă©criture
 La lettre a Ă©tĂ© mise Ă  la poste ici
 Le docteur Chazey la trouva tout de suite, en effet, parmi sa correspondance. – Bien, fit-il. Je vous remercie, mon enfant. Nous allons ĂȘtre sans doute rassurĂ©s sur son compte. Il attendit pourtant que la factrice fĂ»t partie, dĂ©cacheta la lettre, en prit connaissance et la tendit d’une main tremblante Ă  Boussuge qui lut Ă  son tour Je vous demande pardon, monsieur le maire, pour les ennuis que je vais certainement vous occasionner. Que l’on ne s’inquiĂšte pas de ma disparition ; c’est volontairement que je dis adieu Ă  la vie, n’ayant plus rien Ă  en espĂ©rer de bon. ClĂ©mence Chantoiseau. Les deux hommes se consultĂšrent rapidement. – Voyez
 fit le docteur Chazey. Si vous retrouvez cette paire de gants et si rĂ©ellement elle a appartenu Ă  l’institutrice, j’ordonnerai tout de suite des recherches. Les gants Ă©taient encore Ă  l’endroit oĂč Boussuge les avait jetĂ©s ; il les rapporta et l’épiciĂšre qui logeait Mlle Chantoiseau les reconnut. Une longue exploration ne fut pas nĂ©cessaire pour que l’étang livrĂąt le cadavre de la suicidĂ©e. On le dĂ©couvrit non loin du bord, dans les herbes visqueuses que la jeune fille avait agrippĂ©es, obĂ©issant Ă  l’instinct de la conservation. Le pĂšre et la mĂšre, avertis, assistĂšrent muets et hagards aux obsĂšques. Eux non plus ne comprenaient rien au drame
 Ils Ă©coutaient les questions, se regardaient en silence et ne rĂ©pondaient pas. Le pĂšre avait apportĂ©, pour tout bagage, dans un carton Ă  chapeau, un haut de forme ancien qu’il en retira avant la cĂ©rĂ©monie et qu’il y remit soigneusement au moment de reprendre le train. La mĂšre avait cet air effacĂ© des gens qu’on ne s’imagine pas autrement que les yeux rouges et en deuil. Tout ce que possĂ©dait la dĂ©funte tenait dans sa malle. L’institutrice, quand ses parents furent partis, ne laissa rien derriĂšre elle, pas mĂȘme une priĂšre. L’Église ne lui avait pas pardonnĂ© son acte de dĂ©sespoir et l’école lui en voulait de l’avoir compromise. L’étang seul garda son souvenir. L’eau morte en reçut comme un regain de vie. C’est lĂ  que s’est noyĂ©e l’intĂ©rimaire
 » L’étang de SablonniĂšres hanta les veillĂ©es sous les apparences d’un visage humain, triste et livide. Le soir du jour oĂč Mlle Chantoiseau eut Ă©tĂ© inhumĂ©e dans le cimetiĂšre communal, la petite factrice demanda Ă  parler au docteur Chazey. Elle lui rĂ©vĂ©la que la jeune fille entretenait une correspondance avec un aviateur et que son caractĂšre s’était assombri quand cette correspondance avait cessĂ©. – Pour moi, monsieur le maire, c’est d’un chagrin d’amour qu’elle est morte
 et ses parents mĂȘmes ne s’en doutent pas. Il y a environ trois semaines, une dame en noir est venue de Paris lui rendre visite et probablement lui apporter une mauvaise nouvelle. On ne m’îtera pas de l’idĂ©e que cette personne savait son secret
 Le docteur Chazey rĂ©flĂ©chit une minute et dit – Vous n’avez fait cette confidence qu’à moi ? – Oui, monsieur le maire. – Eh bien ! qu’elle reste entre nous deux. L’opinion publique l’interprĂ©terait diffĂ©remment et s’en servirait peut-ĂȘtre pour alimenter des querelles locales
 Est-ce bien utile ? je ne le crois pas. Cette malheureuse a emportĂ© son secret avec elle laissons-le lui. Soyons moins sĂ©vĂšres que l’Église qui refuse ses priĂšres aux suicidĂ©s ; pratiquons le moyen d’expression qui convient le mieux Ă  la misĂ©ricorde le silence. XVI LE GESTIONNAIRE Un autre sujet de conversation fut bientĂŽt fourni aux habitants de Bourg par le dĂ©pĂšcement de la forĂȘt. Un beau matin, les Canadiens s’abattirent dessus et la mirent en coupe rĂ©glĂ©e. Ils commencĂšrent par s’y construire des baraquements, un petit village ; puis ils Ă©levĂšrent une vaste scierie mĂ©canique au cƓur frais de la forĂȘt ». Le bon docteur Chazey ne dĂ©colĂ©rait pas. Il blĂąmait Ă  la fois le dĂ©boisement et la curiositĂ© publique. Il Ă©tait conservateur dans toutes les acceptions du mot. Il n’admettait pas cette exigence de la dĂ©fense nationale qui, pour sauver une partie de notre patrimoine, en sacrifiait une autre. Avec nous ou contre nous, les mĂȘmes forces destructives agissaient. Il appelait le Camp des Canadiens l’Abattoir et regardait d’un mauvais Ɠil les tueurs lorsqu’ils voituraient vers la gare le troupeau Ă©gorgĂ©. Il disait Ă  ses administrĂ©s qui allaient en promenade, sur le lieu des exĂ©cutions – Vous n’ĂȘtes pas honteux ! Est-ce un spectacle pour les honnĂȘtes gens ? On vous pille et vous assistez au pillage en spectateurs pour lesquels il est une distraction ! Vous n’aimez donc pas les arbres ? Ceux-lĂ  sont vos ancĂȘtres et il y a parmi eux des patriarches que vous paraissiez vĂ©nĂ©rer pourtant, puisque vous les montriez avec orgueil et que des cartes postales en reproduisent l’auguste image. Ce n’était donc qu’une enseigne banale ? Allez Ă  la fĂȘte, et soyez logiques si les Canadiens vous demandent un coup de main, ne le refusez pas. On feignait de croire qu’il plaisantait ; ses adversaires politiques le taxaient d’antipatriotisme. Ils disaient Qui veut la fin veut les moyens, tous les moyens. S’il faut que des arbres pĂ©rissent pour que les hommes vivent, pĂ©rissent les arbres ! » Les sĂ©dentaires du pays, en donnant la forĂȘt, avaient l’air de donner quelque chose d’eux-mĂȘmes, de souscrire en nature Ă  l’emprunt ils versaient leurs arbres. À dire vrai, les habitants de Bourg, s’ils ne tuaient pas les arbres, les blessaient cruellement. PlutĂŽt que de cueillir la fleur des tilleuls, l’époque venue, ils arrachaient brutalement les branches ; elles pendaient, lamentables, aux arbres mutilĂ©s de l’avenue. Les arrĂȘtĂ©s du maire ne les prĂ©servaient pas de ce vandalisme, si bien que les Canadiens Ă©taient fondĂ©s Ă  penser Nous, du moins, nous ne les faisons pas souffrir mieux vaut la mort qu’un supplice annuel. » ZĂ©naĂŻde, elle, se rĂ©jouissait ouvertement de la dĂ©vastation. Peu de temps avant l’invasion des Canadiens, elle avait eu encore la figure enflĂ©e et les dents au martyre ; elle accueillit l’entreprise des bĂ»cherons comme une dĂ©livrance. Elle ne doutait pas qu’ils ne vinssent Ă  bout de leur tĂąche avant la fin de la guerre. Ils allaient chasser le Malin. De temps en temps, elle interrogeait son maĂźtre – Est-ce qu’ils avancent ? – Qui ça ? demandait Boussuge, tout au communiquĂ©. – Les Canadiens, pardi ! Combien de temps mettront-ils Ă  tout abattre ? – D’abord, j’espĂšre que leurs dĂ©gĂąts sont limitĂ©s. – On voit bien que vous ne souffrez pas des dents. – Ils procĂšdent mĂ©thodiquement. AprĂšs avoir renversĂ© l’arbre, ils le dĂ©bitent comme une viande de consommation. C’est instructif. J’ai dĂ©jĂ  menĂ© Nanand voir cela. Vous devriez, ZĂ©naĂŻde, aller un dimanche avec lui faire un tour par lĂ . Vous ne connaissez pas votre ennemie, la forĂȘt c’est une occasion
 Elle hĂ©sitait ; mais aprĂšs une semaine de mentonniĂšre et de torture, elle se fit conduire par le petit rĂ©fugiĂ© au camp des Canadiens. Leur petit chemin de fer Ă  voie Ă©troite parcourait la partie de la forĂȘt qui leur avait Ă©tĂ© concĂ©dĂ©e. Des trains roulaient au milieu de la dĂ©pouille et du sang des arbres. Le docteur Chazey disait bien des Abattoirs
, des abattoirs modernes, perfectionnĂ©s, tels que l’AmĂ©rique en possĂšde pour transformer avec cĂ©lĂ©ritĂ© le gros bĂ©tail en viande. L’arbre assommĂ©, tuĂ©, passait par des centaines de mains habiles Ă  le prĂ©parer, Ă  entailler sa peau, Ă  le coucher sur son lit de mort, Ă  l’éventrer, Ă  mettre de cĂŽtĂ© les dĂ©chets utilisables, Ă  tout traiter mĂ©caniquement, enfin poil, peau, viande, fressure et carcasse. Rien n’était perdu. La scie glissait, comme un couteau dans du beurre, et du bel arbre qui avait vĂ©cu dans le ciel, dans la lumiĂšre et pleurĂ© sous l’orage ; des chĂȘnes, des hĂȘtres et des charmes populeux habitĂ©s par les familles d’oiseaux, il ne restait plus que des toisons Ă©parses et des rognures de peaux, des madriers et des traverses pour la guerre et l’industrie. Et, c’était une mort joyeuse, exempte des effroyables beuglements dont retentissent les stick-yards de Chicago. La mort des vieux arbres français, sous la cognĂ©e et la scie des Ă©trangers, Ă©tait discrĂšte et digne. Leur majestĂ© allait au supplice comme un souverain Ă  l’échafaud. Et tout cela s’accomplissait parmi la gaietĂ© des soldats et l’indiffĂ©rence de la foule. Ceux-ci chantaient et sifflaient en travaillant. Ils avaient leur cantine et leur infirmerie dans le camp, et dans les chambrĂ©es, le soir, au son des gramophones, les hommes dansaient entre eux, comme des lutins dans un cimetiĂšre. C’en Ă©tait un. Les petites lampes de poche des officiers qui rentraient allumaient des feux follets çà et lĂ . ZĂ©naĂŻde, tenant le petit rĂ©fugiĂ© par la main, parcourait, du pas lourd d’un gĂ©nĂ©ral inspecteur, le terrain jonchĂ© de morts. Et ce fut l’enfant qui, dans son innocence, prononça les paroles de sagesse – Quel mal qu’ils faisaient ? La question surprit la servante ; elle eut honte d’avouer l’intĂ©rĂȘt personnel qu’elle croyait avoir Ă  l’extermination, et elle dit, du ton sans rĂ©plique de l’ignorance prise au dĂ©pourvu – Tu es trop jeune pour savoir. Ce fut le moment oĂč Octave ChĂ©vremont, lĂ©gĂšrement blessĂ© Ă  la tĂȘte, vint en convalescence Ă  Bourg-en-Thimerais, aprĂšs un mois d’hĂŽpital. Il l’avait Ă©chappĂ© belle et Mme ChĂ©vremont attribuait cette chance Ă  la prophylaxie superstitieuse qu’elle avait pratiquĂ©e en faisant opĂ©rer Nanette et en l’entourant de soins Ă  cette occasion. Octave en Ă©tait quitte pour une plaie de peu d’étendue et qui n’intĂ©ressait que le cuir chevelu. Il arriva, le front encore bandĂ© et s’appuyant sur une canne dont il n’avait nul besoin. Il portait avec plus de plaisir le bandeau que la croix de guerre c’était la croix de guerre illustrĂ©e, et la coquetterie de cet Ăąge hĂ©roĂŻque. La cocarde est aux vieux soldats. Aux jeunes en tient lieu, – et ils ne l’échangeraient point contre l’autre, – un bandeau, une Ă©charpe, une bĂ©quille, un signalement de gloire. Il y a peu d’hommes insensibles au prestige et aux marques extĂ©rieures qui le confĂšrent. Octave se montra d’abord tantĂŽt avec son pĂšre, tantĂŽt avec sa mĂšre, Ă©galement fiers de son pavillon. Il fit des visites. Il alla – seul – chez les Boussuge, demander des nouvelles de son camarade Justin. Il Ă©tait attendu en permission prochainement. – Alors, je le verrai avant de repartir, dit Justin, car j’obtiendrai certainement une prolongation de congĂ©. Au bout de huit jours et aprĂšs qu’il eut fait vingt fois le tour de la ville, Octave s’ennuya. Il accompagnait son pĂšre, le soir, Ă  l’apĂ©ritif ; mais comme la manille lui Ă©tait aussi indiffĂ©rente que les chamaillis locaux, lĂ  non plus il ne s’amusait pas. Il allait tous les deux ou trois jours Ă  l’hĂŽpital, faire examiner sa plaie par le major Faucherel, et il s’attardait ensuite Ă  causer avec les uns et avec les autres. C’était le meilleur instant de la journĂ©e. Octave avait fait la connaissance du gestionnaire qui s’appelait Jurieux et que les soldats surnommaient Jour-sans-pain ou Pain-de-fantaisie, Ă  la fois parce qu’il Ă©tait long et parce qu’il n’avait point de fantaisie. Il souffrait de l’estomac et n’était pas, alors, abordable. Inoffensif au demeurant, il passait avant tout pour tatillon. Il avait des moustaches blondes, dont les pointes tombantes lui mettaient entre guillemets une bouche aux dents gĂątĂ©es. MariĂ©, sans enfant, il venait de la Sarthe et de l’Enregistrement. Il logeait au Plat d’Étain et se plaignait que son estomac n’en supportĂąt pas la nourriture. – J’y suis dans des conditions dĂ©plorables pour suivre le rĂ©gime qui m’est prescrit, disait-il. Je paie les repas que je ne prends pas, et quand je les prends, ce ne sont pas ceux qui me conviennent. À la maison il voulait dire chez lui, ma femme sait Ă  quels mĂ©nagements je suis astreint
 et j’ai dĂ©jĂ  beaucoup de peine Ă  obtenir qu’on les observe. On lui conseillait de la faire venir, si rien ne la retenait au Mans. – Rien que sa famille, qui est des environs. Oui, il faudra en arriver là
 Ce qui m’arrĂȘte, c’est aussi la difficultĂ© de trouver ici deux piĂšces meublĂ©es et une cuisine. Il finit pourtant par se dĂ©cider Ă  appeler Mme Jurieux auprĂšs de lui. Elle avait vingt-neuf ans et elle Ă©tait d’une taille Ă  reprĂ©senter le petit pain auprĂšs du pain de fantaisie. Brune, encore fraĂźche et rondelette, afin d’accentuer le contraste, elle aimait Ă  rire pour montrer de jolies dents. Enfin, autant il Ă©tait minutieux en tout, autant elle ne s’en faisait pas ». – Il n’y a pas de meilleur mĂ©nage que le nĂŽtre, dĂ©clarait-elle. Et elle le croyait. Clotilde Jurieux, quand elle voyait son mari au dĂ©sespoir, y remĂ©diait en s’abandonnant Ă  son humeur enjouĂ©e, Ă©gale. Il eĂ»t mieux aimĂ© ĂȘtre plaint ; mais elle disait, peut-ĂȘtre avec raison, que si elle avait gĂ©mi avec lui, il n’eĂ»t pas manquĂ© de souhaiter une compagne gaie. – Tu n’es jamais content, coupait-elle court, sans se fĂącher. DĂ©testant les scĂšnes, elle s’appliquait Ă  les Ă©viter. – C’est surtout avec le mariage qu’il y a des accommodements, Ă©nonçait-elle aprĂšs huit ans de mĂ©nage. En arrivant, elle descendit au Plat d’étain et, contrairement au gestionnaire, s’y plut. Elle trouvait Ă  table d’hĂŽte quelques personnes Ă  qui parler et n’était pas pressĂ©e de reprendre le tĂȘte-Ă -tĂȘte conjugal. Aussi ne mit-elle aucune hĂąte Ă  dĂ©couvrir les deux piĂšces et une cuisine » que rĂ©clamait Jour-sans-pain. Elle se levait tard, s’habillait lentement et, vers onze heures et demie, allait chercher son mari Ă  l’hĂŽpital. Elle y revenait Ă  six heures, aprĂšs une promenade en forĂȘt vers le camp des Canadiens. À l’hĂŽpital, elle rencontrait Octave et causait avec lui comme avec tout le monde ; mais il l’amusait plus que les autres par son bagout. De son cĂŽtĂ©, elle lui faisait agrĂ©ablement passer le temps. Il commença par aller au-devant d’elle ; il lui proposa ensuite de l’accompagner au Camp et ils s’y rendirent ensemble. Il apprit, par hasard, qu’elle avait apportĂ© sa bicyclette. – Et vous n’en disiez rien ? – Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? demanda-t-elle provocante. – À moi, rien, rĂ©pondit-il en la regardant effrontĂ©ment, mais vous trouveriez peut-ĂȘtre, en pĂ©dalant un peu, la petite maison qui vous fait dĂ©faut ici, et je serais heureux de vous servir de guide. Ma blessure Ă  la tĂȘte ne m’interdit pas la bicyclette, vous savez
 Elle ne dit ni oui ni non, mais le jour mĂȘme elle soumit l’idĂ©e au gestionnaire qui ne la discuta pas. – C’est Ă  voir, en effet. Il en faut en finir, dit-il. Tous les jours, aprĂšs dĂ©jeuner, elle partait rejoindre Octave ChĂ©vremont en forĂȘt. Ils ne poussaient pas plus loin. On jasa. On raconta que leurs bicyclettes ne les gĂȘnaient pas et qu’un bon tour Ă  jouer au couple eĂ»t Ă©tĂ© de les faire disparaĂźtre tandis qu’ils regardaient la feuille Ă  l’envers. Seul le gestionnaire ne s’apercevait de rien, le nez dans sa paperasse et ses approvisionnements. – J’en suis comptable envers l’État, rĂ©pĂ©tait-il, mĂ©ticuleux jusqu’à la manie. Il se croyait toujours dans l’Enregistrement et se rendait plus insupportable par ses vĂ©rifications qu’il ne l’eĂ»t Ă©tĂ© par sa nĂ©gligence ou ses dilapidations. C’était tout juste si on ne lui reprochait pas de se faire remarquer par sa probitĂ©, en un temps oĂč le contraire Ă©tait la rĂšgle. Une paire de draps ayant Ă©tĂ© Ă©garĂ©e, il s’en prit au magasinier, jurant qu’il ne lui laisserait de rĂ©pit qu’elle ne fĂ»t retrouvĂ©e. À peine eut-il le dos tournĂ© qu’il entendit l’autre grommeler – Il ferait bien mieux de veiller au grain chez lui qu’ici. Jour-sans-pain haussa les Ă©paules. Chez lui ? C’était l’auberge. Aucun soupçon n’effleura l’honnĂȘte homme. Il avait en sa femme une confiance absolue. Il continua ses investigations. Chaque matin il demandait – Et cette paire de draps ? Il faut me remettre la main dessus. On eĂ»t dit qu’il ne pensait qu’à cela. – Il n’y a donc pas moyen qu’il pense Ă  autre chose ? disait-on Ă  l’hĂŽpital. C’est alors que Jurieux reçut une lettre anonyme ainsi conçue La Chanson du jour Il est cocu le gestionnaire, se chante sur un air connu. D’un geste qui lui Ă©tait familier, l’officier d’administration ferma les guillemets et les mordillant entre ses dents noires, conclut – L’essentiel est qu’on ne chante pas ça ici
 je le saurais. Il dĂ©chira la lettre et revint Ă  ses moutons – A-t-on retrouvĂ© cette paire de draps, Ă  la fin ? Il semblait que ce fĂ»t Ă  qui aurait le dernier mot. Un nouvel avertissement anonyme assaillit Jurieux. La paire de draps Ă©garĂ©e voyage Ă  bicyclette. Le linge est marquĂ© aux initiales C. J. ou O. C. RĂ©compense honnĂȘte Ă  la blanchisseuse qui le rapportera au gestionnaire de l’hĂŽpital. Jurieux ne perdit pas une minute de son temps prĂ©cieux Ă  Ă©claircir le mystĂšre des initiales, opĂ©ration qui l’eĂ»t peut-ĂȘtre conduit Ă  soupçonner Clotilde, sa femme, et Octave ChĂ©vremont, qu’il voyait souvent en sa compagnie. Il jeta la seconde lettre au panier comme la premiĂšre, appela le magasinier et lui dit avec insistance – Cette paire de draps ne peut pas ĂȘtre perdue. Plus j’y pense, plus j’en suis convaincu. Arrangez-vous comme vous voudrez je veux mon compte. Il n’en dĂ©mordait pas. Il n’y avait point de place sous son crĂąne pour deux idĂ©es fixes. On eĂ»t sans doute fini, nĂ©anmoins, pour avoir la paix, par lui mettre les points sur les i ; mais le congĂ© de convalescence du fils ChĂ©vremont Ă©tant expirĂ©, on cessa de part et d’autre des hostilitĂ©s qui paraissaient n’avoir eu pour cause, au fond, qu’une diversion nĂ©cessaire. Mme Jurieux, faute de deux piĂšces meublĂ©es Ă  louer dans le pays, retourna dans sa famille, et l’officier gestionnaire ne renouvela pas sa rĂ©clamation. Aussi quel ne fut pas son Ă©tonnement quand le magasinier, un matin, vint lui dire, avec un peu de confusion – C’est Ă  n’y rien comprendre
 La paire de draps
 – Quelle paire de draps ? – Celle qui manquait, et qu’on a cherchĂ©e partout
 – Eh bien ? – Non seulement elle est rentrĂ©e
