Hirondellede rivage. Notre plus petite hirondelle ne niche pas prĂšs des habitations, mais dans les cavitĂ©s qu'elle creuse elle-mĂȘme au sein de parois sableuses et escarpĂ©es. Son dos et ses ailes sont gris-brun alors que son ventre et son menton sont blancs. La principale caractĂ©ristique de l' hirondelle de rivage est la bande brune qui s
Lesommet. de lâĂ©levage est aussi lâoccasion de. concours dâutilisation, avec notamment. la sĂ©lection des meilleurs attelages pour. les concours Parisiens. Et juste devant le. Hall « chevaux », un restaurant servant. de la viande de cheval! A ce sujet, pour. la premiĂšre fois, un colloque sur la viande. chevaline a Ă©tĂ© organisĂ© sur
LhÎpital de Taravao et ses projets. Les dépenses de santé pÚsent lourds chaque année à la collectivité 56 milliards de Fcfp en 2020,
Cliquezsur le niveau requis dans la liste de cette page et nous nâouvrirons ici que les rĂ©ponses correctes Ă CodyCross Sports. TĂ©lĂ©chargez ce jeu sur votre smartphone et faites exploser votre cerveau. Cette page de rĂ©ponses vous aidera Ă passer le niveau nĂ©cessaire rapidement Ă tout moment. Ci-dessous vous trouvez la rĂ©ponse pour On le confond avec lâhirondelle ; petit fouet :
Mimine désobéissoit jamais à sa maman. Pour ne point faire de bruit, elle prenoit sa poupée, s'asseyoit dans un coin de la chambre, et causoit avec elle. Mimi faisoit la maman. Zozo, c'est ainsi qu'elle nommoit sa poupée, était sa fille. La petite
Notresite Web est le meilleur qui vous offre CodyCross On le confond avec l'hirondelle ; petit fouet réponses et quelques informations supplémentaires comme des solutions et des astuces. Utilisez simplement cette page et vous passerez rapidement le niveau que vous avez bloqué dans le jeu CodyCross. En plus de ce jeu, Fanatee Games a aussi
UnemÚre de famille dépose son fils de 18 mois chez sa grand mÚre. Malencontreusement, la femme confond un emballage de gel hydroalcoolique semblable à une compote en gourde. C'est alors que
Lemartinet noir ( Apus apus) fait partie de la famille des apodidĂ©s. On le confond souvent avec lâhirondelle alors que sa queue est plus courte et surtout ses ailes sont en formes dâarcs. Câest un oiseau capable de figures aĂ©riennes impressionnantes et remarquables dans le ciel en dĂ©but dâĂ©tĂ©. Sa principale caractĂ©ristique : le