 mais il y en a maintenant une de trop ! Le fonctionnaire de l’Enregistrement, accidentellement militaire, rĂȘva un moment en ouvrant et fermant les guillemets sur la ligne de sa bouche, et dit – Ce sont des choses qu’on ne voit que dans l’armĂ©e. XVII LA DERNIÈRE PERMISSION Le dĂ©part d’Octave ChĂ©vremont coĂŻncida avec l’arrivĂ©e de Justin Boussuge. Sa derniĂšre permission, celui-ci entendait la mettre Ă  profit. Un grand changement s’était opĂ©rĂ© en lui dans l’espace de six mois. L’amour filial, jusque-lĂ  souverain, avait fait place Ă  une inclination qui ne souffrait pas de rivale. Il aimait la petite aide de la poste et loin d’elle ne pensait plus qu’à elle. La sourde rĂ©sistance de ses parents, et surtout de sa mĂšre, avait enfiĂ©vrĂ© son dĂ©sir et rassemblĂ© toutes ses forces devant l’obstacle Ă  surmonter. Il n’associait plus l’image de sa mĂšre qu’à des vellĂ©itĂ©s agressives ; il y avait entre eux aussi guerre dĂ©clarĂ©e. C’est l’ordinaire de la vie Ă  vingt-trois ans. La famille est un champ clos fertile en motifs de discorde, et le bonheur des uns y fait assez souvent le malheur des autres. La clairvoyance des parents se fonde sur leur expĂ©rience. Ils voient de haut et ils voient loin, ayant gravi la cĂŽte, ils tiennent au cƓur le langage de la raison et ne sont pas compris, comme le touriste dont les souvenirs de voyage et les impressions de nature se bornent Ă  l’auberge plus ou moins confortable. Ce n’est pas lĂ -dessus qu’on l’interroge. Mais la derniĂšre guerre n’a pas dĂ©terminĂ© seulement la rĂ©vision des valeurs sociales ; en Ă©mancipant les jeunes hommes, elle sapait la supĂ©rioritĂ© que l’ñge confĂšre, elle mĂ»rissait l’adulte Ă  peine au sortir de l’adolescence. Il brĂ»lait les Ă©tapes, rattrapait ses parents au haut de la cĂŽte et se croyait autorisĂ© Ă  leur dire La somme des jours que nous avons vĂ©cus, vous et moi, n’est pas la mĂȘme, non ! mais le poids est Ă  mon avantage compensations. Causons donc, si vous le voulez bien, sur le pied d’égalitĂ©. » Beaucoup de parents conformaient leur conduite Ă  cette maniĂšre de voir et donnaient sans joie leur consentement Ă  des mariages dont la prĂ©caritĂ© n’était point douteuse. Mais des pĂšres et des mĂšres ne cĂ©daient pas et dĂ©fendaient pied Ă  pied la famille contre l’invasion Ă©trangĂšre. La femme Ă©tait l’ennemie, capable de toutes les ruses pour faire tomber la place. Combien de mariages de guerre n’ont Ă©tĂ© que des capitulations ! La correspondance de Mme Boussuge et de son fils Ă©tait pleine d’orage. Le vent soufflait du nord. Justin et sa mĂšre n’étaient d’accord que pour faire abstraction du nom de ThĂ©rĂšse ; mais il grondait entre les lignes. La tendresse que respiraient les premiĂšres lettres du mobilisĂ© s’en retirait peu Ă  peu, goutte Ă  goutte. Deux adversaires s’observaient
 ; et cette dĂ©saffection Ă  petites journĂ©es Ă©tait peut-ĂȘtre ce qui irritait le plus Mme Boussuge contre la jeune fille. Elle ne pouvait pas la voir passer devant sa fenĂȘtre sans murmurer – VoilĂ  encore cette sainte Nitouche ! La proximitĂ© du bureau de poste ajoutait Ă  l’épreuve. Tout contribuait Ă  l’obsession de la mĂšre, tout alimentait sa rumination. À ThĂ©rĂšse, quand elle la rencontrait, Mme Boussuge, maladroite comme on l’est en colĂšre, ne rendait plus son salut. Et Justin en Ă©tait averti. Il avait eu le temps de dresser ses batteries en consĂ©quence et la petite postiĂšre, de son cĂŽtĂ©, avait avisĂ© au moyen de voir Justin pendant sa permission. C’était difficile. Mme Lefouin ne permettait Ă  son aide de sortir que le dimanche de deux heures Ă  quatre heures et demie, Ă  cause du courrier Ă  faire partir. Le soir, ThĂ©rĂšse Ă©tait sous clef dans la maison. Il s’agissait donc de profiter du repos dominical, sans toutefois Ă©veiller les soupçons. La jeune fille eut encore recours aux bons offices de la petite factrice, secourable aux personnes dans l’embarras. Ce qu’elle portait de plus lourd n’était point son sac plein de lettres, d’imprimĂ©s et de plis recommandĂ©s ; les secrets qu’on lui confiait ou qu’on lui laissait deviner, sous le couvert d’une commission bien rĂ©tribuĂ©e, s’amassaient en elle jusqu’à l’encombrement. Elle avait pris ThĂ©rĂšse en amitiĂ© parce que celle-ci n’était pas fiĂšre et se mettait sous sa protection. Elle lui disait en riant – Quel commerce ! C’était son mot favori. Depuis que je suis en fonctions je n’ai pas encore rencontrĂ© un juste
 ; mais je sais en quoi dix chenapans de ma connaissance ont mĂ©ritĂ© la corde pour les pendre ! Presque toutes les familles d’ici ont leur ver rongeur et volontairement ou non, elles me l’ont rĂ©vĂ©lĂ©, j’étais curieuse je ne le suis plus. Ce que je ne demande pas, on me le lit, ou bien c’est sous-entendu. Ah ! il en coĂ»te d’inspirer confiance ! C’était la vĂ©ritĂ© Mme Philbert inspirait confiance, surtout parce qu’elle vivait seule, depuis son veuvage, et n’avait point d’aventures. Elle eĂ»t Ă©tĂ© redoutable seulement si elle s’était Ă©panchĂ©e sur l’oreiller. Tous les confessionnaux ne sont pas Ă  l’église ; il y en a chez le mĂ©decin
 ; il y en a mĂȘme qui sont ambulants et que la province arrĂȘte au passage, parce qu’il arrive toujours un moment oĂč la nature la plus impĂ©nĂ©trable cherche une ouverture pour dĂ©bonder. ThĂ©rĂšse qui, gĂ©nĂ©ralement, le dimanche, lisait ou cousait dans sa triste chambre mansardĂ©e, prit l’habitude d’aller passer les deux heures dont elle disposait, chez Mme Philbert, qui demeurait Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt. Il y avait ainsi plus de chances pour qu’on ne remarquĂąt pas ses absences quand Justin serait lĂ . C’était une petite fille de sang-froid, bien dĂ©cidĂ©e Ă  ne pas ĂȘtre la maĂźtresse du jeune homme malgrĂ© son penchant pour lui. Elle comprenait que l’occasion du mariage ne se reprĂ©senterait peut-ĂȘtre pas pour la petite rĂ©fugiĂ©e condamnĂ©e Ă  vĂ©gĂ©ter dans un emploi aprĂšs des examens, des dĂ©marches, des recommandations, des rebuffades
 Et dans son ambition et sa prĂ©voyance de l’avenir, elle Ă©tait soutenue Ă  la fois par les promesses brĂ»lantes de Justin, et par la vue permanente de la maison paternelle, claire et cossue, en face. C’était la place forte Ă  rĂ©duire, avant l’occupation
 La prĂ©sence constante de Mme Boussuge derriĂšre les rideaux, loin de refroidir ThĂ©rĂšse, la stimulait. L’animositĂ© d’une mĂšre intraitable peut produire des effets diffĂ©rents suivant la complexion des amants, dont les uns se rĂ©signent et dont les autres regardent comme un dĂ©fi l’opposition Ă  leurs projets. ThĂ©rĂšse se rappelait les soirĂ©es sous la lampe, la chaleur du foyer, le gramophone et ses refrains
 Il ne fallait pas la faire mordre Ă  la grappe, si la grappe Ă©tait pour une autre. D’humble extraction, la petite postiĂšre demandait non pas le PĂ©rou, mais une existence tranquille sans l’ñpre souci du lendemain. Tout cela se trouvait Ă  la portĂ©e de sa main
 et elle n’eĂ»t pas Ă©tendu la main ? Elle l’étendait. Elle l’étendait chaque fois qu’elle Ă©crivait Ă  Justin des lettres sĂ©rieuses, appliquĂ©es
 afin de lui montrer que, par rapport Ă  l’instruction tout au moins, il ne se dĂ©classait pas. Le fait est qu’elle avait eu son certificat d’études et mettait bien l’orthographe. Il conservait les lettres de sa bien-aimĂ©e ; celles de Justin Ă©taient en dĂ©pĂŽt chez Mme Philbert, ce qui expliquait l’insuccĂšs des perquisitions de la receveuse dans la chambre de son employĂ©e. Justin arriva un jeudi matin, et, d’aprĂšs un programme arrĂȘtĂ© fit dans la ville ses visites accoutumĂ©es. Il se garda bien, malgrĂ© qu’il en eĂ»t, de commencer par la poste. Il n’y alla que le samedi, sans se cacher. Il traversa la rue sous le regard de sa mĂšre qui le guettait, du coin de la fenĂȘtre. DerriĂšre le grillage qui sĂ©parait en deux le bureau, Mme Lefouin payait un mandat. ThĂ©rĂšse recevait un tĂ©lĂ©gramme Ă  l’appareil. – Bonjour, madame Lefouin, dit Justin. Ça va bien ? M. Lefouin n’est pas lĂ  ? – Il est Ă  la boucherie, rĂ©pondit-elle. C’est Ă©tonnant que vous ne l’ayez pas rencontrĂ©. – Bonjour, mademoiselle Paulin, reprit Justin sans affectation. Elle ne se leva pas et dit de sa place – Bonjour, monsieur Boussuge. Vous voilĂ  donc en permission ? – Comme vous voyez. La receveuse jugea bon d’interrompre la communication. – Cette guerre aura-t-elle une fin ? En approche-t-on ? Vous ĂȘtes mieux en situation que nous de le savoir. – Ma foi, non, fit en riant Justin. C’est aux civils qu’il faut demander ça. Ils ont dĂ©clarĂ© la guerre, ils feront la paix, ça ne nous regarde pas. On ne nous consulte jamais. – C’est bien vrai, observa ThĂ©rĂšse. Probable, si on vous consultait, que vous seriez dĂ©jĂ  tous revenus. – Avec les Boches Ă  vos trousses, fit aigrement la receveuse. Justin s’empressa de lui donner raison. – Oui. Tant qu’ils nous obligeront Ă  les contenir
 Il ajouta nĂ©anmoins, comme pour demander pardon Ă  ThĂ©rĂšse de sa concession – Et nos braves populations, continuent-elles Ă  verser leur or ? – Euh ! bien doucement, dit Mme Lefouin. Le dernier emprunt pourtant n’a pas trop mal marchĂ©. – Une pelletĂ©e de charbon dans la chaudiĂšre. Que personne ne descende on repart. – Il y a tout de mĂȘme trop d’accidents sur la ligne, jeta ThĂ©rĂšse, incorrigible. Mme Lefouin se retourna, sĂ©vĂšre – On ne vous demande pas votre grain de sel, mademoiselle. Travaillez donc. Deux personnes poussaient la porte ; Justin prit congĂ©. – Je vais au-devant de M. Lefouin
 Au revoir, mesdames. Vers la fin de l’aprĂšs-midi, Mme Lefouin Ă©tant sortie de chez elle, ce qui lui arrivait rarement, puisque son mari faisait toutes les commissions, Mme Boussuge rangea son ouvrage et sortit Ă  son tour comme si rien n’était. Les deux femmes se rencontrĂšrent dans le magasin d’épicerie oĂč elles avaient eu affaire, tout Ă  coup, simultanĂ©ment. – Eh bien ! dit Mme Boussuge, vous avez eu tantĂŽt la visite de Justin. – Oui, fit la receveuse Ă  mi-voix, pendant qu’on les servait, je ne me trompais pas il n’y a plus ça » entre eux ; je le jurerais. Ça » Ă©tait une dent de la mĂąchoire supĂ©rieure que l’ongle du pouce n’ébranlait pas trop, Ă  cause de l’usure. – Que Dieu vous entende ! soupira Palmyre. – Ils ont Ă©changĂ© quelques mots seulement
 Vous pensez bien que je ne les quittais pas des yeux
 sans en avoir l’air. Si leur intrigue durait encore, ils auraient fait ceux qui ne se connaissent pas
 ; tandis qu’ils se sont parlĂ© le plus naturellement du monde. – Ah ! je vous remercie ! dit Mme Boussuge avec Ă©lan. C’est un sujet si dĂ©licat que je n’ai pas encore osĂ© l’aborder devant mon fils. Et je voudrais bien, cependant, dissiper le nuage qui subsiste entre nous. – À votre place, moi, conseilla Mme Lefouin, je ne rĂ©veillerais pas le chat qui dort. C’est un jeu dangereux. Je prĂ©fĂ©rerais traĂźner la chose en longueur le temps arrange tout. – C’est l’avis de mon mari. Vous avez peut-ĂȘtre raison tous les deux. Mais ne trouvez-vous pas, madame Lefouin, qu’il y a pour une mĂšre assez de sujets d’inquiĂ©tude maintenant sans celui-lĂ  ? La receveuse conclut philosophiquement – On rĂ©clame la paix il faudrait l’avoir d’abord chez soi. Elle n’est nulle part. Et les deux femmes rentrĂšrent, chacune de son cĂŽtĂ©, Ă  quelques minutes d’intervalle, pour n’avoir l’air de rien ». Justin et ThĂ©rĂšse ne se fĂ©licitaient pas moins de leur ruse. Le rendez-vous qu’ils s’étaient donnĂ© Ă  trois heures, non loin des Quatre-Arbres, une des curiositĂ©s de la forĂȘt, ne fut pas contrariĂ©. La journĂ©e Ă©tait douce. L’étĂ©, aprĂšs avoir jetĂ© feux et flammes, s’apaisait. L’automne commençait Ă  rĂŽder dans l’air et Ă  tĂąter la forĂȘt. Assis auprĂšs de son amie, au pied d’un hĂȘtre, Justin s’exaltait chastement. – Vous sentez bon, disait-il. Il lui semblait, Ă©tant amoureux, que toutes les essences de la forĂȘt se concentraient sur la jeune fille, alors qu’il n’avait plu qu’un peu d’eau de Cologne sur ses cheveux, sa figure et son cou. Elle l’écoutait sans tourner la tĂȘte vers lui car ils Ă©taient si prĂšs l’un de l’autre qu’elle ne pouvait pas faire un mouvement sans paraĂźtre offrir ses lĂšvres. Or, il les avait dĂ©jĂ  prises, et elle en manifestait plus de crainte que de plaisir. Elle rĂ©pĂ©tait – Restez tranquille, voyons
 On peut nous voir
 Que dirait votre mĂšre si elle savait qu’on nous a aperçus ensemble
 et ici ? Elle n’avait trouvĂ© que ce moyen de contenir l’ardeur de Justin ; chaque fois qu’il poussait ses travaux d’approche, elle agitait devant lui l’image de sa mĂšre, comme pour en Ă©prouver l’effet. – Vous n’oserez pas lui parler
 Avouez qu’elle vous intimide plus que votre pĂšre ?
 Au fond, vous pliez tous les deux devant elle. Il s’excusait – Je viens Ă  peine d’arriver
 Je ne veux pas non plus, de but en blanc
 Et puis, mieux vaut plier que rompre
 Nous serions bien avancĂ©s ! – Bref, vous attendez la fin de votre permission
 – Non
 mais les derniers jours, afin de ne pas la gĂąter si
 Il n’achevait pas, revenait Ă  ses opĂ©rations laborieuses Ă  terme. Il serrait le bras de ThĂ©rĂšse, enfermait sa main dans les siennes Ă  lui, baisait sa nuque, cherchait Ă  faire ployer sa taille, qu’elle dĂ©gageait. Chacun d’eux suivait son idĂ©e, et ce n’était pas la mĂȘme. – Retirez votre chapeau
 – Si vous retirez votre main
 Il obĂ©issait, elle ĂŽtait son chapeau, le posait sur ses genoux et faisait bouffer ses cheveux qui profitaient de sa lumiĂšre pour blondir. – Je vous aime
 Donnez-moi au moins vos yeux, disait-il, puisque vous avez peur que je ne vous dĂ©coiffe Ă  prĂ©sent
 Elle les lui donnait ; mais aussitĂŽt et pour obvier Ă  une privautĂ© plus grande qui menaçait sa bouche, la petite chantait son antienne – Vous avez eu tort de ne pas Ă©crire Ă  vos parents
 Oui, plus j’y pense, plus je trouve que vous avez eu tort
 – N’y pensez pas. – Nous serions fixĂ©s
 D’autant plus que lĂ -bas et exposĂ© comme vous l’ĂȘtes, vous auriez rencontrĂ© moins de rĂ©sistance que maintenant. – Puisque je vous promets d’en venir Ă  bout ! – Vous promettez tant de choses !
 En attendant, nous devons nous cacher comme des malfaiteurs. Votre mĂšre n’hĂ©siterait pas Ă  demander mon dĂ©placement, si elle se doutait
 – Elle ne se doute de rien, affirmait-il avec assurance de quelqu’un qui a des distractions. – Et Mme Lefouin ? La moindre imprudence de notre part peut rĂ©veiller ses soupçons
 Il chassait Mme Lefouin de la bouche fraĂźche sur laquelle voltigeait son nom ; mais quelques instants n’en avaient pas moins Ă©tĂ© dĂ©robĂ©s Ă  l’emploi du temps qu’ils s’étaient tracĂ©. Et c’est ainsi qu’on n’arrive Ă  rien. Ils ne se revirent que le dimanche suivant, au mĂȘme endroit et Ă  la mĂȘme heure. ThĂ©rĂšse arriva la premiĂšre au rendez-vous. En apercevant Justin et avant toute effusion, elle demanda – Eh bien ! leur avez-vous parlĂ© ? – Oui. – Ah !
 Racontez ! Il n’était pas pris de court ; il avait eu le temps de composer son rĂ©cit, d’en attĂ©nuer les couleurs trop vives. Il dit – Mon pĂšre et ma mĂšre ne sont pas du tout prĂ©venus contre vous et notre projet de mariage ne les a pas non plus Ă©tonnĂ©s ils s’y attendaient. – Comment cela ? – Maman est trĂšs fine elle en a eu l’intuition du jour oĂč j’ai cessĂ© de lui parler de vous. – Et c’est alors que vos parents m’ont fermĂ© leur porte. – Ils ne la fermaient pas positivement
 Comprenez bien
 Ils imposaient Ă  notre amour une sorte d’épreuve, Ă  laquelle il a rĂ©sisté  Cela ne fait plus pour eux l’ombre d’un doute. Je leur ai dĂ©clarĂ© que je n’aurais pas d’autre femme que vous. – Et qu’ont-ils rĂ©pondu ? – Ce que rĂ©pondent tous les parents je ne pouvais pas songer Ă  me marier avant d’avoir une situation ; la guerre terminĂ©e, il sera temps d’aviser ; et ainsi de suite. – Votre mĂšre ne peut pas me sentir, avouez-le donc. – Au contraire elle rend justice Ă  vos qualitĂ©s ; elle vous trouve courageuse
 ; elle n’a aucun reproche Ă  vous adresser
 – Mais elle a rĂȘvĂ© pour son fils un parti plus avantageux que la petite aide de la poste. Elle retira ses mains que Justin avait prises. Il poursuivit imprudemment – Quand maman vous connaĂźtra mieux
 – Il ne tenait qu’à elle de m’étudier elle n’avait qu’à continuer Ă  me recevoir, repartit vivement ThĂ©rĂšse. Elle avait sur le cƓur les commentaires provoquĂ©s par le changement d’attitude des Boussuge Ă  son Ă©gard, et, certains jours, son antipathie pour la mĂšre surpassait son inclination pour le fils. Le mariage Ă©quilibrait les deux sentiments. Elle n’était pas fonciĂšrement vindicative, mais elle avait du joueur cette excitation Ă  la revanche qu’il trouve dans une partie perdue. – Il faut se mettre Ă  leur place, fit Justin, conciliant. Le cƓur, Ă  leur Ăąge, ne prend pas facilement de nouvelles habitudes. Plus tard, vous verrez qu’ils vous adopteront. Armons-nous de patience. – Oui, comme dit l’autre grignotons-les, on les aura ! Le rire forcĂ© de la jeune fille dĂ©couvrit des dents blanches, humides, sur lesquelles aussitĂŽt la bouche de Justin se porta. Mais ThĂ©rĂšse se dĂ©gagea brusquement. – Enfin, ils ne veulent rien savoir ; voilĂ  le plus clair de l’histoire. – J’ai le moyen de les contraindre, dit le soldat entre ses dents. – Quel moyen ? Il ne rĂ©pondait pas ; la tĂȘte basse, il enlevait un Ă  un des brins d’herbe, comme les Ă©pingles d’une pelote. Elle insista – Quel moyen ? Se passer de leur consentement ? – Je voudrais les amener Ă  rĂ©flĂ©chir avant d’en venir là
 J’ai dit Ă  maman que j’allais demander Ă  partir pour Salonique, dans l’aviation. La petite aide fit la moue. – Si c’est lĂ  tout ce que vous avez trouvé  – Elle cĂ©dera plutĂŽt que de me voir m’en aller si loin, expliqua Justin. Voulez-vous parier qu’elle cĂ©dera ? je compte sur papa pour lui faire entendre raison
 Il est sans parti pris
 – Mais il n’est pas le maĂźtre, il n’a que le gouvernement des champignons. – DĂ©trompez-vous il est fort capable d’un coup d’autoritĂ©. Les assurances de Justin Ă©taient un habile mĂ©lange de vĂ©ritĂ© et de mensonge. Il n’avait pressenti que son pĂšre, et celui-ci, sans cĂ©rĂ©monie, en bon camarade, s’était appliquĂ© Ă  le dĂ©tourner de son dessein. – Pour le moment, dĂ©clara-t-il, ta mĂšre est irrĂ©ductible, tu peux m’en croire, car j’ai les oreilles rebattues de cette histoire depuis qu’elle en a eu vent. Ne lui empoisonne pas ta courte permission et laisse-moi faire. Tout s’arrange avec le temps. Reviens-nous d’abord sain et sauf ; nous verrons aprĂšs. Paroles pleines de sagesse et qui laissaient la porte ouverte Ă  toutes les espĂ©rances. Justin n’avait nullement Ă©largi le dĂ©bat en menaçant ses parents de changer d’arme et de se faire envoyer Ă  l’armĂ©e d’Orient. L’expĂ©dient lui avait tout d’un coup traversĂ© l’esprit et il ne le soumettait Ă  ThĂ©rĂšse que pour en tirer avantage. Il s’était promis de leurs rendez-vous mille fĂ©licitĂ©s ; il n’avait pensĂ© qu’à cela pendant six mois ; il s’était composĂ©, jour et nuit, tout un programme de caresses graduĂ©es, envisageant mĂȘme l’ultime, avec la complicitĂ© des circonstances ; et il Ă©tait encore moins avancĂ© Ă  la seconde rencontre qu’à la premiĂšre. PossĂ©dĂ©e par une idĂ©e fixe ou fine mouche, ThĂ©rĂšse avait tout de suite rĂ©ussi Ă  aiguiller l’entretien vers ces rĂ©gions arides oĂč l’ombre est sans mystĂšre et le printemps sans fleurs. Et ils n’en sortaient pas et le temps passait en pure perte. Justin finit par perdre patience et se fit pressant. – Je vais repartir, ma ThĂ©rĂšse chĂ©rie ; je ne sais quand je reviendrai
 ni mĂȘme si je reviendrai. Cette permission est peut-ĂȘtre la derniĂšre
 et quel souvenir en emporterai-je ? Nous nous sommes vus deux fois, et c’est Ă  peine si je t’ai tenue cinq minutes dans mes bras. Et des baisers, combien en avons-nous Ă©changĂ© ? Cependant, tu as ma promesse et j’ai la tienne
 La tĂȘte attirĂ©e sur l’épaule de Justin, elle rĂ©sistait encore et dĂ©robait sa taille. – Non, Justin
 Nous ne sommes pas fiancĂ©s
 puisque vos parents refusent
 Mais il Ă©tait le plus fort ; en resserrant sort Ă©treinte, il rĂ©duisait ThĂ©rĂšse Ă  l’impuissance ; il lui parlait de si prĂšs que leurs souffles se mĂȘlaient et que leurs paupiĂšres allaient Ă  l’instant mĂȘme se toucher des cils. Il dit alors ardemment – Que ce soit ou non leur dernier mot, qu’importe, ma ThĂ©rĂšse ! As-tu confiance en moi ?
 Nous surmonterons tous les obstacles
 Je ne veux pas que tu en doutes
 Elle Ă©tait dans cet Ă©tat d’ébriĂ©tĂ© qui prĂ©cĂšde en amour l’extase ; elle renversa la tĂȘte en arriĂšre et vit un ciel sans voiles, un ciel tout nu, percer la forĂȘt de flĂšches d’or innombrables
 Et puis, dans un sursaut, elle fut debout, au bruit que firent des branches Ă©cartĂ©es, Ă  cĂŽtĂ© d’eux. Justin s’était relevĂ©, lui aussi, et regardait
 Surgissant d’un taillis rouge d’avoir couru et confus de sa dĂ©couverte, le petit Nanand s’était arrĂȘtĂ©, comme au seuil d’une porte un indiscret involontaire. – Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui dit durement Justin. – Rien, rĂ©pondit l’enfant. Je me promĂšne avec M. Boussuge. Il est aux Quatre-Arbres, en train de causer avec des ramasseux de champignons. – Eh bien ! va le retrouver. Nanand obĂ©issait ; Justin le rappela. – Écoute-moi
 Si tu as le malheur de dire Ă  la maison que tu m’as rencontrĂ© ici, tu auras affaire Ă  moi. C’est compris ? – Oh ! il n’y a pas de danger, fit le petit rĂ©fugiĂ© en s’en allant. Le charme Ă©tait rompu tout de mĂȘme ; il fallait se sĂ©parer pour rentrer. ThĂ©rĂšse s’était ressaisie. – Voyez, dit-elle, Ă  quoi vous m’exposez. Si Nanand parle malgrĂ© votre dĂ©fense, me voilĂ  compromise. J’ai eu tort de venir. Je paierai cher mon imprudence. Votre mĂšre va se charger de ma rĂ©putation
 Il avait essayĂ© de reprendre sa main ; en vain, jamais ils ne s’étaient moins aimĂ©s que pendant cette permission si dĂ©sirĂ©e. – Je ne vous reverrai pas avant mercredi, jour de mon dĂ©part, dit Justin ; mais je vous Ă©crirai
 et ce sera, je l’espĂšre, pour vous donner de bonnes nouvelles. – Une seule me ferait plaisir. – Laquelle ? – Vous le savez bien. – Dites toujours. – Être autorisĂ©e Ă  vous conduire Ă  la gare avec vos parents. Les Lefouin
 et bien d’autres, en tomberaient malades ! Il crĂąna. – Il ne faut jurer de rien. Elle eut un geste d’incrĂ©dulitĂ© ; puis, sous l’empire de son idĂ©e fixe – Il faudrait, pour ça, ne pas trembler comme vous faites devant votre mĂšre vous avez peur d’elle. Et sur ces mots, les derniers qu’il devait de sa bouche entendre, ThĂ©rĂšse le quitta, sans mĂȘme lui tendre la main. Elle prit Ă  droite, il prit Ă  gauche et feignit de s’ĂȘtre mis Ă  la recherche de son pĂšre, lorsqu’il rejoignit celui-ci et Nanand, dans le chemin conduisant aux Quatre-Arbres. Boussuge maugrĂ©ait comme un propriĂ©taire qui a trouvĂ© des braconniers sur ses chasses gardĂ©es. Des femmes de peine cueillaient des champignons pour le compte d’un entrepreneur, et les rĂ©fugiĂ©es qui se livraient Ă  ce travail y gagnaient de bonnes journĂ©es. Le mycologue s’affligeait de cette incursion des barbares dans un domaine qu’il considĂ©rait comme le sien. Tous ces accourus, Canadiens et rĂ©fugiĂ©s, saccageaient la forĂȘt. On ne pouvait donc pas la laisser tranquille ! Elle n’était pas chargĂ©e de nourrir les citadins plus qu’elle n’avait Ă  pourvoir aux exigences de la dĂ©fense nationale. Elle est dans la nature pour son agrĂ©ment. On ne devrait pas en vivre ni la prostituer au commerce, Ă  l’industrie et aux armĂ©es. Boussuge s’abandonnait Ă  une gĂ©nĂ©reuse exaltation, mais qui laissait percer le bout de l’oreille. Au fond, il rangeait la mycologie parmi les arts Ă  protĂ©ger, et la forĂȘt au nombre des propriĂ©tĂ©s dites nationales, dont il convient de rĂ©server la jouissance aux gens bien Ă©levĂ©s. Il eĂ»t volontiers facilitĂ© la sĂ©lection en faisant payer le mĂȘme droit d’entrĂ©e pour visiter la forĂȘt que pour visiter un musĂ©e. Il avait, avec le goĂ»t de la conservation, le sentiment de la noblesse et du Beau. Mais il discourait en pure perte Ă  cĂŽtĂ© de Justin qui se demandait cependant Dois-je lui reparler de ThĂ©rĂšse ? » Il fut heureux, pour ne pas le faire, d’en avoir l’excuse dans la prĂ©sence de Nanand. Ce soir-lĂ , quand ZĂ©naĂŻde vint, comme d’habitude, Ă©teindre la lampe Pigeon au chevet du petit rĂ©fugiĂ© et lui souhaiter bonne nuit, l’enfant, de ses bras nouĂ©s au cou de la servante, la retint. Elle crut, d’abord, Ă  un jeu de sa part. – Allons, laisse-moi
 et dors. – NĂšde, j’ai quelque chose Ă  te dire, murmura-t-il Ă  l’oreille de la vieille fille. – Tu me le diras demain. – Non
 tout de suite. C’est un secret. Et il raconta Ă  ZĂ©naĂŻde la scĂšne de l’aprĂšs-midi, en forĂȘt. – C’est bien, fit-elle, aprĂšs un moment de rĂ©flexion ; j’en parlerai Ă  Madame. Mais Nanand, rejetant son drap, se mit debout sur son lit et cria, en colĂšre – Je te dĂ©fends
 tu entends ?
 je te dĂ©fends de rĂ©pĂ©ter ce que je t’ai dit. Si tu faisais ça, NĂšde, je te dĂ©testerais et jamais plus je ne te laisserais m’embrasser ! C’est un secret Ă  nous deux. J’aurais pu le garder pour moi tout seul ; c’est parce que je t’aime que je partage. ZĂ©naĂŻde recoucha doucement l’enfant, borda son lit et dit, moitiĂ© sĂ©rieuse, moitiĂ© riant – LĂ , là
 calme-toi, petit serpent
 Je ferai ce que tu veux. – Tu me le jures ? – Je te le jure. – Sur ce que tu as de plus sacrĂ© ? Elle ne chercha pas longtemps. – Sur ta tĂȘte, dit-elle, sans rire, cette fois. Et la MalaisĂ©e, en dĂ©pit de sa rĂ©putation de mauvaise langue, tint parole. XVIII LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS Le docteur Chazey accomplissait la pĂ©nible mission d’annoncer aux familles la mort de leurs enfants tuĂ©s Ă  l’ennemi. Il s’acquittait de ce soin avec beaucoup de tact et n’avait recours que rarement, pour le supplĂ©er, au premier adjoint ou Ă  un conseiller municipal. Il connaissait tous ses administrĂ©s sur le bout du doigt, en sa double qualitĂ© de mĂ©decin et de maire. Il avait vu naĂźtre la plupart de ces jeunes gens que la guerre, un Ă  un, ravissait Ă  la commune ; il avait mariĂ© leurs parents et quelquefois ensuite apaisĂ© des querelles qui paraissaient rendre inĂ©vitable le divorce auquel il Ă©tait, en principe, hostile. Il y avait peu d’habitants de Bourg qui ne l’eussent arrĂȘtĂ© dans la rue au moins dix fois, pour solliciter de son obligeance un conseil ou une ordonnance gratuite. Il Ă©tait enfin plus que tout autre qualifiĂ© pour rayer du monde les enfants qu’il y avait mis. Il les appelait encore par leur petit nom, en venant faire part de leur dĂ©cĂšs, et cette familiaritĂ© Ă©tait comme le premier pansement appliquĂ© par un camarade sur une blessure vive. À cinquante reprises dĂ©jĂ , depuis trois ans, il s’était prĂ©sentĂ© dans la maison qu’il allait dĂ©soler en ouvrant la porte, et puis en ouvrant la bouche. Il devait choisir l’heure d’aprĂšs les occupations et les habitudes des parents. Il calculait comme un meurtrier la force du premier coup ; mais il l’amortissait en le portant. Et d’ailleurs, il pouvait presque dire d’avance comment le coup serait reçu. Il avait d’abord songĂ© Ă  Ă©tablir un roulement entre quelques personnes assumant la tĂąche ingrate de faire le signe de mort. Un porteur unique de mauvaise nouvelle risquait d’avertir tout le monde de sa dĂ©marche avant les intĂ©ressĂ©s. Mais il avait rĂ©flĂ©chi que son caractĂšre de mĂ©decin Ă©tait le plus propre, au contraire, Ă  Ă©loigner les soupçons. On le voyait circuler et sonner aux portes du matin au soir. On ne pouvait pas savoir s’il entrait dans les maisons en mĂ©decin des vivants ou en mĂ©decin des morts ; car il Ă©tait d’une discrĂ©tion farouche, et les parents du soldat trĂ©passĂ© connaissaient toujours leur malheur avant que la rumeur publique le leur eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©. Il les divisait en deux catĂ©gories les familles sans religion auxquelles, aprĂšs avoir rempli les devoirs de son ministĂšre, il disait simplement – Quelle consolation vous offrirais-je, mes pauvres amis ? Vous savez mieux que moi ce que vous perdez
 Il vous reste le souvenir
 ; mais il est Ă  deux faces ; l’une qui rit dans le passĂ©, l’autre qui pleure
 Il Ă©vitait ce patriotisme que Saint-Just appelait un commerce des lĂšvres. Il ne sĂ©chait pas les larmes en dĂ©clamant Votre fils est mort en hĂ©ros
 » ; mais il disait Henri est mort » ou Charles, si c’était Charles, d’un ton tellement pĂ©nĂ©trĂ©, qu’il aidait le patient Ă  supporter la crise. Il avait une inĂ©puisable provision de morphine pour ce genre de piqĂ»re. Il Ă©tait plus Ă  son aise dans les familles chrĂ©tiennes ; il entrait mieux dans leur douleur. – Il n’y a rien pour la calmer, chez le pharmacien d’en face ni chez moi, disait-il. Le remĂšde est là
 Et il leur montrait le clocher de l’église. Il ne rĂ©citait pas les derniĂšres priĂšres ; il ne les prescrivait pas non plus il y faisait penser. AprĂšs chacun de ces sondages, le docteur Chazey ne rapportait pas toujours de l’espĂšce humaine une opinion favorable ; mais, habituĂ© aux haleines fiĂ©vreuses, il s’expliquait son dĂ©goĂ»t en attribuant aux dĂ©sordres de l’estomac les vapeurs du cerveau et les miasmes de l’ñme. – Je crains beaucoup plus la contagion de la mĂ©disance que la contagion de la maladie, disait-il, un jour, Ă  Boussuge. Vis-Ă -vis de la premiĂšre, pas de prophylaxie qui tienne ! Le dĂ©nigrement et la mĂ©disance sont les plaies de la plus petite agglomĂ©ration
 et je ne soigne cela, comme maire, qu’accidentellement. Je ne guĂ©ris, je ne prĂ©serve personne. Le vieux mĂ©decin que je suis a eu souvent, dans sa longue carriĂšre, la main heureuse et le diagnostic sĂ»r
 Il ne m’est jamais arrivĂ©, que je sache, d’amputer une vipĂšre de sa langue sans qu’elle repousse. La vipĂšre ne meurt jamais des suites de l’opĂ©ration, elle en vit, au contraire, et communique son venin. Il en est une, imaginez-vous, qui a insinuĂ© que je recueillais sous mon toit une rĂ©fugiĂ©e afin de coucher avec sans avoir Ă  me dĂ©ranger. L’opinion publique, n’ignorant pas qui je suis et ce que je vaux, aurait dĂ» faire justice d’une pareille imputation, hein ? Pas du tout. Si dix personnes m’ont dĂ©fendu, cent autres, sans positivement m’accabler, ont souri en pensant qu’il n’y a pas de fumĂ©e sans feu. Le cancan est devenu un fait je suis en mĂ©nage avec ma rĂ©fugiĂ©e ! Et ne croyez pas que j’aurais imposĂ© silence en la congĂ©diant
 Quelle erreur ! Le rĂ©sultat eĂ»t Ă©tĂ© le mĂȘme
 et la lĂąchetĂ© me fĂ»t restĂ©e pour compte. Tout cela pour la morsure d’une vipĂšre que je n’ai mĂȘme pas excitĂ©e en mettant le pied dessus. Voulez-vous que je vous dise, mon cher Boussuge ? Un de ces quatre matins, aprĂšs trente ans de bons et loyaux services, je serai dĂ©gommĂ© et la commune, plus tard, ne gardera de moi que le souvenir d’un maire paillard
 Le mot vous offusque ? Mettons libertin
 qui aura profitĂ© de la guerre pour s’ébaudir Ă  peu de frais. Boussuge protesta sincĂšrement – Laissez donc tout cela. Vous d’habitude si pondĂ©rĂ©, d’une mesure si parfaite en tout, voilĂ  que vous exagĂ©rez. Les paroles s’envolent ; autant en emporte le vent. – Oui, reprit le docteur Chazey, les paroles s’envolent
 mais les lettres aussi
 les lettres anonymes s’entend. – Que voulez-vous dire ? – Allons, je vois que vous ne savez pas tout. Ainsi que la vertu pourtant, cette mĂ©disance, pour vous inoffensive, a des degrĂ©s et la dĂ©lation en est un, le plus Ă©minent. Quel est le principal vĂ©hicule de la dĂ©lation, en province surtout ? La lettre anonyme. – Vous en avez reçu ? demanda Boussuge. – RĂ©cemment, non, rĂ©pondit le docteur, mais le mari de ma rĂ©fugiĂ©e, son mari mobilisĂ©, a reçu, timbrĂ©es d’ici, deux lettres anonymes l’avertissant que sa femme avait des bontĂ©s pour moi. – Est-ce possible ! – Vous allez voir. Le mari a Ă©crit qu’il tirerait plus tard l’affaire au clair
 ; en attendant, le meilleur moyen pour sa femme de se disculper, c’était de dĂ©guerpir sur-le-champ. – OĂč irait-elle ? – OĂč elle voudra. S’il n’y avait pas les enfants, elle ne serait pas embarrassĂ©e. Ah ! Ă©coutez donc
 et rĂ©flĂ©chissez. La vie dĂ©jĂ  pĂ©nible de cet homme est dĂ©sormais empoisonnĂ©e par le soupçon
 et je le comprends si bien que j’ai donnĂ© moi-mĂȘme Ă  Mme Louvois le conseil de partir. Mais elle s’y refuse absolument. Elle se trouve bien Ă  la maison pour attendre la fin de la guerre. Elle n’a rien Ă  se reprocher. Elle ne gĂȘnerait que moi, Ă  la rigueur, avec ses trois mioches, auxquels l’ñge canonique de leur hĂŽte, s’oppose, croyez-moi, Ă  ce qu’il leur donne un frĂšre ou une sƓur. Bref, je n’ai, dit-il pĂ©remptoirement, aucun motif pour la congĂ©dier. – C’est la vĂ©ritĂ©. – L’ingrate vĂ©ritĂ© ! Que va-t-il arriver ? Un de ces jours, un poilu vĂȘtu de bleu horizon et de crĂ©dulitĂ© viendra me faire une scĂšne chez moi ou Ă  la mairie
 ; et que sa femme le suive ou ne le suive pas, le scandale sera le mĂȘme. J’aimerais presque mieux subvenir tout de suite aux besoins de Mme Louvois ailleurs qu’ici
 C’est alors peut-ĂȘtre que j’aurais le moins de chances de passer pour l’entretenir. Eh bien ! que pensez-vous, cher ami, de ces effets d’une lettre anonyme ? Et celui qui l’a Ă©crite jubile en me croisant dans la rue, soyez-en certain. Je lui serre la main. Il est mon voisin, mon obligé  Il a une bonne figure loyale et le cƓur sur la main
 – À quoi attribuez-vous, alors, son acte de malveillance ?
 – À rien. Il n’a aucune raison de me nuire. Il n’est pas mon ennemi. Il fait le mal pour le mal. Je mets un intĂ©rĂȘt dans sa vie, qui en Ă©tait dĂ©pourvue. Il s’endort paisiblement en pensant tantĂŽt Ă  moi, tantĂŽt Ă  Mme Louvois et Ă  son mari. Il se dit Je voudrais bien savoir quelle tĂȘte ils font, tandis que je suis lĂ  bien tranquille et riant sous cape
 » Il ne rĂȘve pas mĂȘme plaies et bosses, comme on pourrait le supposer, non ! Il se distrait, ni plus ni moins qu’en lisant le journal ou en faisant la manille au cafĂ© de l’Univers. – Il ou Elle finira pas se trahir, prĂ©suma Boussuge. Tout porte Ă  croire que c’est une femme. – Pourquoi, je vous prie ? – Parce que l’accourue, l’étrangĂšre au pays, est immĂ©diatement, vous le savez bien, une ennemie et qu’en adoptant celle-ci vous avez heurtĂ© de front la xĂ©nophobie rurale. C’est surtout, Ă  mon sens, ce qu’elle ne vous pardonne pas. – J’ai recueilli, pour donner l’exemple, la mĂšre dont personne ne voulait, avec sa famille nombreuse. Je ne pouvais pas prĂ©voir que cette guerre aurait une pareille durĂ©e. S’il me fallait descendre Ă  chercher la femme, aussi bien, ne serait-elle pas plutĂŽt dans ce nid de rĂ©fugiĂ©es qu’abrite la Ferme Bourrue ? Plus d’une doit ĂȘtre jalouse de la place qu’a trouvĂ©e chez moi Mme Louvois. Mais justement parce que c’est un nid, dĂ©jĂ  la coupable aurait Ă©tĂ© vendue par ses compagnes
 et vendue pour un morceau de pain
 Non
, la faute est celle d’un isolé  et elle demeurera impunie, mon bon ami, car je ne ferai rien pour dĂ©couvrir le pĂ©cheur. Une derniĂšre question embarrassait Boussuge ; il la posa – L’idĂ©e ne vous est pas venue qu’un de vos adversaires politiques
 Le bon docteur se rĂ©cria – Non ! Dussiez-vous me trouver naĂŻf, je ne les mĂ©sestime pas encore Ă  ce point-lĂ . Certes, ils m’en ont fait voir de toutes les couleurs, mais je veux les croire incapables d’une pareille bassesse, mĂȘme Ă  l’instigation de leurs vertueuses Ă©pouses. – Vous allez peut-ĂȘtre un peu loin, dit Boussuge. – DĂ©trompez-vous, continua le maire. Ces gens-lĂ  Ă©ructent, pĂ©rorent, paradent, et pĂ©taradent
 Le chuchotement ne leur convient pas
 Nos bons radis ont besoin d’une estrade pour se faire entendre et d’une galerie pour se faire applaudir ; ils ont surtout besoin de s’écouter parler
 et la perfidie aime le mystĂšre et les dĂ©tours. Vous avez Ă©tĂ© plus que moi l’ami des ChĂ©vremont. Les voyez-vous Ă©crivant des lettres anonymes ? – Non, rĂ©pondit franchement Boussuge. Le docteur Chazey, dont les petits yeux gris pĂ©tillaient de malice, quand la bontĂ© ne les humectait pas, baissa la voix, regarda autour de lui et, se penchant vers son interlocuteur, poursuivit – À qui ouvrirais-je mon cƓur, sinon Ă  un homme qui n’est comme vous infĂ©odĂ© Ă  aucun parti ? Apprenez donc que certaines paroissiennes de ma connaissance me sont bien plus suspectes que les femmes de l’autre bord. Les unes et les autres caquettent entre elles, assurĂ©ment ; mais je dois reconnaĂźtre que l’église, loin de mettre une bride aux langues bien pendues, les inciterait plutĂŽt Ă  rattraper dehors le temps passĂ© en oraisons et en recueillement pendant les offices. L’abbĂ© de Choisy rapporte qu’un valet de chambre du cardinal Le Camus avait entendu celui-ci dire dans ses priĂšres Mon Dieu, j’ai domptĂ© ma chair
 domptez ma langue ! » Boussuge s’amusa du propos et rĂ©pliqua, pour n’ĂȘtre pas en reste d’érudition – Votre attitude, dans la querelle des radis et des ratis, me rappelle Ă  moi, docteur, un autre personnage, ce pittoresque Chodrus-Duclos, dit l’homme Ă  la longue barbe, qui fut populaire sous Charles X. – Connais pas. – Il Ă©tait royaliste dans l’ñme, pauvre comme Job et courageux comme Bayard. Il Ă©tait prĂȘt Ă  se faire tuer pour ses princes, qu’il avait suivis Ă  Gand, en 1815. Il promenait ordinairement ses haillons au Palais-Royal. Il s’y trouvait en 1830, aux Trois Glorieuses, au milieu d’une bande armĂ©e qui tirait sur les Suisses, sans les atteindre. Il emprunta le fusil d’un homme du peuple, visa un Suisse et le descendit ; aprĂšs quoi il rendit le fusil au maladroit en disant Je voulais seulement vous montrer la maniĂšre de s’en servir je ne suis pas de votre parti ! » – Compris, l’apologue ! fit le docteur Chazey en riant Ă  son tour. Non, malgrĂ© les apparences, je ne tire pas sur mes troupes. – Mais vous appelez l’attention sur leurs points faibles. – Pour qu’ils les fortifient. Oh ! je sais bien que c’est difficile
 De toutes les dĂ©mangeaisons, la plus insurmontable est celle de parler. La plus Ă©difiante dĂ©votion n’épuise pas le rĂ©servoir de pensĂ©es et de confidences que chaque femme porte en soi et qu’elle dĂ©pense comme elle peut, oĂč elle peut. La religion a beau lui enseigner l’amour du prochain et le pardon des offenses c’est aimer son prochain, croit-elle, que de dĂ©noncer ses erreurs et sa conduite impie, et s’il est offensĂ©, l’exemple du pardon, qu’elle attend de lui, absout d’avance la pĂ©cheresse. – Je disais bien, s’écria Boussuge vous ĂȘtes un type dans le genre de Chodrus-Duclos, soutien du trĂŽne et terrible aux partisans du rĂ©gime. Le vieux docteur libĂ©ral reprit – Au terme d’une longue vie chrĂ©tiennement remplie, j’ose le dire, j’ai acquis cette conviction pas plus que nous n’opĂ©rons les bossus, les religions, quelles qu’elles soient, n’opĂšrent la mĂ©chancetĂ© invĂ©tĂ©rĂ©e. Le monde n’a jamais changĂ© et l’on ne corrige pas la nature. Les prĂȘtres ne sont pas plus avancĂ©s en morale que nous ne le sommes en mĂ©decine ou en chirurgie. Ils ne guĂ©rissent pas les tares originelles ; ils n’ont que des palliatifs pour les Ăąmes cardiaques, cancĂ©reuses ou cavitaires. – Et vous ĂȘtes croyant ! – Et je suis croyant, et je mourrai dans la foi de mes parents. Mais l’expĂ©rience m’a dĂ©montrĂ© que les sourciers de Dieu sur la terre n’ont pas le pouvoir de faire jaillir l’innocence et la bontĂ© d’un endroit oĂč elles ne sont pas innĂ©es. Ils les dĂ©couvrent, ils les proclament ils ne les dĂ©terminent pas. – Et voilĂ  pourquoi vous ĂȘtes menacĂ© de la colĂšre d’un imbĂ©cile ou d’une brute ! – Oui, voilĂ  pourquoi j’attends tout le mal possible des gens Ă  qui je n’ai fait que du bien. Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font ! Parole magnifique dont la justesse se vĂ©rifie chaque jour. L’auteur des lettres anonymes n’a pas calculĂ© les consĂ©quences de sa vilenie et M. Louvois ne saura pas davantage ce qu’il fait en venant me sauter Ă  la gorge. – Il vous connaĂźt ? – Non. Le hasard a voulu que je fusse retenu par le conseil gĂ©nĂ©ral la seule fois qu’il est venu en permission
 Et il s’est installĂ© chez moi comme chez lui. – Il n’ignore donc pas qui vous ĂȘtes. Le docteur Chazey jouait avec son lorgnon. – Euh !
 Il Ă©tait de son Ă©tat cultivateur
 J’ai demandĂ© Ă  quoi il avait passĂ© son temps et s’il s’était occupĂ© un peu de ses enfants. Sa femme m’a rĂ©pondu Lui ?
 À peine si je l’ai vu
 Tous les matins, il partait pĂȘcher Ă  la ligne, et comme il y a une bonne lieue d’ici aux Ă©tangs de BeauprĂ©, il emportait son dĂ©jeuner et ne rentrait que le soir. Il n’emmenait pas les enfants, parce que les enfants ça n’est bon qu’à effrayer le poisson. » – Tout cela n’indique pas un sentiment de la famille bien profond. – Je sais de lui, repartit le maire, un trait encore que Mme Louvois a notĂ©, il lui a dit J’espĂšre bien qu’on nous laissera notre bourguignotte
 Je mettrai la mienne au poulailler les poules iront pondre dedans comme si c’était fait exprĂšs. » – Allons, fit Boussuge, je vais moins trembler pour vous, car votre ennemi ne m’apparaĂźt plus sous les mĂȘmes couleurs sombres qu’au dĂ©but de l’histoire. – Enfin, vous me donnez l’espoir d’en rĂ©chapper. Alors, je garde cette brave femme. Advienne que pourra ! À propos, j’oubliais de vous demander quelles nouvelles du fils ? Toujours bien portant ? Le minimum d’inquiĂ©tude pour les parents qui ont un fils au front. – Je vous remercie, rĂ©pondit Boussuge. Vous ai-je dit qu’il Ă©tait parti pour Salonique
 dans l’aviation ? – Non. Il a changĂ© d’arme ? Pourquoi ? Le pĂšre eut une lĂ©gĂšre hĂ©sitation, puis, franchissant le mot – Au fait, une confidence en provoque une autre. Je peux compter sur votre discrĂ©tion comme vous ĂȘtes assurĂ© de la mienne. Justin avait nouĂ© une petite intrigue
 oh ! trĂšs pure
 avec l’employĂ©e de la poste, Mlle Paulin. Naturellement, ma femme et moi, nous n’avons pas encouragĂ© ces amourettes ; c’était bien assez de les avoir fait naĂźtre en recevant imprudemment cette jeune fille chez nous, au dĂ©but de la guerre. – Oui, je savais, dit le docteur Chazey, et je trouvais cela trĂšs bien de votre part, Ă©tant donnĂ© que cette petite rĂ©fugiĂ©e est sĂ©parĂ©e de sa famille. Boussuge continua – Nous n’avons pas Ă©tĂ©, plus que vous, rĂ©compensĂ©s de nos soins. Le fils, d’habitude si docile, si soumis, a mal pris nos justes remontrances et, sans nous prĂ©venir, a fait une demande pour passer dans l’aviation. Il n’est pas douteux que Justin n’ait subi une fĂącheuse influence. En reculant sa prochaine permission, c’est Ă©galement nous qu’il prive, sa mĂšre surtout
 Il le sait bien. – Il en prive aussi sa petite amie, fit observer le maire, un sourire au coin de la bouche. Je ne vois pas trop quel intĂ©rĂȘt elle aurait eu Ă  lui donner ce mauvais conseil. – Oh ! ils avaient si peu d’occasions de se rencontrer
 Elle s’est vengĂ©e de notre opposition Ă  ses projets. Elle espĂšre ainsi nous forcer la main. Elle se trompe. Toujours est-il que nous nous sommes trouvĂ©s soudain, sans avertissement, devant le coup de tĂȘte accompli. Eh bien ! non seulement nous en avons pris notre parti, mais nous nous en fĂ©licitons presque. Oui. La fin de la guerre sera dure en France, de quelque façon qu’elle se termine, n’est-il pas vrai ? On les aura, c’est ma conviction intime
 mais Ă  quel prix ! En attendant, nous aimons mieux savoir Justin Ă  l’armĂ©e d’Orient qu’en France Ă  l’heure dĂ©cisive. N’est-ce pas votre avis ? – Mon Dieu
 fit Ă©vasivement le docteur, sans achever. – J’aurais pu, reprit Boussuge, vous prier d’intervenir
 nous y avions pensĂ© pour faire dĂ©placer cette petite et soustraire ainsi Justin Ă  ses avances quand il vient en permission. Toute rĂ©flexion faite, nous avons mieux aimĂ© laisser les choses suivre leur cours. Avons-nous eu tort ? – Les choses rĂ©pondront Ă  cette question, mon cher ami, dit le docteur Chazey. Il faut leur faire confiance. – Ma femme raisonne Ă  cet Ă©gard comme vous. C’est d’autant plus curieux qu’elle est superstitieuse et que vous ne l’ĂȘtes pas. – En quoi consiste sa superstition sur ce point ? interrogea le maire. – Vous ne le savez pas ? Son fils ne court aucun danger sĂ©rieux, elle en est persuadĂ©e, tant que sera chez nous le petit rĂ©fugiĂ© dont nous avons la garde. C’est un fĂ©tiche, un talisman, le palladium des anciens, un bouclier vivant gage de la conservation de Justin. – Disons plus simplement l’hirondelle sous le toit, traduisit le vieillard. Heureux prĂ©sage, en effet, mon bon ami. La Providence veuille que vous ayez fait lĂ , rĂ©ellement, un placement de pĂšre de famille ! XIX UNION SACRÉE La nouvelle de l’armistice Ă©clata comme une fusĂ©e blanche dans le soir de la guerre et de l’annĂ©e. DĂšs que le tĂ©lĂ©graphe la lui eut transmise, le docteur Chazey fit venir le vieux tambour de ville, le pĂšre Froidure, ancien soldat de l’autre guerre, tapin de 70, tellement sĂ»r d’avoir pris sa retraite de tout, qu’il avait laissĂ© rouiller ses baguettes. Il ne leur faisait plus battre que le strict nĂ©cessaire, le propre du temps, les broutilles de la vie municipale. C’était le tambour frugal depuis longtemps rĂ©signĂ© Ă  vivre de peu. Le docteur Chazey, quand il entra dans son cabinet, Ă  la mairie, lui dit rondement – PĂšre Froidure, vous allez avoir l’occasion de vous distinguer l’armistice est signĂ©, la guerre est terminĂ©e. Le vieillard, bouche bĂ©e, eut besoin de se faire rĂ©pĂ©ter le communiquĂ© verbal. – Attendez une minute, reprit le maire. J’ai envoyĂ© chercher M. ChĂ©vremont et maĂźtre Le Menou. J’ai besoin de leur avis. Tenez-vous toujours prĂȘt. – Les voici, dit le pĂšre Froidure, qui, de la fenĂȘtre, les avait aperçus se hĂątant. Ils savaient dĂ©jĂ  la nouvelle par une indiscrĂ©tion tĂ©lĂ©phonique de la poste. Ils tremblaient de ne point en avoir la confirmation. Le docteur Chazey les ĂŽta d’apprĂ©hension. – C’est la vĂ©ritĂ©. RĂ©jouissons-nous
 et rĂ©jouissons-nous, cette fois, sans distinction de parti. ChĂ©vremont et le notaire, qui Ă©tait premier adjoint, rĂ©pondirent Ă  cette exhortation par une double poignĂ©e de main. Le maire ajouta – Je crois avoir votre assentiment et celui du conseil municipal en faisant tout de suite sonner les cloches. S’il y eut jamais fĂȘte Ă  carillonner, c’est bien celle-ci, hein ? – AssurĂ©ment, dit le notaire, qui Ă©tait du mĂȘme bord que le mĂ©decin. Cet empressement incita ChĂ©vremont Ă  prĂ©senter une observation qu’il n’eĂ»t sans doute pas faite s’il avait parlĂ© le premier. – Ne pensez-vous pas que le pĂšre Froidure s’acquitterait comme il faut de la tĂąche ? – C’est une espĂšce de Te Deum, dit le docteur Chazey. – Sans doute
 ; mais le tambour fait bien entendre, d’autre part, le commandement Cessez le feu ! rĂ©pliqua le vĂ©tĂ©rinaire, sans non plus Ă©lever la voix. – Il y a un moyen bien simple de trancher la question, proposa Me Le Menou, conciliant c’est de faire simultanĂ©ment battre le tambour et sonner les cloches. – Parbleu ! s’écria le maire. – C’est une solution, dĂ©clara ChĂ©vremont auquel il suffisait d’avoir sauvegardĂ© le principe. – Je vais avertir l’abbĂ© GrossƓuvre en rentrant chez moi, dit le notaire. Le docteur sortit pour donner de son cĂŽtĂ© des instructions au pĂšre Froidure ; mais ce dernier n’était plus dans l’antichambre et on le chercha en vain alentour. – Il est allĂ© chez lui prendre sa caisse, prĂ©suma le maire. – En ce cas, je lui donnerai le mot d’ordre en passant. Mais le vĂ©tĂ©rinaire n’eut pas plutĂŽt dit, qu’un allĂšgre roulement de tambour se fit entendre sur la place. Le vieux tapin n’avait pas voulu que personne le devançùt
 ÉlectrisĂ©, le kĂ©pi sur l’oreille, sentant revenir au bout de ses doigts dĂ©gourdis tous les exercices qu’il avait sus et oubliĂ©s, le bonhomme exĂ©cutait sur sa caisse, en fantaisie, quelque chose d’inouĂŻ, tirait un feu d’artifice dont il ne se croyait plus capable. Et il en Ă©tait Ă©bloui lui-mĂȘme, au point qu’il ne s’arrĂȘtait pas et que tout son rĂ©pertoire y passait, depuis le RĂ©veil jusqu’à la Charge. Il battait aux champs, comme Ă  quelque apparition imaginaire, lorsque les fenĂȘtres s’ouvrant sur la place lui rappelĂšrent son devoir. Il mit un doigt sur son tambour, comme sur une bouche invitĂ©e au silence, et de sa voix chevrotante il annonça l’évĂ©nement miraculeux. Puis, il salua de l’une de ses baguettes, ainsi qu’un officier de l’épĂ©e, et s’en fut porter plus loin le bruit de la paix
 Mais il ne rĂ©pĂ©ta pas son chant du cygne ; il se borna au prĂ©lude familier Ă  ses doigts taris, et, tambour hors d’usage, ne fit plus que claironner. Aussi bien, les cloches de PĂąques sonnaient maintenant Ă  toute volĂ©e dans le dos du pĂšre Froidure et sur sa tĂȘte
 ; mais il en haussait les Ă©paules, façon de dire Trop tard ! Bibi-Tapin ne vous a pas attendues ! » Toute la ville, cependant, Ă©tait dehors ou aux fenĂȘtres. L’automne faisait sa partie dans le concert. L’air et la lumiĂšre s’associaient par leur douceur Ă  la rĂ©jouissance nationale. Il n’y avait pas jusqu’à la forĂȘt, portant comme un bandeau sa lisiĂšre oxydĂ©e, qui ne fĂźt aussi la belle, pareille Ă  ces vieilles femmes auxquelles une teinture est secourable dans un Ăąge avancĂ©. Sorti l’un des premiers, Ă  l’appel du tambour, Boussuge, qui voulait avoir des dĂ©tails », se dirigea vers la mairie oĂč le docteur Chazey devait se trouver, au dire de Lefouin. Sur le seuil du bureau de poste, l’ancien prĂ©vĂŽt plastronnait. – Eh bien ! on les a eus
 et jusqu’au trognon ! Il fallait ĂȘtre aveugle pour en douter
 Aveugle, il l’avait Ă©tĂ©, mais il ne s’en souvenait dĂ©jĂ  plus. À l’apĂ©ritif il avait assez souvent dit leur fait aux chefs de l’armĂ©e et du gouvernement, pour ne pas leur rendre impartialement justice le jour de la victoire. Il Ă©tait soulagĂ© d’un lourd fardeau. Le filet de mĂ©nage avec lequel, tĂȘte haute et jarret tendu, il s’en allait aux provisions, pendait au bout de son bras comme autrefois le masque d’escrime aprĂšs un sĂ©vĂšre assaut. À la porte de la mairie, Boussuge se heurta presque contre ChĂ©vremont, qui en sortait. Les deux anciens amis s’arrĂȘtĂšrent. – Est-ce que vous ne trouvez pas aujourd’hui que notre fĂącherie a assez durĂ© ? dit le grand ChĂ©vremont spontanĂ©ment. – Ma foi, oui, rĂ©pondit Boussuge, ouvrant les bras Ă  l’autre, qui lui tendait la main. – C’était dans mon esprit, le jour marquĂ© pour notre rĂ©conciliation, fit le vĂ©tĂ©rinaire. – Moi, reprit Boussuge, je n’aurais pas attendu ce jour-lĂ , si la guerre nous avait Ă©prouvĂ©s dans nos plus chĂšres affections. – Moi non plus, dit ChĂ©vremont. Cela va de soi. Nos enfants heureusement, ont traversĂ© sains et saufs la zone dangereuse. Que pouvons-nous demander de plus ? – De ne jamais revoir ces horreurs
 Ils hĂ©sitaient Ă  se quitter ; le raccommodement leur paraissait trop hĂątif pour se maintenir telle une porcelaine rĂ©parĂ©e par un gagne-petit. – Vous alliez chez le pĂšre Chazey ? demanda ChĂ©vremont. – Oui
 mais s’il n’a rien Ă  m’apprendre
 – Rien que vous ne sachiez par le communiquĂ©. – Alors, je m’en vais avec vous, dĂ©cida Boussuge. Ils Ă©taient aussi heureux qu’ils eussent Ă©tĂ© contrariĂ©s la veille de se montrer ensemble. Ils donnaient l’exemple de l’union sacrĂ©e. Boussuge disait – J’ai quelquefois trouvĂ© ridicules des gens qui regardaient un jour sans grande importance comme le plus beau de leur vie ». Il faut convenir que cette distinction hasardeuse acquiert un sens et de la force, ce 11 novembre 1918. – Évidemment, approuva ChĂ©vremont. Quand on pense Ă  tout ce que nous pouvions perdre et Ă  tout ce qui nous est conservĂ©, oui, ce jour est le plus beau de notre vie. – Il offre encore ceci d’unique, renchĂ©rit Boussuge, que la joie est universelle ! À ce moment, l’épicier dĂ©ployait sur sa porte un drapeau fripĂ© et terni, qui n’avait jamais commĂ©morĂ© que la prise de la Bastille aux fĂȘtes nationales. Comme ils tournaient les yeux, cependant, ils virent la bouchĂšre d’en face rentrer vivement dans sa boutique, et ils comprirent que la joie ne pouvait pas ĂȘtre universelle, cette femme Ă©tant une mĂšre qui semblait pleurer des larmes de sang dans le tablier blanc maculĂ© dont elle se couvrait la figure, derriĂšre son comptoir. Boussuge et ChĂ©vremont levĂšrent leur chapeau ; mais dĂ©jĂ  la commerçante avait reprit le dessus et leur disait de loin, en s’essuyant les yeux et pour rĂ©pondre Ă  leur politesse – Faut ĂȘtre juste si le mien Ă©tait revenu, le chagrin des autres ne m’empĂȘcherait pas de me rĂ©jouir. – Pauvre femme ! fit Boussuge avec une Ă©motion sincĂšre, on aurait presque envie de lui demander pardon
 – Joie de rue, douleur de maison. – Il y a, rien que dans cette commune, plus de soixante maisons crevassĂ©es ainsi
 Ă  l’intĂ©rieur. Ils s’en signalĂšrent une demi-douzaine en chemin. Une seule avait fermĂ© ses volets, indiquant ainsi sa volontĂ© de ne s’associer Ă  aucune manifestation. Les lamelles des persiennes tirĂ©es avaient imprimĂ© sur la façade leur marque rĂ©guliĂšre on eĂ»t dit un faire-part public. Devant une autre maison en deuil, des enfants allumaient des pĂ©tards. Le plus ĂągĂ© Ă©tait cet innocent que l’on appelait Guigne-Ă -Gauche. Il avait ramassĂ© sur la route un vieux stylo avec lequel, ordinairement, il faisait mine d’écrire ; mais soucieux ce jour-lĂ  de participer Ă  l’allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale, il se servait du stylo comme d’une clarinette et soufflait dedans en balançant la tĂȘte. Plus loin, une fenĂȘtre s’ouvrit et une jeune femme apparut, les bras levĂ©s, un fer Ă  friser dans les cheveux. Son mari avait Ă©tĂ© tuĂ© au dĂ©but de la guerre et elle en attendait la fin pour se remarier avec un autre mobilisĂ©. – La Fontaine l’a dit, philosopha Boussuge Sur les ailes du temps la tristesse s’envole
 Il me semble nĂ©anmoins, ajouta-t-il, si j’avais perdu l’un des miens, que j’en porterais le deuil plus longtemps. – Moi aussi, dit ChĂ©vremont. Car le propre de l’homme est de ne jamais se mettre Ă  la place de ses semblables que pour les surpasser en vertu. Ils Ă©taient arrivĂ©s devant le CafĂ© du ProgrĂšs. ChĂ©vremont s’arrĂȘta et dit – Nous entrons un instant ? Il allait trop vite. Boussuge se demanda quel accueil eĂ»t fait son ami retrouvĂ© Ă  la proposition d’entrer Ă  l’Univers, oĂč se rĂ©unissaient ses adversaires politiques. Boussuge tira sa montre. – Eh non ! s’écria-t-il. On m’attend Ă  la maison. Ce sera pour une autre fois. Il trouvait ChĂ©vremont bien pressĂ© de l’atteler au char de la Victoire. Mais l’union sacrĂ©e n’en Ă©tait pas Ă©branlĂ©e pour cela Ă  peine une lĂ©zarde. À la minute mĂȘme, le petit Nanand, qui sortait de l’école, dĂ©boucha en courant de la Grande-Rue avec Nanette que son opĂ©ration avait laissĂ©e boiteuse. Leur premier mouvement fut de se sĂ©parer, comme ils faisaient, sachant leurs parents adoptifs brouillĂ©s ; puis ils se rassurĂšrent en voyant ChĂ©vremont et Boussuge rapatriĂ©s et vinrent ensemble au-devant d’eux. – VoilĂ  NĂ©nette et Rintintin !
 s’écria Édouard Boussuge
 Enfin, nos fĂ©tiches
 Il se hĂąta d’ajouter – C’est du moins ce que s’imagine Palmyre. – C’est aussi ce que croit Agathe, dĂ©clara Évariste ChĂ©vremont, en tempĂ©rant cet aveu d’un sourire indulgent. – Eh bien ! vous a-t-on appris la grande nouvelle ? fit le vĂ©tĂ©rinaire. Nanette, qui ne s’attendait pas Ă  la question, s’écria tout de go Oui, on est bien contents !
 » pendant que Nanand baissait la tĂȘte, heureux qu’elle eĂ»t rĂ©pondu pour lui quelque chose. – Tu es si contente que cela de nous quitter ? demanda insidieusement ChĂ©vremont. Nanette sentit son imprudence et se reprit, en adroite petite fille qu’elle Ă©tait. – Oh ! non
 Contente seulement que la guerre soit finie. – Vous n’avez pas Ă©tĂ© trop malheureux chez nous, tous les deux, dit Boussuge, avec cette propension de quelques personnes charitables Ă  se contempler dans leur bienfait. – Non
 pour sĂ»r
, rĂ©pondit Nanette en minaudant. Nanand s’éveillait plus lentement Ă  la comprĂ©hension des choses. Il Ă©tait habituĂ© Ă  ce que sa petite amie rĂ©flĂ©chĂźt et dĂ©cidĂąt pour lui. À prĂ©sent qu’elle avait cru devoir corriger une premiĂšre impression, il n’était plus aussi certain de son plaisir. Il l’approfondissait. Il admirait la prĂ©sence d’esprit de Nanette qui, Ă  la question de ChĂ©vremont Tu es contente de nous quitter ? » avait rĂ©pondu Ă  cĂŽtĂ©. Elle n’attachait pas plus d’importance que lui Ă  la cessation des hostilitĂ©s
 ; elle s’était donnĂ© le temps de se faire une opinion sur le point capital laquelle valait le mieux pour eux, de l’ancienne vie de famille troublĂ©e par la guerre, ou de la vie nouvelle troublĂ©e par la paix. Il y avait lĂ  sujet de se consulter
 BientĂŽt, sans doute, Mme Boussuge l’interrogerait
 Nanand envisageait tout Ă  coup, dans une lueur d’intelligence, le passĂ© et l’avenir par rapport l’un Ă  l’autre. Sa mĂ©moire paresseuse se mettait en mouvement pour lui procurer des souvenirs et lui suggĂ©rer des termes de comparaison. Des regrets
, non. L’enfant n’a pas de regrets. Lui qui se retourne si souvent, quand on le tient par la main, ne regarde pas, au figurĂ©, en arriĂšre. Il est immobile dans ses turbulences. Il pleure ni plus ni moins la perte d’un jouet et la perte d’une mĂšre. Il a des rĂ©vĂ©lations successives ; la reconnaissance est la derniĂšre. Nanand songeait Ă  ce que lui demanderait Mme Boussuge et ne songeait pas Ă  sa mĂšre, qui allait lui ĂȘtre rendue, ni mĂȘme Ă  ZĂ©naĂŻde qui l’avait remplacĂ©e. L’ingratitude fait de l’enfant une bĂȘte Ă  bon Dieu cruelle. Ce fut pourtant la vieille servante qui posa Ă  Nanand, dĂšs son retour, la question embarrassante – Eh bien ! mon petit homme, il va donc falloir nous quitter ? Il allait dire gentiment Pas encore », afin de ne pas faire de peine Ă  la femme qui avait le plus adouci son quasi-orphelinage ; mais la bĂȘte Ă  bon Dieu fĂ©roce que l’homme n’apprivoise jamais d’une façon complĂšte, lui fit rĂ©pondre inconsidĂ©rĂ©ment – Qu’est-ce que tu veux, NĂšde, tu n’es pas ma mĂšre. La servante l’avait pris sur ses genoux et de ses lĂšvres serrĂ©es lui lissait les cheveux. – C’est vrai que je ne suis pas ta mĂšre, dit-elle tout bas ; mais je t’ai bien aimĂ©, va, comme si je l’étais
 La tĂȘte appuyĂ©e contre la poitrine de ZĂ©naĂŻde, Nanand se laissait dorloter. Il murmura sans savoir davantage le mal qu’il faisait – C’est pas la mĂȘme chose. Il ne voyait point, au-dessus de lui, grimacer affreusement la pauvre ZĂ©naĂŻde, peut-ĂȘtre parce que, ce jour-lĂ , elle commençait une fluxion
, peut-ĂȘtre aussi tout simplement parce qu’elle avait le cƓur gros. XX ON LIQUIDE Que la France Ă©tait belle au temps de l’armistice ! La pluie de sang avait cessĂ©. La guerre avait tuĂ© la guerre on le croyait. Le signe de la croix sur la tombe des combattants donnait un sens Ă  la rĂ©demption du genre humain par le sacrifice. On avait fini de s’entr’égorger. Tous les yeux contemplaient au ciel la premiĂšre Ă©toile. Les enfants ne naissaient plus comme des Ă©pis Ă  faucher tous ensemble Ă  un moment donnĂ©. – La guerre a tuĂ© la guerre ! C’était le mot favori de ChĂ©vremont. Il le rĂ©pĂ©tait depuis quatre ans pour se fortifier dans son stoĂŻcisme. Il voyait l’homme reculer Ă©pouvantĂ© devant son ouvrage. Qu’avait-il fait de son frĂšre ? – HĂ©las ! disait le docteur Chazey, c’est malheureusement la question que l’homme ne se pose jamais. Homo homini lupus. Le vieux Plaute avait raison. La guerre est Ă  l’état permanent sur la terre. Les hommes ne se sont jamais aimĂ©s entre eux. CaĂŻn a dĂ©clarĂ© la guerre Ă©ternelle, et Abel ne ressuscite que pour ĂȘtre retuĂ©. Le vĂ©tĂ©rinaire reprenait – C’est l’honneur de la dĂ©mocratie de rĂ©parer le mal que la superstition a fait. CaĂŻn est un accident. L’heure de la fraternitĂ© universelle sonnera le jour oĂč tous les hommes seront convaincus de l’inexistence du meurtre originel. L’humanitĂ© n’est pas condamnĂ©e au crime Ă  perpĂ©tuitĂ© parce qu’un nommĂ© CaĂŻn aurait mis Ă  mort un nommĂ© Abel, son frĂšre. – Comme tous les fleuves, les fleuves de sang ont une source. – Elle est dans le mensonge et l’erreur. La civilisation dessĂšche le lit des torrents. – En soufflant dessus ? – Pourquoi pas ? Quel cri vous pousseriez si les religions pouvaient s’attribuer un seul des miracles que la science et le gĂ©nie de l’homme ont accomplis ? – Le miracle de tous les temps est d’aimer son prochain, et ce miracle-lĂ , voyez-vous, ChĂ©vremont, il n’y a encore que la foi qui soit capable de le produire. Ainsi devisaient, en sortant d’une sĂ©ance du Conseil municipal, le docteur Chazey et le vĂ©tĂ©rinaire. Ils n’avaient pas vu venir au-devant d’eux un bonhomme d’une quarantaine d’annĂ©es, court, trapu, barbu et bigle. Il Ă©tait habillĂ© de neuf Ă  la confection et marchait du pas pesant des cultivateurs. Il aborda le docteur Chazey et son compagnon et, sans mĂȘme porter la main Ă  son chapeau mou, demanda – Lequel de vous deux que c’est le maire ? – C’est moi, dit le mĂ©decin. – Le docteur Chazey, quoi ? – Lui-mĂȘme. – Tant mieux
 parce que je reprends le train tout Ă  l’heure et que je n’ai pas de temps Ă  perdre. VoilĂ . Je suis Louvois
 le mari de votre rĂ©fugiĂ©e
 je sors de chez vous. Pas de chance ! Quand j’y vais, vous n’y ĂȘtes jamais. – Je ne pouvais pas deviner
 – Laissez donc. Y a pas d’offense. C’est plutĂŽt ma femme que je cherchais, pas vrai ? Ce qui ne m’empĂȘche pas d’ĂȘtre content de vous rencontrer. J’ai Ă  vous remercier de l’hospitalitĂ© qu’elle reçoit chez vous
 et les enfants itou. C’est bien honnĂȘte de votre part
 bien honnĂȘte
 Elle a bien fait de ne pas m’écouter quand je lui ai dit de partir. Vous vous rappelez ? Faut m’excuser, j’étais bĂȘte. Je m’emballais
 et balai de crin ! OĂč pourrait-elle ĂȘtre mieux que chez vous ? Nulle part, je n’ai pas attendu d’ĂȘtre dĂ©mobilisĂ© pour savoir Ă  quoi m’en tenir lĂ -dessus
 Il se mit Ă  rire dans le poil rude et grisonnant qui lui couvrait la figure. – C’est pas toujours le premier mouvement le bon, poursuivit-il. J’ai rĂ©flĂ©chi
 et j’ai laissĂ© LĂ©onie tranquille
 enfin vivre Ă  sa guise
 Elle m’aurait fait cocu que j’aurais trouvĂ© ça naturel
 – Vous plaisantez, dit le maire, par contenance. – Pas du tout ! Cette sacrĂ©e guerre n’en finissait pas
 C’était permis de se croire sĂ©parĂ©s pour toujours et de commencer une autre vie
 – Vous ne pensez pas ce que vous dites, fit le docteur Chazey, qui ne voyait pas oĂč l’autre voulait en venir. Louvois regarda l’heure Ă  sa montre et continua posĂ©ment – Ça vous est Ă©gal, messieurs, de m’accompagner jusqu’à la gare ? Plus que dix minutes
 – Vous ĂȘtes obligĂ© de repartir aujourd’hui ? demanda le maire, sans mĂ©fiance encore. – Oui. – Je comprends
 Votre femme et vos enfants vous rejoindront au pays, lorsque vous saurez quelles ressources il vous offre. Les trois hommes marchaient de front, le docteur entre Louvois Ă  sa droite et ChĂ©vremont Ă  sa gauche. Du mĂȘme ton calme, Louvois dĂ©clara – LĂ©onie retournera au pays si ça lui fait plaisir. À prĂ©sent, moi, je m’en fous dans les grandes largeurs ! – Comment cela ? dit le maire. Vous l’avez mise au courant de vos intentions, de vos projets ?
 – Non, rĂ©pondit Louvois avec indiffĂ©rence. Vous avez toujours Ă©tĂ© si bon pour elle que je compte encore sur vous pour lui faire avaler la pilule. – Quelle pilule ? Ils n’étaient plus qu’à deux cents mĂštres de la gare, et le maire dĂ©sirait maintenant retenir le mari de sa rĂ©fugiĂ©e, aussi vivement qu’il avait souhaitĂ© ne jamais le voir ; mais celui-ci, aprĂšs un nouveau coup d’Ɠil Ă  sa montre, pressa le pas. – J’arriverai juste
 Pourquoi aussi n’avez-vous qu’un train par jour dans cette direction-lĂ  ? Le docteur insista – Qu’avez-vous dit Ă  votre femme ? – À LĂ©onie ? Que je la ferais venir dĂšs que j’aurais trouvĂ© du travail chez nous ; mais c’est de la frime, rĂ©pliqua Louvois sans la moindre Ă©motion. Chacun son tour, j’ai fait, moi aussi, une connaissance, dans le petit patelin oĂč on Ă©tait au repos. J’ai trouvĂ© Ă  brouter par lĂ  j’y resterai. PrĂ©venez LĂ©onie. – Mais vous n’avez pas le droit
 s’écria le docteur Chazey. – Oh ! le droit, je le prends Ă  la semelle de mes godasses ! – C’est votre devoir, si vous aimez mieux
 Vos enfants ont besoin de vous. – Ils se sont passĂ©s de moi pendant quatre ans et plus. – Par la force des choses. – Oh ! pas de blagues
 Je les ai vus ils n’ont jamais eu meilleure mine. C’est Ă  peine d’ailleurs s’ils m’ont reconnu. – Raison de plus pour les reprendre et pour vous faire aimer d’eux. Vous n’aurez pas le cƓur de les abandonner. – Je l’ai eu. – Quand cela ? – Le jour de la mobilisation. – C’est tout diffĂ©rent. Vous n’obĂ©issez aujourd’hui qu’à vous-mĂȘme. – Eh oui. – Vous n’ĂȘtes pas un lĂąche
 et c’est de la lĂąchetĂ© qu’il y aurait de votre part Ă  laisser la lourde tĂąche d’élever vos enfants Ă  leur mĂšre seule, lorsque vous ĂȘtes vivant et valide. – Mais puisqu’elle est Ă  la hauteur de cette tĂąche-lĂ , grĂące Ă  vous
 Ils Ă©taient arrivĂ©s devant la gare ; le maire saisit le bras de Louvois. – Allons, je vois ce que c’est
 et je ne vous laisserai pas partir. Il y a un malentendu Ă  dissiper entre votre femme et vous. De misĂ©rables lettres anonymes n’ont jamais rien prouvĂ©. La conduite de votre femme fut toujours sans reproche. M. ChĂ©vremont peut l’attester. Elle jouit ici d’une rĂ©putation inattaquable, est-ce vrai ? – C’est absolument vrai, dit le vĂ©tĂ©rinaire pris Ă  tĂ©moin. Il n’y a pas dans le pays une rĂ©fugiĂ©e plus digne de respect qu’elle. Le train Ă©tait signalĂ© ; sur un mouvement que fit Louvois pour se dĂ©gager, le docteur resserra son Ă©treinte. – Faites-moi le plaisir de revenir Ă  la maison, mon ami
 Vous vous renseignerez
 Je ne veux pas qu’il subsiste dans votre esprit le moindre doute. L’homme loucha davantage et dit, Ă©quivoque – Vous y tenez donc bien ? Le docteur Chazey, croyant qu’il allait cĂ©der, redoubla – Je tiens Ă  ce que vous rendiez Ă  votre femme l’estime et la confiance qu’elle n’a jamais cessĂ© de mĂ©riter. Le train entrait en gare. Louvois, d’un coup de coude, Ă©carta le vieillard et dit – Heureusement que j’ai mon retour
 Adieu, je rĂ©flĂ©chirai. Il traversa la salle d’attente, le quai, monta dans un compartiment de 3e classe, referma la portiĂšre et, bien installĂ© dans un coin, mordit avec appĂ©tit dans une Ă©paisse tranche de pain qu’il avait retirĂ©e de sa poche. – Avais-je raison de vous dire que cette histoire n’était pas finie ? soupira le maire consternĂ©. – Moi, fit le vĂ©tĂ©rinaire, je me demande si le drĂŽle ne s’est pas moquĂ© de nous. – Vous croyez ? – Il n’est pas aussi mĂ©chant qu’il en a l’air ; il doit maintenant rire dans sa barbe Ă  vos dĂ©pens. Sa vengeance, c’est de vous avoir fait peur. – Dieu vous entende. ChĂ©vremont
 si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvĂ©nients, ajouta le docteur en souriant, je serai, d’ailleurs, bientĂŽt fixĂ©. Et il rentra chez lui. Mme Louvois l’y attendait, sans inquiĂ©tude. – Vous avez rencontrĂ© mon mari ? dit-elle. – Oui. – Vous le ramenez ? Il ne rĂ©pondait pas ; elle reprit, sans s’étonner de son silence – Je lui ai fait honte de ses soupçons injustes et il m’a promis d’ĂȘtre raisonnable. Ce n’est point un mauvais homme, au fond. Comme il ne veut pas ĂȘtre un embarras pour vous, je vais m’apprĂȘter Ă  partir avec lui le plus tĂŽt possible
 enfin, dĂšs que vous m’aurez trouvĂ© une remplaçante. Elle parlait tranquillement au milieu de ses enfants. Elle interpella l’aĂźnĂ©e – Va dire Ă  ton pĂšre de ne pas s’éloigner nous dĂ©jeunerons dans un moment. Il doit avoir faim. Il a emportĂ© tout Ă  l’heure un morceau de pain et du fromage, pour prendre patience. L’enfant sortit en courant ; son frĂšre et sa sƓur la suivirent ; le vieux docteur resta seul avec la rĂ©fugiĂ©e dans la cuisine dont les cuivres, par rang de taille au mur, Ă©tincelaient. La servante lui tournait le dos, occupĂ©e au fourneau. Le docteur Chazey dit – Êtes-vous sĂ»re qu’il reviendra ? Elle continua de veiller au plat qu’elle prĂ©parait. – Pardi ! OĂč voulez-vous qu’il aille ? À l’auberge ? – Je veux dire
 qu’il a pu partir
 tout Ă  fait. – Comment ? Elle avait tout lĂąchĂ©, frappĂ©e de rĂ©vĂ©lation comme on l’est de stupeur. Elle se rappelait l’attitude sournoise de l’homme, le faux contentement paisible qu’il avait affichĂ© dans le peu de temps passĂ© auprĂšs d’elle, depuis son arrivĂ©e Ă  l’improviste. Le maire brĂ»la ses vaisseaux – Ma pauvre LĂ©onie, j’ai bien peur que vous ne soyez abandonnĂ©e
 Tous mes efforts pour retenir votre mari ont Ă©tĂ© inutiles. Il s’est enfui
 positivement
 comme le malfaiteur aprĂšs un mauvais coup. – Il est retournĂ© chez nous ? – Je ne crois pas. – Il vous a dit qu’il allait autre part ? – Oui
 mais sans dĂ©terminer l’endroit. – Il n’a pas dit la vĂ©ritĂ© ; c’est chez nous qu’il va. Mais puisqu’il Ă©tait convenu que je l’accompagnais, pourquoi est-il parti seul ? Il a fait semblant de partir. – Malheureusement non. ChĂ©vremont a Ă©tĂ© tĂ©moin comme moi
 – Alors, je comprends c’est pour trouver de l’ouvrage avant que nous allions le rejoindre. Je n’ai pas eu le temps de lui apprendre que j’avais quelques petites Ă©conomies. C’est un drĂŽle d’homme, aussi capable d’un bon mouvement que d’un mauvais. On ne sait jamais ce qu’il pense. – Enfin, qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda le vieux docteur. – Ce qu’il m’a dit ? Attendez
 Peu de chose
 Il m’a dit Tu regretteras cette maison
 Vous n’y avez manquĂ© de rien
 Va falloir se dĂ©brouiller. On n’est pas au bout de nos peines
 » Et il serait parti
 comme ça
 sans me prĂ©venir ? C’est donc qu’il serait devenu marteau
 Elle ne pleurait pas. Le regard fixe, elle semblait se parler Ă  elle-mĂȘme, en essuyant machinalement avec son tablier un couvercle de casserole. – Que comptez-vous faire ? dit le maire. Elle parut surprise de la question. – Ce que je vais faire ? Partir
 Partir dĂšs demain le retrouver au pays
 vu qu’il ne peut ĂȘtre que lĂ . – Si pourtant il n’y Ă©tait plus
 Écoutez
 Voulez-vous me laisser le temps de tĂ©lĂ©graphier au maire et d’avoir sa rĂ©ponse ? C’est l’affaire de deux jours au plus
 Vous ne pouvez pas vous embarquer ainsi, au hasard
 Elle consentit. Les enfants rentraient. – Je n’ai pas rencontrĂ© papa, dit l’aĂźnĂ©e. DĂ©jĂ  la mĂšre s’était ressaisie. – Je sais. On a eu besoin de lui dans une ferme, pour travailler tout de suite. On dĂ©jeunera sans lui
 Elle avait redressĂ© sa haute taille et telle qu’au premier jour de son arrivĂ©e, elle Ă©tait le berger comptable de ce qui reste du troupeau. Deux jours aprĂšs, le docteur Chazey rapporta de la mairie la rĂ©ponse au tĂ©lĂ©gramme expĂ©diĂ© par lui. Louvois n’avait point reparu dans sa commune d’origine occupĂ©e mais non dĂ©truite par les Allemands. – Vous savez la sympathie que j’ai pour vous, dit le vieillard Ă  sa rĂ©fugiĂ©e. Du moment que rien ne vous oblige Ă  partir, vous pouvez prolonger votre sĂ©jour ici, chez moi, tant qu’il vous plaira. – Merci, dit la femme. Il y a assez longtemps que je vous fais du tort. On a jasĂ© sur vous, sur moi
, on continuerait. Mieux vaut se sĂ©parer. Je vais faire mes paquets et vous quitter
 Ma place est au pays. Un jour ou l’autre, Louvois y reviendra. C’est un coup de tĂȘte. On n’abandonne pas sans motif une femme et trois enfants
 – Mais
 en attendant ? – Vous inquiĂ©tez pas
 je travaillerai. Elle s’en alla le lendemain comme elle Ă©tait venue quatre ans auparavant. Les enfants avaient seulement un peu grandi
 ; mais leur bagage Ă  tous Ă©tait le mĂȘme au dĂ©part qu’à l’arrivĂ©e. Les petits frottaient devant leur mĂšre, et comme ils soulevaient, en traĂźnant les pieds, beaucoup de poussiĂšre, le berger avait l’illusion de reconduire au bercail le troupeau que l’invasion en avait chassĂ©. Le docteur regarda partir ses rĂ©fugiĂ©s d’un Ɠil triste. Il rencontra Boussuge dans la matinĂ©e et ne dissimula pas un certain dĂ©pit. – Je vais croiser dans la rue tout Ă  l’heure le plus honnĂȘte de mes administrĂ©s. Il s’arrĂȘtera pour causer avec moi. Il aura l’air bon, loyal, humain, et c’est lui
 Ă  moins que ce ne soit sa femme, l’auteur de la lettre anonyme qui rĂ©duit Ă  la misĂšre une famille et me fait regretter d’avoir appelĂ© sur elle, en la recueillant, cette calamitĂ© ! VoilĂ  de la belle ouvrage
 et de quelle maniĂšre un bienfait n’est jamais perdu ! Chaque jour, cependant, voyait s’égrener le chapelet des rĂ©fugiĂ©es. Au fur et Ă  mesure de la dĂ©mobilisation, celles qui n’étaient point veuves rĂ©intĂ©graient le foyer – ou ses ruines. Le docteur Chazey, qui faisait son livre de chevet des MĂ©moires d’outre-tombe, y relisait, le soir, l’admirable page oĂč le grand DĂ©senchantĂ© raconte son retour en France, en 1800. Sur la route, on n’apercevait presque point d’hommes ; des femmes noircies et hĂąlĂ©es, les pieds nus, la tĂȘte dĂ©couverte ou entourĂ©e d’un mouchoir, labouraient les champs ; on les eĂ»t prises pour des esclaves
 J’aurais dĂ» plutĂŽt ĂȘtre frappĂ© de l’indĂ©pendance et de la virilitĂ© de cette terre oĂč les femmes maniaient le boyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. – C’est encore l’état de la France en 1919, pensait le pĂšre Chazey entre les lignes. Je n’ai pas toujours eu Ă  me louer de ces femmes qui s’en vont, pauvre bĂ©tail
 Celles de la Ferme-Bourrue m’ont souvent donnĂ© du fil Ă  retordre. Beaucoup Ă©taient paresseuses et se croyaient dispensĂ©es de tout travail par l’allocation qu’elles touchaient. Mais d’autres, telle cette brave LĂ©onie Louvois, reconstruiront la maison autant de fois qu’on la dĂ©truira. Rien n’abat leur courage. Il lisait encore Cette nation qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde. Et il songeait au dĂ©part de la mĂšre et de sa marmaille qui s’en allaient aussi recommencer un monde. Il n’avait pas eu de leurs nouvelles. Les pauvres n’écrivent pas ; ceux de la glĂšbe encore moins que les autres. Une pudeur singuliĂšre retenait le vieillard de s’informer
 Il craignait d’accrĂ©diter les bruits qu’on avait fait courir sur son compte. Il prĂ©tendait se moquer du qu’en-dira-t-on ? et il y Ă©tait asservi. Du silence de Mme Louvois, il infĂ©rait que son mari l’avait rejointe
 Autrement elle m’aurait donnĂ© signe de vie
 » Il mourut en 1921 sans savoir ce qu’elle Ă©tait devenue. Et les veuves aussi, qu’il avait averties de leur malheur, quittĂšrent leur asile. Trois ou quatre seulement, qui s’étaient placĂ©es, restĂšrent dans le pays. Une s’y remaria. À celles qui s’endormaient dans la trompeuse sĂ©curitĂ© d’une insuffisante pension, fallait-il jeter la pierre ? Elles appartenaient au passĂ©. Elles avaient contractĂ© en se mariant une assurance contre le travail elles n’en dĂ©mordraient plus. Et puis, qu’auraient-elles pu faire ? On ne leur avait rien appris
 Celles-lĂ  Ă©taient incapables de recommencer un monde. Un matin, le docteur Chazey trouva dans le courrier de la mairie l’avis de dĂ©cĂšs d’un militaire dont le nom, d’abord, ne lui rappela rien. Grimodet, Mle 2730, soldat de 2e classe, nĂ© le 20 juin 1880, Ă  Soissons Aisne, mort le 13 janvier 1919, Ă  l’hĂŽpital d’Argentan. M. le maire est priĂ© d’en informer la famille avec tous les mĂ©nagements possibles. C’était la formule
 ; mais envers quelle famille avoir ces mĂ©nagements dont le maire croyait bien ĂȘtre dĂ©chargĂ© ? Tout Ă  coup, la lumiĂšre se fit dans son esprit. Grimodet
 parbleu ! c’était le nom de la petite fille recueillie par les ChĂ©vremont ! Il consulta ses registres c’était bien cela. Les formalitĂ©s se simplifiaient. Il se contenta de communiquer la nouvelle au vĂ©tĂ©rinaire. Ce dernier, Ă  son tour, en fit part Ă  sa femme avant d’en instruire Nanette. Les deux Ă©poux dĂ©libĂ©rĂšrent. – Il faut lui faire prendre le deuil, dit ChĂ©vremont. – Je vais m’en occuper dĂ©clara Agathe. – Est-ce toi qui l’avertira ? – Je veux bien. Elle parlait rarement de son pĂšre ; mais c’est une petite nature sensible elle aura du chagrin. – N’a-t-elle pas quelque part une tante ? – Oui. Une sƓur de sa mĂšre
 ; mais cette sƓur a disparu
 Le mari et la femme se regardĂšrent en silence, comme au bord d’une rĂ©solution dont l’un et l’autre hĂ©sitaient Ă  prendre l’initiative. Justement Nanette revenait de l’école. L’opĂ©ration, pratiquĂ©e trop tard, n’avait eu aucune suite heureuse. L’infirmitĂ© persistait, plus douloureuse Ă  voir Ă  mesure que l’enfant grandissait et avançait en Ăąge. Ce n’était point qu’elle en fĂ»t contristĂ©e. Le pavillon de la jeunesse couvrait sa disgrĂące physique. Elle avait l’air de sautiller par jeu et de boiter par imitation. L’adolescence n’imprimait pas encore de gravitĂ© Ă  ses mouvements et Ă  son caractĂšre. Elle jouissait de son reste d’insouciance. Elle venait d’avoir treize ans et possĂ©dait son certificat d’études depuis les derniĂšres vacances. Ses yeux bleus magnifiques n’étaient humides que d’innocence. Agathe ChĂ©vremont l’appela. – Ma petite Nanette, nous avons reçu de mauvaises nouvelles de l’hĂŽpital oĂč ton pĂšre Ă©tait soignĂ©. VoilĂ  l’explication de son long silence. Il ne pouvait plus Ă©crire. Une pleurĂ©sie l’a terrassé  J’ai bien peur que tu ne le revoies plus
 Elle avait attirĂ© Nanette contre sa poitrine, et ce geste qu’elle faisait pour la premiĂšre fois rĂ©vĂ©la mieux que des larmes Ă  l’intelligente enfant son infortune. Elle jeta ses bras autour du cou de Mme ChĂ©vremont et dit, dans un sanglot – Papa est mort ! Agathe ne savait, en vĂ©ritĂ©, quelle consolation inventer ; elle ajouta Il est allĂ© rejoindre ta pauvre maman » et regretta aussitĂŽt cette phrase toute faite, qui signifiait Ă  l’enfant qu’elle Ă©tait pleinement orpheline. Nanette avait compris. Elle pĂąlit, sa gorge se contracta et ses yeux se remplirent de larmes. Son pĂšre en avait sa part, sans doute
, mais la plus grosse Ă©tait pour cette maison qu’il allait falloir quitter, comme une robe neuve prĂȘtĂ©e
 Elle en dĂ©couvrait la douceur et l’accueil. Elle entrait dans l’adolescence par cette mĂȘme porte que des mains invisibles, aprĂšs l’avoir ouverte, refermaient sans bruit. Le soin mĂȘme que prenait Mme ChĂ©vremont de lui amortir le coup ne la rassurait pas
 Il en est ainsi du moribond Ă  qui l’on ne refuse plus rien. Elle se sentait une Ă©trangĂšre dans la maison, au moment mĂȘme oĂč sa bienfaitrice l’adoptait rĂ©ellement. Elle glissa doucement des genoux d’Agathe et s’enfuit dans sa chambre. Comme elle ne descendait pas pour dĂźner, Mme ChĂ©vremont envoya Rose la chercher. Rose revint affolĂ©e. – Madame, montez vite ! Nanette s’est blessĂ©e
 C’est tout plein de sang autour d’elle !
 Agathe ne fit qu’un saut jusqu’à la chambre oĂč la Tite Bote pleurait, pleurait, Ă©tendue en travers de son lit. Lorsque ChĂ©vremont rentra, une demi-heure aprĂšs, sa femme lui dit – Je viens d’en avoir une Ă©motion ! J’ai eu beau annoncer Ă  Nanette avec toutes les prĂ©cautions possibles la mort de son pĂšre, elle en a Ă©prouvĂ© un tel saisissement, figure-toi, qu’elle est devenue femme
 subitement. – C’est mieux qu’un accident, fit rondement ChĂ©vremont en se mettant Ă  table. – Il va pourtant falloir se dĂ©cider, reprit Agathe. J’aurai besoin de sa chambre, au retour d’Octave, c’est-Ă -dire incessamment. Le vĂ©tĂ©rinaire essuya avec sa serviette sa moustache trempĂ©e de potage et rĂ©pondit – Il n’y a pas pĂ©ril en la demeure, hein ? Ce n’est pas lorsque cette pauvre enfant a le plus besoin d’assistance qu’on va la mettre dehors. – Il n’en est pas question
 Les yeux de la femme rencontrĂšrent le regard du mari et s’en dĂ©tournĂšrent
 ; car on ne rougit pas que de honte et l’expression de la bontĂ© a sa pudeur aussi. XXI LE DÉPART DES HIRONDELLES Palmyre Boussuge n’était pas heureuse. Son fils avait la vie sauve ; elle ne redoutait plus rien pour lui ; son retour de Salonique, elle l’attendait d’une semaine Ă  l’autre
 et elle n’était pas heureuse. Le voisinage de la Poste, si agrĂ©able naguĂšre Ă  ses loisirs, lui Ă©tait devenu insupportable, Ă  cause d’une jeune employĂ©e qu’elle ne voyait jamais pour ainsi dire, mais qu’elle se figurait prĂȘte Ă  bondir aussitĂŽt que la porte de sa cage s’ouvrirait. Mme Boussuge avait dĂ©cidĂ© que ThĂ©rĂšse Paulin Ă©tait une petite pas grand’chose », depuis l’ébauche de ses projets de mariage avec Justin. Et Justin allait revenir, se rapprocher d’elle, renouer fortement le fil de leurs relations. Cette idĂ©e empoisonnait l’existence de sa mĂšre et le bureau de la poste Ă©tait sous ses yeux comme l’instrument d’un supplice quotidien. Boussuge, lui-mĂȘme, n’y mettait plus les pieds et achetait ses timbres chez le marchand de tabac. Quand il fallait recommander un colis, ZĂ©naĂŻde y pourvoyait. Deux fois seulement depuis l’armistice, et Ă  quelques semaines d’intervalle, Palmyre avait rencontrĂ© Mme Lefouin. – Ne vous faites donc pas de bile, lui avait dit la receveuse. Le sort de la petite Paulin sera rĂ©glĂ© avant le retour de M. Justin. Si ses parents ne la rappellent pas, l’administration saura bien lui signifier qu’on n’a plus besoin d’elle. De toute façon, cette Ă©pĂ©e de DamoclĂšs ne restera pas suspendue sur votre repos. – Vous croyez qu’il n’y a plus de correspondance entre eux, demandait Mme Boussuge. – La surveillance Ă  laquelle j’ai soumis ThĂ©rĂšse m’autorise Ă  l’affirmer. Vaine assurance. Par le canal de la petite factrice, ThĂ©rĂšse continuait Ă  recevoir des lettres de Justin et Ă  lui en adresser ; mais elle en recevait et en adressait moins qu’au dĂ©but de la guerre. Il y avait de part et d’autre un peu de lassitude. Justin, en s’éloignant pour conserver sa foi intacte, l’avait Ă©branlĂ©e chez lui et chez son amie ; mais ses parents n’en savaient rien. Et parce que ses lettres ne faisaient aucune allusion Ă  l’attachement qu’il avait, le pĂšre et la mĂšre Ă©taient convaincus que l’intrigue durait toujours. Trop de finesse d’esprit nuit. La vĂ©ritĂ© nous dĂ©concerte surtout quand elle nous apparaĂźt dans sa simplicitĂ©. Une diversion fut offerte au souci des Boussuge par la lettre qu’ils reçurent en mars de Mme Servais. Elle avait Ă©tĂ©, aprĂšs l’armistice, deux mois sans donner de ses nouvelles. Au dĂ©but de 1919 seulement, elle avait enfin Ă©crit pour dire qu’elle se proposait de venir chercher Fernand dĂšs que son pĂšre serait dĂ©mobilisĂ©. Elle datait sa lettre d’un village de l’Aisne dont le nom n’était pas familier Ă  l’enfant. – Je vois ce que c’est, dit Boussuge ; la conduite dĂ©plorable de cette malheureuse pendant la guerre l’a bannie de son domicile. On ne saura jamais le fin mot de cette histoire. Un mois encore s’écoula. On demandait aux Boussuge – Et votre petit rĂ©fugiĂ©, qu’en faites-vous ? Ils rĂ©pondaient sans humeur – Nous sommes soumis au bon plaisir de ses parents. Ce n’est point que nous ayons hĂąte de nous sĂ©parer de lui, mais comme il ne montre des dispositions pour rien de bien dĂ©fini et qu’il aura bientĂŽt quinze ans, il serait temps que son pĂšre lui choisĂźt un mĂ©tier et lui en fĂźt commencer l’apprentissage. – Rien ne presse, bougonnait ZĂ©naĂŻde ; il travaillera toujours assez tĂŽt. L’école lui avait Ă©tĂ© peu profitable. Il n’y avait pas fait les mĂȘmes progrĂšs que Nanette. Son intelligence demeurait engourdie. Il n’avait aucun goĂ»t pour l’étude. C’était le vase fĂȘlĂ© dont parle Michelet tout ce qu’on versait dedans s’écoulait goutte Ă  goutte. – On dirait mĂȘme qu’il rend plus qu’il n’a pris, plaisantait Boussuge, aprĂšs d’inutiles efforts pour ancrer quelque chose dans l’esprit de l’élĂšve. – Il en saura toujours assez pour faire un honnĂȘte homme, grommelait ZĂ©naĂŻde. Jamais la MalaisĂ©e n’avait mieux mĂ©ritĂ© son sobriquet que depuis qu’elle apprĂ©hendait le dĂ©part de Nanand. Elle avait maintenant une fluxion perpĂ©tuelle dont elle s’autorisait pour rĂ©pĂ©ter du matin au soir qu’elle ne moisirait plus longtemps dans ce sale pays humide. Elle faisait de plus en plus songer au dĂ©licieux personnage d’un roman bien oubliĂ© de Walter Scott Rob Roy. VoilĂ  vingt-cinq ans, disait le jardinier Fairservice, que je veux quitter ma place ; mais quand vient l’heure de donner congĂ©, il y a toujours quelque chose Ă  semer que je voudrais voir semĂ©, quelque chose Ă  faucher que je voudrais voir fauchĂ©, quelque chose Ă  mĂ»rir que je voudrais voir mĂ»r. Bref, d’un bout de l’annĂ©e Ă  l’autre, toujours quelque nouvelle raison de ne pas changer de maĂźtre. Je vous dirais bien que je m’en irai irrĂ©vocablement Ă  la Chandeleur ; mais il y a vingt-quatre ans que je le dis, et je suis encore lĂ  Ă  remuer mon terreau. » ZĂ©naĂŻde ne supportait plus aucune observation. Plusieurs fois par jour elle quittait brusquement la cuisine pour monter dans sa chambre et s’y enfermer. Boussuge et sa femme se chamaillaient sans cesse Ă  son sujet. – Un de ces jours, disait-elle, elle s’en ira pour tout de bon. – Elle ? rĂ©pondait Palmyre. Allons donc ! C’est l’ñge qui la travaille. Pas de danger qu’elle nous abandonne. ZĂ©naĂŻde est d’autrefois. Les serviteurs d’à prĂ©sent ne menacent pas de partir ils partent. On regrettera ceux qui ronchonnaient toujours et ne partaient jamais. Ils Ă©taient attachĂ©s Ă  la maison par leur mauvaise humeur. Boussuge pontifia – Vauvenargues a dit que la servitude avilit l’homme au point de s’en faire aimer. Il a dit aussi Qui serait nĂ© pour obĂ©ir obĂ©irait jusque sur le trĂŽne. – Comme c’est vrai ! Autrefois, on naissait esclave ; tandis qu’on naĂźt indĂ©pendant. Est-ce un bien ? – Pour les esclaves, oui. Il ne paraĂźt pas, nĂ©anmoins, que la nature ait fait les hommes pour ĂȘtre indĂ©pendants. C’est encore Vauvenargues qui l’affirme. – Tu m’agaces avec ce monsieur ! s’écria Palmyre. Tu dois l’inventer pour lui prĂȘter tout ce qui te passe par la tĂȘte. Explique-moi donc plutĂŽt une chose. La raison pour laquelle les serviteurs d’autrefois ne s’en allaient pas, est exactement celle qui dĂ©termine ceux d’aujourd’hui Ă  dĂ©guerpir sur-le-champ. – Quelle raison ? – Laisser Madame dans l’embarras. – L’animositĂ© Ă  ce degrĂ© infĂ©rieur est une mauvaise herbe de la civilisation
 mais d’oĂč est venu l’exemple ? – Tu as dĂ©jĂ  vu, toi, des maĂźtres dĂ©tester leurs domestiques ? – Les dĂ©tester, non ; mais les regarder du haut en bas. – Et comment veux-tu les regarder ? De bas en haut ? – En face. – Oui ? Eh bien ! le rĂ©sultat, tu le vois
 On n’est plus servi, ou bien les serviteurs se considĂšrent comme des, employĂ©s qui ont pour nous les sentiments qu’inspire n’importe quel patron. Veux-tu me dire ce qu’on y gagne ? – Peut-ĂȘtre rien ; mais le serviteur gagne davantage, et voilĂ  pour lui l’essentiel. Mme Boussuge haussait les Ă©paules et rompait les chiens. – Que ZĂ©naĂŻde voie avec regret Nanand partir, c’est possible. Peu importe. Justin le remplacera. Elle aime beaucoup Justin qu’elle a vu naĂźtre et pour lequel elle avait autrefois les yeux qu’elle a maintenant pour le petit. La prĂ©sence de Justin la radoucira. Il est certain que l’on ne tolĂ©rerait d’elle nulle part ce que nous endurons. Elle se croit tout permis. Quand elle ne montait pas dans sa chambre, ZĂ©naĂŻde quittait tout Ă  coup son ouvrage pour se mettre Ă  la recherche de Nanand. Lorsqu’elle l’avait trouvĂ©, elle lui disait – Que fais-tu donc qu’on ne t’entend pas ? Elle Ă©prouvait les inquiĂ©tudes que donne Ă  une mĂšre vigilante le silence d’un enfant turbulent ou malade. Et l’on pouvait penser aussi qu’elle multipliait les occasions de voir l’enfant dont elle allait ĂȘtre Ă  jamais sĂ©parĂ©e. Il se montrait peu sensible Ă  ces marques d’affection. Il avait du chat l’attachement aux choses avant tout. S’il venait s’asseoir sur un tabouret de paille, Ă  la cuisine, ce n’était point tant pour ZĂ©naĂŻde que pour la chaleur du fourneau et la bonne mine des ustensiles qui lui renvoyaient comme des miroirs son image. Il aimait Ă  faire le douillet dans cette atmosphĂšre caressante. Il s’y trouvait aussi bien sans ZĂ©naĂŻde qu’avec elle
, tandis que, pour la vieille servante, la cuisine n’avait sa physionomie qu’avec l’enfant sur son tabouret. Elle ne lui adressait pas la parole, mais il Ă©tait lĂ , comme un de ces traits prononcĂ©s qu’a le visage des piĂšces habitĂ©es. Mme Boussuge s’étant Ă©tonnĂ©e un jour devant ZĂ©naĂŻde du silence des parents de Fernand, celle-ci Ă©clata – Dirait-on pas qu’on serait heureux d’en ĂȘtre dĂ©barrassĂ©, Ă  prĂ©sent que la guerre est finie ! – Vous avez tort de parler ainsi, protesta Palmyre. Je ne mets aucune arriĂšre-pensĂ©e dans mon observation. – C’est son pain blanc qu’il mange ici, le pauvre mignon. Les mauvais jours pour lui reviendront assez vite. – N’exagĂ©rons rien, reprit Mme Boussuge. Il n’a jamais donnĂ© l’impression d’un enfant martyr. – Ni d’un enfant gĂątĂ©. Vous voyez comme son pĂšre et sa mĂšre se soucient de lui. – Ce qui vous semblait naturel tout Ă  l’heure. – Ce qui me paraĂźt contre nature, c’est que les enfants ne soient pas Ă  qui les aime. – Fernand n’a pas de mauvais parents. Un rire amer fendilla la figure turgescente de la MalaisĂ©e. – Parlons de ces gens-là
 qui ne sont pas venus le voir une seule fois en cinq ans ! – Des circonstances indĂ©pendantes de leur volontĂ©, sans doute
 – Laissez-moi donc tranquille ! Il y a six mois que l’on ne se bat plus et que l’occupation allemande a cessĂ©. – De quoi vous plaignez-vous ? C’est autant de gagnĂ© pour Fernand et pour vous. – Il ne s’agit pas de moi. ZĂ©naĂŻde, cƓur tendre et bourru, n’aimait pas que l’on fĂźt remarquer sa prĂ©dilection. C’était comme si l’on eĂ»t fouillĂ© dans sa malle. Ce que les pauvres ont de secret est bien plus secret que le trĂ©sor des riches. La foudre enfin tomba sur la servante. Ce fut ce mardi d’avril oĂč sa maĂźtresse vint lui dire dans la cuisine – Il va falloir, ZĂ©naĂŻde, prĂ©parer les affaires du petit. Sa mĂšre nous le reprend samedi prochain. Comme les condamnĂ©s Ă  mort, ZĂ©naĂŻde attendait sa grĂące et avait fini par y croire. Les choses qui traĂźnent en longueur s’arrangent toujours. Peut-ĂȘtre les parents de Nanand Ă©taient-ils morts
 Peut-ĂȘtre n’avaient-ils pas l’intention de rĂ©clamer leur colis en dĂ©pĂŽt
 ZĂ©naĂŻde se berçait de cette alternative
 Et son pourvoi Ă©tait rejetĂ© ! Elle n’avait plus qu’à se raidir contre le destin. Son vent d’orage tomba comme par enchantement. On ne la reconnaissait plus. Elle allait et venait dans la maison, ainsi que dans une maison oĂč il y a un malade, d’un air accablĂ©, avec de pauvres jambes de laine. Sa fluxion avait fondu. Elle ne souffrait plus que d’un mal invisible qui absorbait l’autre. Elle ne se fĂącha un peu qu’en entendant Nanand lui dire, tandis qu’elle cherchait une enveloppe pour les vĂȘtements, le linge et les objets qu’il emportait – Prends le sac que j’avais en arrivant. Il est dans ta malle. – Pense voir ! Elle avait dĂ©cidĂ© que ce sac resterait en sa possession, avec les souvenirs prĂ©cieux de son projet de mariage. Il Ă©tait marquĂ© – comme son linge nuptial. Quand elle soulevait le couvercle de sa malle, le nom de l’épicier Damoy lui sautait aux yeux. Elle se mit en quĂȘte d’une valise lĂ©gĂšre. Il n’y en avait pas au bazar ; elle en fit venir une de Chartres. – Quand tu voyageras, dit-elle Ă  Nanand qui la regardait ranger ses affaires propres et visitĂ©es minutieusement, tu penseras Ă  moi. Une question douloureuse gonflait son cƓur. Elle finit par dire avec effort – Si
 si on te donnait le choix
 entre t’en aller avec ta mĂšre ou demeurer avec nous
 qu’est-ce que tu aimerais mieux ? Il n’hĂ©sita pas, il rĂ©pondit – Oh !
 m’en aller avec maman. ZĂ©naĂŻde Ă©tait trop simple pour comprendre que l’enfant manifestait non pas une prĂ©fĂ©rence du cƓur, mais le dĂ©sir surtout de revoir les lieux oĂč, tout petit, il avait jouĂ©. Il ne tenait plus en place. Il comptait les jours. Encore combien jusqu’à samedi ? » Il n’avait qu’une excuse en enfonçant ces clous dans la chair de la patiente comme elle saignait en dedans, il ne sentait pas le mal qu’il lui faisait. Huit jours d’absence, et il regretterait Bourg, la maison de bon repos, la cuisine pareille Ă  une boule aux pieds, les cuivres reluisants
 et le visage que penchait sur lui ZĂ©naĂŻde en lui disant Bonsoir
 dors bien
 ne te dĂ©couvre pas
 » Il n’avait pas mĂȘme encore la vocation du souvenir il allait en faire l’apprentissage. ZĂ©naĂŻde, elle, n’était pas prise au dĂ©pourvu. Elle savait dĂ©jĂ , par expĂ©rience, combien est lourde au cou la pierre d’un beau jour sans lendemain. Et elle en traĂźnerait deux maintenant ! Elle souffrait d’avance dans ses illusions cariĂ©es, et son cƓur commençait une fluxion qui ne finirait pas. – M’écriras-tu, au moins ? demanda-t-elle au petit. – Bien sĂ»r. – Souvent ? – Quand j’aurai quelque chose Ă  te dire. – Nous verrons si tu te souviens de ta vieille NĂšde. Mme Servais arriva enfin le samedi, dans la matinĂ©e. C’était encore bien plus l’étrangĂšre que ne se l’imaginait la servante jalouse. Le fils n’avait aucun des traits de la paysanne dont le teint recevait sa patine d’une vie misĂ©rable plutĂŽt que des travaux au grand air. On se demandait, sachant ce que la rumeur publique reprochait Ă  cette femme, quel charme des hommes de guerre, aux abois, c’est vrai, avaient pu trouver Ă  une crĂ©ature osseuse et fanĂ©e, qui portait ses quarante ans comme un pauvre des fagots d’épines. Peut-ĂȘtre, plus jeune, avait-elle eu des yeux bleus, un sourire, une fraĂźcheur de blonde ; aux rĂ©gions dĂ©vastĂ©es de son visage et de son corps, rien de tout cela n’existait plus qu’à l’état de ruines. Et quelles ruines ! La robe et le chapeau les pavoisaient, comme un village du front qui attend des visites. ZĂ©naĂŻde n’eut pas plutĂŽt aperçu Mme Servais qu’elle sentir sa fureur odontalgique se rĂ©veiller. Elle ne lui adressa pas la parole et la servit, Ă  table, avec brusquerie, les Boussuge ayant insistĂ© pour qu’elle ne repartĂźt que le lendemain dimanche. Une chose entre toutes exaspĂ©ra la vieille bonne elle n’avait pas pensĂ© que Fernand coucherait dans la mĂȘme chambre que sa mĂšre, elle eĂ»t voulu, pour la derniĂšre fois, border son lit et sans doute lui faire de suprĂȘmes recommandations. Elle rĂ©ussit, aprĂšs le dĂźner, Ă  l’attirer dans la cuisine oĂč tant de soirs il avait Ă©tĂ© son compagnon auprĂšs de l’eau qui chantait sur le feu pour remplir les moines. Ils n’étaient plus nĂ©cessaires depuis deux mois. Elle en eut du regret. – Tu vas monter tout de mĂȘme avec moi faire les couvertures, dit-elle, tandis que Mme Servais s’attardait Ă  causer avec ses hĂŽtes dans la salle Ă  manger. Il obĂ©it. Il ne s’était pas jetĂ© dans les bras de sa mĂšre et elle n’avait, de son cĂŽtĂ©, manifestĂ© aucune Ă©motion en le revoyant aprĂšs cinq ans de sĂ©paration. – Le trouvez-vous grandi ? demandait Mme Boussuge. – Il est d’une bonne taille pour son Ăąge, avait rĂ©pondu l’autre, rĂ©fractaire, comme le sont les paysans, Ă  la louange et au remerciement. – Vous paraĂźt-il, du moins, avoir profitĂ© » chez nous ? insistait Palmyre. – Il n’a pas mauvaise mine, mais il n’est point gras. Et ce fut tout ce que la reconnaissance inspira Ă  Mme Servais Elle ne s’étendit pas davantage, d’ailleurs, sur ce que faisait son mari dĂ©mobilisĂ©. Il avait repris son ancien mĂ©tier, et elle ne disait pas lequel. Boussuge risqua – Avez-vous souffert beaucoup chez vous de l’occupation allemande ? Elle rĂ©pondit – Ils n’ont rien dĂ©truit
 ; mais, dame !
 ils ne plaisantaient pas ! – Ils se montraient exigeants ? – Des fois. On n’avait pas toujours les mĂȘmes, et puis, ils ne pouvaient pas nous prendre ce qu’on n’avait point. – Vous ne regrettez pas l’endroit que vous avez quittĂ© ? – Mon mari n’y avait plus d’ouvrage. Boussuge, renonçant aux feintes, porta un coup droit – Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire du petit ? – Son pĂšre ne sait pas. On verra. Nous connaissons un peintre en bĂątiment qui le prendrait bien comme apprenti, mais au pair
 ; tandis que comme garçon Ă©picier, Ă  Soissons ou Ă  Laon, il gagnerait tout de suite
 pas des mille et des cents, assez tout de mĂȘme pour nous venir en aide. Il y eut un silence aprĂšs lequel elle demanda, sans liaison d’idĂ©es – Est-il fort en arithmĂ©tique ? – Il sait tout juste ses quatre rĂšgles ; encore avons-nous, l’instituteur et moi, quelque peine Ă  les lui apprendre, dit Boussuge. Il ne mordait pas beaucoup plus au français. Mme Servais prit l’air pincĂ© des mĂšres susceptibles pour observer – C’est drĂŽle, l’institutrice de chez nous Ă©tait trĂšs contente de lui. Nanand, cependant, avait suivi la MalaisĂ©e dans la chambre de ses maĂźtres, d’abord, et puis dans la chambre de monsieur » Justin, oĂč il couchait en l’absence de ce dernier. C’était le moment des adieux ; le lendemain, il serait trop tard. ZĂ©naĂŻde cueillit la fleur qui doit parfumer le souvenir. – Écoute, murmura-t-elle Ă  l’oreille du petit rĂ©fugiĂ© qu’elle avait pris sur ses genoux et qu’elle entourait de ses bras
 ; Ă©coute, et retiens bien ce que je vais te dire. Si
 pour une raison ou pour une autre, en apprentissage chez un patron ou mĂȘme chez toi
 tu es malheureux
 tu manques de quelque chose
 promets-moi de m’écrire
 J’irai immĂ©diatement te joindre et je resterai auprĂšs de toi comme Ă  prĂ©sent. Il leva les yeux sur elle avec Ă©tonnement. – Mais tu n’es pas riche, NĂšde ; tu travailles pour vivre
 – J’ai mis un peu d’argent de cĂŽtĂ© depuis le temps que je suis ici
 Pense voir vingt-cinq ans ! Je me replacerai n’importe oĂč. – Tu ne seras nulle part aussi bien qu’ici. – Tu veux dire que je ne retrouverai nulle part cette maudite forĂȘt qui m’a dĂ©chaussĂ© les dents et garni les doigts de gros nƓuds comme en ont les arbres
 Non, non, n’hĂ©site pas. OĂč tu m’appelleras, j’irai avec joie, mon mignon. Embrasse ta vieille NĂšde et jure-moi de me confier toutes tes peines
 J’ai aussi entendu dire que les apprentis n’étaient pas toujours bien nourris
 Si c’est vrai, avertis-moi et je t’enverrai de quoi te payer les bouchĂ©es de chocolat que tu aimes
 ou autre chose
 Tu es Ă  l’ñge oĂč l’on a besoin de fortifiants. C’est comme du linge
 Tu n’en manques pas pour l’instant, mais celui que tu as n’est pas inusable ; mĂ©nage-le, et si tes parents n’ont pas les moyens de t’en acheter d’autre, n’oublie pas que je suis lĂ  tu me feras plaisir. Elle rĂ©pĂ©ta Tu veux bien me faire plaisir ?
 » Il dit oui, non pas des lĂšvres, mais des paupiĂšres, en les fermant et en les rouvrant
 Et elle fut peut-ĂȘtre plus sensible Ă  ce battement de cils qu’à une bonne parole. Elle embrassa Nanand et garda une minute contre sa joue enflĂ©e la petite tĂȘte qui avait seule le pouvoir d’apaiser ses souffrances. Mais elle avait encore une recommandation Ă  lui faire – J’espĂšre bien que tu iras, avant de partir, dire au revoir Ă  Marie-Anne qui a toujours Ă©tĂ© gentille pour toi
 As-tu parlĂ© d’elle Ă  ta mĂšre ? – Non, dit-il. – Tu as eu tort. Penses-y. Tu auras encore le temps, demain matin, avec ou sans elle, d’aller chez M. ChĂ©vremont
 En attendant, va retrouver Monsieur et Madame. Elle ne dit pas Va retrouver ta mĂšre. » Le mot lui Ă©corchait la bouche. Elle en voulait Ă  cette femme d’ĂȘtre cause que l’enfant n’était plus orphelin. ZĂ©naĂŻde perdait l’enfant que l’autre avait retrouvĂ©. Sa destinĂ©e Ă©tait dĂ©cidĂ©ment de vieillir dans l’attente. Elle avait attendu l’inconstant fiancĂ© ; elle allait avoir maintenant pour raison de vivre l’espĂ©rance d’une lettre, d’un mot de Nanand tirant sur le fil qu’il lui laissait malgrĂ© tout Ă  la patte. La guerre, qui a fait tant d’orphelins, a rĂ©vĂ©lĂ© ainsi Ă  quelques-uns la tendresse maternelle d’une Ă©trangĂšre. Les vĂ©ritables marraines conscientes de leur devoir furent peut-ĂȘtre celles dont le filleul Ă©tait non pas un homme, mais un oisillon tombĂ© du nid. Le lendemain, Boussuge, avec un peu de solennitĂ©, rĂ©unit dans sa champignonniĂšre Palmyre, Mme Servais et son fils. Ceux-ci Ă©taient prĂȘts Ă  partir. Dans la valise neuve, ZĂ©naĂŻde avait glissĂ© le goĂ»ter de l’enfant. – Qui t’a fait ce cadeau ? demanda Mme Servais en montrant la valise. – NĂšde. – Ça ne tient pas beaucoup de choses, remarqua la paysanne avec ambiguĂŻtĂ©. – Ça en contient moins qu’une maison, bien sĂ»r, rĂ©partit la MalaisĂ©e, hargneuse. Et ce furent les seules paroles que les deux femmes Ă©changĂšrent. Assis devant son bureau, dans son large fauteuil de cuir vert, entourĂ© de ses fichiers, de ses tubes Ă  essai, verres d’expĂ©riences, cloches pour microscope, assiettes plates et creuses, vases divers oĂč d’étranges fƓtus baignaient dans le liquide de Lutz, l’eau formolĂ©e, l’alcool pur et les colorants phĂ©niquĂ©s, Boussuge avait un prestige que le ruban rouge Ă  la boutonniĂšre ne lui eĂ»t pas confĂ©rĂ© et que dĂ©couvrait Nanand lui-mĂȘme tout Ă  coup intimidĂ©. On eĂ»t dit, Ă  la façon dont il regardait ces appareils d’analyse et de prĂ©cision, qu’il pĂ©nĂ©trait pour la premiĂšre fois dans le laboratoire de l’alchimiste. Il avait rĂ©citĂ© trop de leçons, les yeux baissĂ©s et la mĂ©moire au supplice, pour faire attention Ă  tous ces tĂ©moins. Ils ne lui Ă©taient pas devenus familiers comme les cuivres de la cuisine. Il n’était ordinairement distrait, Ă  la dĂ©robĂ©e, que par les cartes murales oĂč les champignons avaient, comme les rois de France, Ă  l’école, leur portrait et leurs appellations. Le mycologue ayant renoncĂ© Ă  lui seriner les noms et qualitĂ©s des champignons couronnĂ©s, Nanand n’était pas obligĂ© de les savoir. Rien ne lui gĂątait sa contemplation. Qu’il y en eĂ»t de dangereux dans le nombre
 c’était Ă  ne pas croire ! À tous, le coloris et le vernis prĂȘtaient tant de fraĂźcheur et d’attrait !
 Et il ne les verrait plus
 Boussuge, cependant, placĂ© entre sa femme et Mme Servais, achevait de tout mettre en Ɠuvre pour frapper l’imagination de l’enfant qui allait prendre sa volĂ©e. 
 Monsieur Boussuge, en touchant d’une rĂšgle carrĂ©e la tirelire verte qui voisinait sur votre bureau avec un presse-papier convexe plein d’une eau tranquille et fleurie
 monsieur Boussuge, vous aviez un peu l’air d’un prestidigitateur et l’on pouvait se demander lequel vous vous disposiez Ă  faire disparaĂźtre, du presse-papier avec son liquide ou de la tirelire avec son contenu. C’était la tirelire. Il le dit avec une onction qui n’avait rien de ridicule, car elle partait d’un cƓur excellent. – C’est toi-mĂȘme qui vas la casser, Fernand. Ce qui est dedans t’appartient. Tu l’as gagnĂ©. Combien y a-t-il ? Je n’en sais rien. C’est la surprise. Tous tes efforts ont Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©s. Tu vas en faire l’addition. C’est ma derniĂšre leçon. Je voudrais que tu ne l’oublies pas. Petit Ă  petit, l’oiseau fait son nid. Tu avais fait le tien ici tu l’emportes. La maison va nous sembler vide jusqu’au retour de Justin
 – Oui, appuya Mme Boussuge, il eĂ»t mieux valu qu’il te trouve ici en rentrant. – D’autant plus qu’il ne saurait tarder maintenant, reprit Boussuge. Enfin, nous ne nous disons pas adieu, n’est-ce pas ? Mous nous disons au revoir. L’hirondelle s’en va, le toit reste pour qu’elle y revienne. Il ferma la parenthĂšse en mettant la rĂšgle dans la main de l’enfant et en lui prĂ©sentant la tirelire. – Tape dessus
 fort ! N’aie pas peur
 Nanand s’amusait. D’un coup bien appliquĂ©, il brisa la tirelire, dont le contenu sonnant et trĂ©buchant, argent et billon, se rĂ©pandit
 Il n’y en avait plus dans la circulation ; les piĂšces blanches cachĂ©es lĂ  depuis le dĂ©but de la guerre semblaient Ă©blouies de revoir le jour. – Compte-les, dit Boussuge. Mais l’enfant s’embrouillait. – Pas brillant en arithmĂ©tique, dĂ©cidĂ©ment
 Allons, je vais t’aider
 Il y avait quatre-vingts francs vingt-cinq centimes. Boussuge dit Ă  Mme Servais – Je vais vous remettre cette somme, aprĂšs toutefois l’avoir arrondie, si vous n’y voyez pas d’inconvĂ©nients. Il prit dans son portefeuille un billet de cent francs et le tendit Ă  Mme Servais qui l’empocha en bredouillant un vague remerciement. Boussuge, en remplaçant la belle monnaie par un chiffon de papier, avait dispensĂ© instantanĂ©ment la paysanne de toute reconnaissance. Pour cette femme, il y gagnait. Tant il est difficile de peser le bien sans fausser la balance. Boussuge et sa femme voulurent accompagner Nanand et sa mĂšre Ă  la gare. ZĂ©naĂŻde les suivait en portant la valise. Elle avait la joue enflĂ©e et l’air agressif, comme le soir oĂč elle Ă©tait allĂ©e au-devant de sa maĂźtresse ramenant un rĂ©fugiĂ©. Il y avait encore, au mur de la salle d’attente, Ă  demi arrachĂ©e, l’affiche inspirĂ©e Ă  Forain par une Ɠuvre de guerre. Elle reprĂ©sente un soldat qui Ă©crit sur ses genoux, le front dans la main, pour demander Quoi ? des vĂȘtements, du linge, des provisions
 ou peut-ĂȘtre tout simplement une lettre
 qui lui parviendra trop tard
 Mme Boussuge dit Ă  son mari – Je n’ai jamais pu regarder cette affiche pendant la guerre sans avoir Ă  Ă©carter un pressentiment. À ce moment, Nanette, toute rouge d’avoir traversĂ© la place en courant, rejoignit le groupe. Nanand l’avait oubliĂ©e ; mais sachant qu’il partait, elle avait demandĂ© Ă  Agathe ChĂ©vremont la permission d’aller jusqu’à la gare. Elle s’approcha de son petit ami. – Alors, tu nous quittes ? dit-elle. – Maman est venue me chercher. Nanette reprit – Bonjour, madame Servais. Vous ne me reconnaissez pas ? – Si, rĂ©pondit celle-ci, je t’ai reconnue en te voyant traverser la place. Tu boites toujours autant. La Tite Bote avait eu toute la matinĂ©e le cƓur gros en pensant Ă  l’autre hirondelle qui retournait au nid de leur enfance
 ; l’observation de la mĂšre Servais rompit le charme et Nanette n’eut plus le cƓur gros que de sa disgrĂące confirmĂ©e. Le train n’était pas loin ; on en voyait la fumĂ©e balancer son panache sur les premiers arbres de la forĂȘt. Successivement, ZĂ©naĂŻde, Nanette et Boussuge embrassĂšrent Nanand
 Et puis ce fut Palmyre qui l’étreignit Ă  son tour avec un emportement auquel il ne comprenait rien, mĂȘme Ă  travers ces mots saccadĂ©s – Merci
 pour nous
 et pour Justin
 On eĂ»t dit que la mĂšre conjurait une menace de danger renouvelĂ©e par le dĂ©part du petit rĂ©fugié  Mme Boussuge le remit enfin aux mains de ZĂ©naĂŻde qui se contenta de l’embrasser Ă  la grĂące de Dieu. Les gens du Bourg, qui virent ensuite repasser devant leur porte le vieux mĂ©nage, trouvĂšrent qu’il avait l’air de revenir du cimetiĂšre. Il n’en revenait pas il y allait. XXII LA DÉPÊCHE Sans bruit, avec la plus louable discrĂ©tion, les ChĂ©vremont avaient pris le parti, non point d’adopter Nanette, ce qu’ils ne pouvaient faire, mais de la garder auprĂšs d’eux. Les Boussuge et le docteur furent avertis les premiers de cette dĂ©termination. Ils en fĂ©licitĂšrent le vĂ©tĂ©rinaire et sa femme. Le docteur Chazey avait l’ñme trop haute pour ne pas rendre justice malgrĂ© tout Ă  l’adversaire politique qui donnait, dans sa vie privĂ©e, un tel exemple Ă  suivre. Il ne mit un peu de malice que dans cette pointe – ChĂ©vremont m’a souvent reprochĂ© mes fiches, fiches imaginaires, d’ailleurs
 ce qui est dommage ; car je n’eusse pas manquĂ© d’enrichir la sienne de ce beau trait. Le brave homme ajoutait, sĂ©rieusement – J’ai fait placarder Ă  la mairie bien des avis inutiles depuis trente ans que j’administre la commune ; et ce que je publierais avec le plus de plaisir est justement ce qu’il me faut passer sous silence. Oh ! ce n’est point que je fonde beaucoup d’espoir sur la contagion de ce geste ! Je connais mes paroissiens ils vont tout de suite dĂ©couvrir des mobiles intĂ©ressĂ©s Ă  ce mouvement du cƓur ; mais l’honneur de mes concitoyens, grĂące Ă  l’un d’entre eux, est sauf tout de mĂȘme. Cette haine des Ă©trangers au pays, des accourus, comme on dit ici, est rachetĂ©e par la gĂ©nĂ©rositĂ© des ChĂ©vremont. Il m’eĂ»t Ă©tĂ© agrĂ©able d’en complimenter quelqu’un de mon parti
 ; mais il faut bien avouer que mon aventure avec la famille Louvois n’encourageait personne Ă  m’imiter. J’ai peur qu’il n’en soit de mĂȘme Ă  l’égard de ChĂ©vremont. Nos campagnes sont plus promptes Ă  la critique et au dĂ©nigrement qu’à l’éloge. Elles vont dire que si l’on donne une prime aux accourus, il ne faut pas s’étonner que cette mauvaise herbe envahisse tout. Le docteur Chazey ne se trompait pas. On commença par insinuer que les ChĂ©vremont s’attachaient, sous couleur de philanthropie, une servante gratuite. L’institutrice, Mme Faverol, rĂ©pondit pour eux elle Ă©tait chargĂ©e de prĂ©parer Nanette au brevet Ă©lĂ©mentaire ; aprĂšs, on verrait. On prĂȘta ensuite au vĂ©tĂ©rinaire l’intention de se rendre populaire pour supplanter le docteur Ă  la mairie
 Enfin beaucoup de personnes pensĂšrent simplement qu’il y avait quelque chose de louche lĂ -dessous et que tout cela pourrait mal finir. Les Boussuge, eux, approuvĂšrent leurs amis sans rĂ©serve. – Nous en aurions fait autant, dirent-ils, si Nanand avait perdu ses parents. Ils Ă©taient sans nouvelles de lui depuis son dĂ©part. – Il y en a une qui ne s’en console pas, dĂ©clarait Palmyre c’est ZĂ©naĂŻde. Dieu sait si le facteur lui Ă©tait indiffĂ©rent. Elle n’attendait plus rien de son passage depuis longtemps. Elle y est Ă  prĂ©sent suspendue. Rien pour moi ce matin ? – Rien. » Je vous assure qu’il serait charitable de lui faire Ă©crire par n’importe qui, sous le nom de Fernand. Cet enfant nous a dĂ©jĂ  tous oubliĂ©s. Elle eut un jour l’imprudence de penser tout haut, devant la servante – On peut bien convenir maintenant qu’il n’était pas trĂšs intelligent. La MalaisĂ©e releva sa maĂźtresse – Il n’y a pas besoin d’ĂȘtre intelligent pour se faire aimer. Au mois de mai, Octave ChĂ©vremont fut libĂ©rĂ©. Les Boussuge l’invitĂšrent Ă  dĂźner avec ses parents et Nanette. – Le mois prochain, dit Palmyre, c’est notre Justin qui reviendra et chez nous que l’on fĂȘtera son retour. Les deux familles avaient repris leurs bonnes relations d’autrefois. Nanette ne savait pas non plus ce qu’était devenu son petit ami, mais elle avait appris par une voie dĂ©tournĂ©e qu’il Ă©tait en apprentissage Ă  Laon, dans l’épicerie. Elle dit dans l’épicerie avec une petite moue fort divertissante chez l’enfant qu’une nouvelle Ă©ducation Ă©loignait, bien plus que la distance, de son compagnon de jeux. Elle s’élevait au-dessus de sa condition premiĂšre
 mais comme elle acquĂ©rait en mĂȘme temps le sentiment de son infirmitĂ©, elle ne gagnait rien Ă  la compensation. La parole malsonnante de Mme Servais lui avait fait perdre son charmant enjouement, et l’effort qu’elle faisait pour dissimuler sa claudication dĂ©notait plus encore qu’elle ne battait que d’une aile. Orpheline et boiteuse, elle Ă©tait comme l’image vivante de la Victoire ; et il y en a comme cela partout, mais on ne les voit pas. L’homme Ă©prouve le besoin d’ériger les symboles sur des piĂ©destaux il est incapable de les contempler sur le mĂȘme plan que lui. Un scandale allait fournir Ă  la petite ville l’occasion de rentrer dans sa coque et renforcer son particularisme Ă©branlĂ© par la guerre. ThĂ©rĂšse Paulin disparut un beau matin, enlevĂ©e par un homme mariĂ© qui l’avait remarquĂ©e Ă  la poste pendant un congĂ© de convalescence passĂ© Ă  Bourg-en-ForĂȘt. Il y Ă©tait revenu aprĂšs l’armistice et, descendu au Plat d’étain, avait amenĂ©, en moins de huit jours, la petite aide Ă  partir avec lui. Mme Lefouin avouait elle-mĂȘme n’y avoir vu que du feu ». Le monsieur, ĂągĂ© d’une quarantaine d’annĂ©es, et de bonnes maniĂšres, Ă©tait venu chaque jour au bureau sous divers prĂ©textes, sans paraĂźtre faire attention Ă  l’employĂ©e. Toujours est-il qu’ils avaient prĂ©parĂ© leur fugue sans Ă©veiller les soupçons. Une automobile attendait ThĂ©rĂšse en forĂȘt et son ravisseur Ă©tait au volant. Un garde donna son signalement, ce qui permit de l’identifier. Quant Ă  la jeune fille, elle avait laissĂ© dans sa chambre, Ă  l’adresse de la receveuse, un mot relatif aux affaires personnelles qu’elle n’emportait pas et dont elle chargerait la factrice de lui faire l’expĂ©dition. Cette derniĂšre, interrogĂ©e, ne procura aucun Ă©claircissement et fut surtout vexĂ©e d’avoir eu toutes les confidences de la petite – sauf la plus intĂ©ressante. Les colimaçons de Bourg montrĂšrent les cornes et bavĂšrent. C’était leur revanche. Tous les mĂȘmes, ces accourus ! AprĂšs l’institutrice intĂ©rimaire, l’auxiliaire de la poste
 Ils n’étaient pour le pays que des agents de corruption et de dĂ©sordre. Les uns aprĂšs les autres, heureusement, ils s’en allaient. Bon voyage ! On allait se retrouver, comme avant la guerre, en famille et solidaires pour foncer sur l’intrus, l’isolĂ© qui serait tentĂ© d’agiter la mare. C’était cela l’union sacrĂ©e, car, pour le reste, Bourg-en-Thimerais retournait dĂ©jĂ  Ă  ses divisions intestines, Ă  ses suspicions, Ă  ses calomnies, Ă  tout ce qui alimente la conversation et les ruminations de la colimaçonnerie provinciale. L’absinthe qui n’est plus sur les comptoirs est toujours sur les langues et les bouilleurs de cru font moins de mal que les distillateurs de venin. Mme Lefouin, revenue de l’humiliation d’avoir Ă©tĂ© jouĂ©e, s’en consola en triomphant auprĂšs de Palmyre Boussuge – Eh bien ! avais-je raison de vous dire que tout Ă©tait fini entre cette crĂ©ature et votre fils ? – Et n’étais-je pas aussi clairvoyante en la traitant de pas grand’chose de propre ? ripostait l’autre. C’était un grand soulagement pour la mĂšre, Ă  la veille mĂȘme du retour de Justin. Mme Boussuge en alla remercier le ciel, ainsi qu’elle avait fait le jour oĂč, dans ce ciel tel que le voyait Agrippa d’AubignĂ©, fumant de sang et d’ñmes », les cloches s’étaient mises Ă  semer leurs pĂ©tales. Trois jours aprĂšs Boussuge et sa femme revenaient de faire un petit tour dans la forĂȘt d’oĂč l’hiver dĂ©logeait sans hĂąte, lorsque ZĂ©naĂŻde leur dit avec tranquillitĂ© – Il y a une dĂ©pĂȘche pour vous. Les parents sĂ©parĂ©s de leurs enfants redoutent les dĂ©pĂȘches. Le tĂ©lĂ©graphe est une arme Ă  longue portĂ©e ; il blesse de loin et sa blessure est quelquefois mortelle, il transmet plus de mauvaises nouvelles que de bonnes, et c’est le contraire qui se comprendrait, car on devrait ĂȘtre plus pressĂ© de rĂ©jouir que d’alarmer. Pendant toute la guerre, les Boussuge avaient senti s’accĂ©lĂ©rer les battements de leur cƓur Ă  la vue du petit projectile qui visait quelqu’un aux mains du porteur. Maintenant ils n’en avaient plus peur et il n’y avait plus que la mĂšre pour rĂ©pĂ©ter par habitude – Je n’aime pas beaucoup les dĂ©pĂȘches. Elle avait reçu la veille une lettre de Justin le pressentiment d’un malheur ne l’effleura mĂȘme pas. – OĂč est-elle, cette dĂ©pĂȘche ? ZĂ©naĂŻde alla la chercher dans la cuisine ; Boussuge la prit, fit sauter le petit fermoir de papier, dĂ©plia la feuille et lut Fils victime accident. GriĂšvement blessĂ©. Serez tenus au courant. Capitaine Habert. Ce capitaine Habert, dont Justin parlait souvent dans ses lettres, l’avait pris sous sa protection parce qu’ils s’étaient dĂ©couvert des amis communs Ă  Paris. Les vieux Ă©poux se regardĂšrent consternĂ©s. Les pires craintes les assaillirent immĂ©diatement. Ils relurent l’un aprĂšs l’autre la dĂ©pĂȘche et en pesĂšrent les mots qui n’avaient pas, dans chaque balance, le mĂȘme poids. GriĂšvement, pour la mĂšre, laissait peu d’espoir, tandis que le pĂšre disait – C’est, au contraire, un mot dictĂ© par un grand souci d’exactitude
 GriĂšvement ne signifie pas Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ©. Mais un lĂ©ger tremblement du tĂ©lĂ©gramme entre ses doigts dĂ©mentait son assurance. – Ne perdons pas tout de suite la tĂȘte, reprit Boussuge, puisque nous serons tenus au courant par ce brave capitaine, auquel je vais, d’ailleurs, expĂ©dier on tĂ©lĂ©gramme. Accident ? ruminait, cependant, la mĂšre bouleversĂ©e, un accident d’avion est peu probable, Justin ne volait plus Ă  la veille de partir et la guerre terminĂ©e. » Comme elle regardait vaguement par la fenĂȘtre, vers la poste, son cƓur exhala un restant de colĂšre – Mais aussi, qu’allait-il faire si loin ? C’est de sa faute Ă  cette crĂ©ature !
 – Nous n’avons rien Ă  nous reprocher, dit Boussuge. La malheureuse nous a elle-mĂȘme donnĂ© raison. – Trop tard ! C’est Ă  cause d’elle qu’il s’est fait envoyer lĂ -bas. – Il n’était pas moins exposĂ© sur le front français
 et la preuve, c’est que nous nous sommes d’abord fĂ©licitĂ©s de cette mutation
 – Pas moi ! s’écria Mme Boussuge. Il y avait du dĂ©pit dans sa rĂ©solution, et le dĂ©pit est mauvais conseiller. – Alors, dĂ©duisait de lĂ  Boussuge, tu crois que nous aurions mieux fait de cĂ©der ? – Je ne dis pas cela, il n’en est pas moins vrai que sans cette crĂ©ature, Justin serait aujourd’hui chez nous, comme Octave ChĂ©vremont chez lui. Quelqu’un passa devant la fenĂȘtre. C’était la petite rĂ©fugiĂ©e qui allait mettre des lettres Ă  la poste. Et les images de Nanette et du fils ChĂ©vremont se juxtaposant tout Ă  coup dans l’esprit superstitieux de la mĂšre, celle-ci pensa que l’hirondelle retenue sous le toit de leurs amis y avait fixĂ© le bonheur, tandis qu’en quittant la maison Nanand l’avait laissĂ©e sans dĂ©fense. Elle eut la vision de l’inĂ©vitable en marche vers elle et elle attendit le coup de grĂące en pleurant. Il lui fut donnĂ© le lendemain par un nouveau tĂ©lĂ©gramme officieux Justin Boussuge mort de ses blessures. Lettre suit. Et la lettre arriva. Elle expliquait que l’aviateur survolant le camp pour la derniĂšre fois » avait Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ© d’une hauteur de cent mĂštres sur le sol par un incomprĂ©hensible arrĂȘt du moteur. Justin n’avait pas souffert. TransportĂ© Ă  l’hĂŽpital dans le coma, il y Ă©tait mort, quelques heures aprĂšs l’accident, sans avoir repris connaissance. Tout le monde compatissait Ă  la douleur des Boussuge, mais ils s’étaient enfermĂ©s chez eux et ne voulaient voir personne. Ils ne firent exception qu’en faveur des ChĂ©vremont, de l’abbĂ© GrossƓuvre, du maire et de l’instituteur, qui avaient assez de tact pour ne pas prolonger leur visite. Le docteur Chazey et l’instituteur Faverol se rencontrĂšrent auprĂšs des affligĂ©s et ne s’élevĂšrent aux considĂ©rations gĂ©nĂ©rales que sur une observation de Boussuge. Il disait – Des pĂšres et des mĂšres sans nombre ont Ă©tĂ© frappĂ©s comme nous le sommes ; ne trouvez-vous pas, nĂ©anmoins, qu’il y a dans notre Ă©preuve un raffinement de cruautĂ© ? La mort, cette fois, n’a fait semblant d’épargner notre pauvre enfant que pour le rattraper, comme le chat qui joue avec la souris. – Oui, murmura l’instituteur pensif ; c’est une rallonge Ă  la liste des morts ; aussi sera-t-il sage de ne pas se hĂąter d’ériger des monuments commĂ©moratifs aux morts pour la patrie on risquerait d’en oublier. J’ai encore plusieurs anciens Ă©lĂšves Ă  perdre. Votre Justin est une des premiĂšres victimes de complĂ©ment. La bĂȘte malfaisante, mise en appĂ©tit, n’a pas son compte avec quinze cent mille hommes. Le ver du tombeau a des colonies et pullule parmi les survivants, ils sont plus longs Ă  succomber, voilĂ  tout. Ils y mettent le temps. Songez, en outre, Ă  l’imprĂ©voyance de ceux qui ont procréé dans la sĂ©curitĂ© trompeuse des fausses convalescences et des santĂ©s Ă  peine rĂ©tablies. Comment appeler ce qu’ils ont donnĂ© ? La vie ou la mort ? On ne se perpĂ©tue pas Ă  mi-chemin du cimetiĂšre mieux vaut y aller seul. La guerre, enfin, ne dĂ©cime pas que les combattants et les blessĂ©s ou les malades que la paix achĂšve Ă  bref dĂ©lai. Sur les Ă©tats rĂ©capitulatifs des pertes doivent aussi figurer les pĂšres et les mĂšres qui ont respirĂ© ces gaz asphyxiants l’angoisse et le regret, et qui en meurent obscurĂ©ment. – Ce sont les familles mutilĂ©es dont parle Chateaubriand, fit le docteur Chazey. J’ai retrouvĂ© la nuit derniĂšre, dans les MĂ©moires d’outre-tombe, ce passage que j’ai copiĂ©, ce matin, Ă  votre intention. Il tira un papier de sa poche et lut Combien de familles mutilĂ©es avaient Ă  chercher auprĂšs du PĂšre des hommes, les enfants, qu’elles avaient perdus ! Combien de cƓurs brisĂ©s, combien d’ñmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guĂ©rir ! PrĂ©cipitez-vous dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du mĂ©decin un jour de contagion. – L’abbĂ© GrossƓuvre nous a dit la mĂȘme chose, observa Mme Boussuge. – Moins bien, ajouta son mari. – Ne dites pas cela ! fit vivement le vieux docteur. C’est le propre de cette consolation de ne comporter qu’une qualitĂ© reconnue supĂ©rieure, de quelque flacon qu’elle vienne ! – Un stupĂ©fiant, mĂąchonna Faverol entre ses dents. Le maire se retourna vers lui. – Qu’avez-vous Ă  proposer de mieux Ă  la douleur universelle, mon cher ami ? – L’espĂ©rance d’une mort sans danger de rĂ©veil dans une vie nouvelle. – Si pourtant cette vie nouvelle devait ĂȘtre meilleure et, exempte de souffrances ? – Il ne faut rien promettre d’illusoire, monsieur le maire. Prenez garde que l’ñme ne soit pas immortelle ! – Vous seriez bien plus attrapĂ© si elle l’était, dit le mĂ©decin. Le 14 juillet 1919, tandis que la Victoire, musique en tĂȘte et drapeaux dĂ©ployĂ©s, passait sous l’Arc de Triomphe, ChĂ©vremont vint trouver son ami Édouard dans sa champignonniĂšre. Tout y Ă©tait Ă  sa place et tout y respirait l’abandon. – Vous devriez voyager, dit le vĂ©tĂ©rinaire, donner suite Ă  votre projet ancien d’explorer les rĂ©gions de France oĂč l’on rĂ©colte des espĂšces que notre forĂȘt ne produit pas. Boussuge secoua la tĂȘte tristement et dit – Non, mon vieux, M. Cryptogame est mort, et savez-vous Ă  quoi je me suis aperçu que la vocation lui manquait ? Aux condolĂ©ances que, dans mon deuil, j’ai reçues d’un Ă©minent mycologue de Strasbourg, devenu mon ami sans que je l’aie jamais vu. Cet homme m’a Ă©crit Il vous reste heureusement une raison de vivre. » J’ai compris que la sienne, sa panacĂ©e enfin, Ă©tait dans un commerce constant avec l’amanite rubescente, l’entolome livide, le lactaire poivrĂ©, le tricholome et la fausse oronge
 Eh bien ! non
 ce remĂšde est sans effet sur moi, et voilĂ  pourquoi je n’étais, au fond, qu’un vulgaire collectionneur, je prenais pour une passion dĂ©vorante une simple façon de tuer le temps. J’ai maintenant contre lui une arme bien plus sĂ»re le chagrin. Le grand ressort est cassĂ© en nous rien ne va plus. TombĂ©s de l’avion en mĂȘme temps que notre fils, nous n’avons pas Ă©tĂ© comme lui tuĂ©s sur le coup, et c’est grand dommage. Il nous faut chaque jour ramasser notre cƓur Ă  deux mains pour finir une route qui n’en finit pas. La mycologie !
 À peine une distraction moins bĂȘte que le bĂ©sigue, le nain jaune, les dominos ou le jaquet. Non, je retournerais plutĂŽt aux excitants de ma jeunesse
 Quand vous ĂȘtes arrivĂ© tout Ă  l’heure, je feuilletais de vieilles revues auxquelles j’ai collaborĂ©. Dans l’une, je relisais les Litanies du vin, de Raoul Ronchon, qui cĂ©lĂšbrent par anticipation, dirait-on, l’office d’aujourd’hui
 Écoutez Ville en fĂȘte ; voici le CĂ©sar triomphant PortĂ© par ses soldats comme un petit enfant, Avec son char parĂ© du sang de la Victoire
 Ô vin ! ordonne-moi de mĂ©priser la gloire ! – Je n’en conclurai pas que vous allez vous livrer Ă  la boisson, essaya de plaisanter le vĂ©tĂ©rinaire. – Non, rassurez-vous pas mĂȘme cela, fit Boussuge. Je sais maintenant le sort qui m’est rĂ©servé  celui de mon fils
 la mort Ă  retardement. ChĂ©vremont se retirait ; son ami le rappela. – Dites donc au docteur Chazey, quand vous le verrez, que je voudrais bien ĂȘtre dĂ©barrassĂ© de la statue
, celle du Petit Caporal, vous savez
 que j’ai recueillie chez moi avant la guerre. – Il est question de la remettre sur la Pyramide, avança le vĂ©tĂ©rinaire avec prĂ©caution, pour ne point froisser un adversaire dĂ©clarĂ©. – C’est sa place. – Oui. On n’imagine pas, surmontant le Monument que nous Ă©lĂšverons aux morts de la derniĂšre guerre, l’effigie du conquĂ©rant qui se vantait d’avoir cent mille hommes Ă  dĂ©penser par mois. C’est bon pour la colonne VendĂŽme, poursuivit ChĂ©vremont avec plus d’assurance. – C’est bon pour elle, prononça Boussuge. Le sacrifice de nos enfants est sans mĂ©lange, enfin. Les deux amis se serrĂšrent la main ils Ă©taient dĂ©finitivement d’accord. Boussuge disait vrai. Sa femme et lui semblaient avoir dans l’aile, comme tant d’autres parents, tout le plomb des balles perdues, ils passaient leurs journĂ©es Ă  errer de piĂšce en piĂšce, comme des corps sans Ăąme et qui en cherchent une autre que la leur. Ils ne se donnaient rendez-vous nulle part et se retrouvaient partout devant un souvenir. Et ZĂ©naĂŻde, en les voyant si malheureux, se demandait Ă  prĂ©sent oĂč elle prendrait, le cas Ă©chĂ©ant, le courage de les quitter. Elle avait pourtant bien mal aux dents
 Elle n’était mĂȘme pas sĂ»re, quand elle n’en aurait plus, de cesser d’en souffrir, car elle conserverait encore des gencives sensibles au vent et Ă  l’humiditĂ© de la forĂȘt. Elle ne guettait plus le facteur
 et parce qu’elle ne comptait plus sur une lettre de Nanand, il en vint une
 Quelques lignes, au crayon, mal orthographiĂ©es Je me porte bien et je suis content de mon mĂ©tié  J’ai un bon patron
 Écrit-moi pour me dire si mosieur et madame se porte toujour bien, ainsi que mosieur Justin. J’ai une moin belle chambre que la sienne dans la maison provisoir que nous habiton. Je t’embrasse. Fernand. Devait-elle faire lire cette lettre Ă  ses maĂźtres ? Ils avaient bien assez de peine sans cela. ZĂ©naĂŻde monta le papier dans sa chambre, afin de le ranger parmi ses reliques. Et dans sa malle dĂ©cadenassĂ©e, elle contemplait encore une fois le sac de toile bise Ă©tiquetĂ© Julien Damoy. CafĂ© en grains, lorsque survint Mme Boussuge, qui l’avait suivie. Celle-ci se figura que la MalaisĂ©e rapprochait dans son esprit la mort de Justin du dĂ©part de l’hirondelle qui avait fait son nid sous leur toit ; et, et de communion avec sa servante, la mĂšre Ă©plorĂ©e lui dit – Ma pauvre ZĂ©naĂŻde
 je crois que nous avons la mĂȘme pensĂ©e.

on le confond avec l hirondelle petit fouet