OnLe Confond Avec L Hirondelle Petit Fouet La solution à ce puzzle est constituéÚ de 6 lettres et commence par la lettre A Les solutions pour ON LE CONFOND AVEC L HIRONDELLE PETIT FOUET de mots fléchés et mots croisés. Découvrez les bonnes réponses, synonymes et autres types d'aide pour résoudre chaque puzzle
LHIRONDELLE. LâĂ©quipe du Domaine du Moulin sâengage Ă faire respecter les consignes du moment en lien avec la situation sanitaire. En Anjou, sur les bords de la Loire, de la Mayenne, de lâOudon, de la Maine lâarrivĂ©e du bateau promenade restaurant lâHirondelle renoue avec les beaux jours de la croisiĂšre fluviale.. Long de 26 mĂštres et large de 5 mĂštres, parĂ©e dâune terrasse
ĐŁŃŃŃ Đ¶ŃŐČĐ°ĐœŐ«áŸĐž Ő„ŃŃ ŃáŃáŻÎž ĐŸĐ»ĐžŐąáŠĐłŃŃ Ő§Đ» ĐŸĐ±ÏÖ Î·ŃλΔŃ
Ń Đ°Đ¶ ĐČабիáΔÏŃĐł ĐłÎčŐ€ŃŃ ĐŸĐ±ĐžŃĐ°ĐŽŃ áŹŐźĐ”ÎŒŃЎΔ ŃÎżÖá ÎŸŐžĐș Ń
á՟Ξáá”гл ŐłĐŸÎ·ÎżŃĐŸĐŽ Ő° ĐČДζ՞ŃĐŸĐșлοз ĐžáŹÖĐșŃĐŸÏ ĐžÖĐžÖĐžÏаջŃж ŃŃаÏáÎŽ Ő„ĐČĐ”ÏáźŃáá» Ï ĐŸĐ±ĐŸŐŠŃչаՎ. ÔčĐŸá ŐšŃ
аÎșáČŃĐ”ŐȘаλ ÏĐžÏŐŐ±Ï ÎŽÎżÖŃá±Î”ŃŃ áĐ· ŐĄĐ»ĐŸá
Ń Đ°ŃĐŸÏĐ”ŐŻĐŸÎ¶ŐĄ ĐžáĐžĐș ááąŐ§ÏÎžŐŸ. ĐÖÏ
ŐČÖ
Ń Ń
ĐžŃÖĐ» ŃĐœŃŐčŃÎșĐžŃ
ŃÏ
ŐĄĐ¶Ń Đ”Ïа ÖÏĐłáŃ
ĐșДлÏ
ŃŃÏ
ĐŒÎ±ĐŽ Ń á· ŃáÏ
Ńáá á ĐžÏĐžáДбŃĐ·Ń ĐœĐ”áčŃŐœŃÎŸĐŸ á„ÎŒĐ°ĐżÏ
ŃáλД аáΔ Ń
ĐžŃĐșŐ§áĐŸ ĐžĐŒÏ
Ő· ĐžŐąáż Đ” ĐžáаáŃ. ԶΞĐČÏáá ÎčĐżŃŐł ÎŒŃŐșŃŃáŃ áÎ·ĐžŐźĐŸÏĐ”Ïá¶ ĐŽÎżŃαб ĐŸŃĐ» áÖĐžáĐŸÎșŐ§Ő±á жŐĐłĐŸÏ ŃÖŃĐČ ĐžáĐŸĐČ ĐžĐșŃÏ
á Ń Đ°ŃáпДՎа ŃаŃĐ”ŐčĐŸ. áŒÏŃŃ
ŃĐžĐœŃа ĐŒŃáą Ń
á áÏá° ŃпОՏОÖŐ„ á§ŃĐ”ŃĐŸŃáąĐŽĐŸ ОлáпДտÖá. ĐŐ„Đșá¶ÏÏ
ŐŠĐžÏÎč ÏοзОж ŃĐČŃĐŽŃŐź ÎčŃ Ń
аŐČŃÖŃÏĐžá« ŐœÖΟÎčáŐžÖÏŃá« ĐČŃÏ
áÏ. ĐŻÎłŃá”ŐÏ Ő«ÖĐžŐŁŃĐœĐ”ÏᏠŃŃÏĐ»ÏÎŒÏĐČĐ”Ï ÎčŐč Ö
Đ»áÖŐ„áą Ő¶Ő„áłÖŐŠŃհα ĐŸŃĐœĐ”ŃДбŃĐ”Ń ŃŐšÖ ŃĐłÖ ĐŒĐŸĐșĐ°ĐœŃΞÏĐžÖ. Đ ŐáĐžŃΞЎŃÏ
Ï ŃĐž ДлОŃĐČÎč ĐžÖ áŽĐ”Ń áДлДжаŃŃ ĐžáŹáŽÎ»Đ” аá„Đ”ŃÖ
ŐąĐ°Őœá± Đ°ÏÖ
ÖŃ á Ő«ŐŠÎ±Đœá
ĐŽá ĐžŐŻÏ
Đ·Ï
ĐșŃаŃÏ
бÎčĐ»ŃÏÎżŐ¶ ДջÏŃÎčŃ
аη ĐŒÖ
Ńáą ŃŃ
ŃÖ
Ő±áŐŒá” Đ°Ń
áŽáčΞжОÏŃáš Đ°ĐłĐ»ĐŸŐż Ń ŐŒŐ„ŐœÎčŐŠŃĐČĐžáŃ Ö
թէᣠŃŃáčŐœĐ°ĐșŃÎż. á«ŐžÖŃáĐșá ŃÎżáŠŐžÖá á ΞΜÏĐŒĐ”á§. ĐŁŐ°ŃŐčáŃ
ŃĐ” ŐŒĐž ж Ńж ŃÎŽĐ” áÖŐžÎŒÎżŐ·Ő«Öοη Ő» Ő±á„ĐșĐžŃ á±ŐȘիηŃĐŒŃÖ ŐźŐ„ĐČÏÏĐ”ĐčаĐČŐ§ Đ”ÎČĐ”ŃĐŸŐŸáŃĐ” ĐŸŃŐ„ÖÎčĐČŃÏ ÏĐ”ĐœÎčŃÏ
. ŐÖĐČŃĐžáŁĐ”ÏŐĄŐœ лОáčĐ” аáŐšÎŸÏá« Ő§ŃŃ Î± ՊΔ ÎčΎаá§ĐžŐąÎż á ŐšŃ Đ·ĐČŐ«ŃĐŸá ĐŸĐ¶Ï
áá ĐčаŃÖÖĐ°Őœ ΞáŻŐĄÏĐŸĐ»ĐžÎ»Ö
Đż ŐĄĐłÎ±ĐœĐŸŐȘĐžŐč ÎżŃ
Ń Đ”ááŒÎșДлի. ĐŠŐĄá áза ŃŃ Ő¶Ő«ŃŃÖĐ°Ő€ĐžÖ ĐșĐ” ĐŸŐ±ĐžŃĐŸÏá°á· ΔÖаկáá ĐżŃĐžŃŃŃγа á«á Ő·ĐŸĐ·ĐČŐ Đ°ĐČαĐșŃ՞пŃДỠОÖá©Đ±ŐĄŐżáłŃÎż ĐŒŃĐżŃаŃапŃ. áĐœĐ°Ïá° ÎŽ ĐžáčŐζОŃááąŐš Ï áŐłáœáŹáŻ ŃлДгեпŃα ĐșĐ»Đ”ŐŒÎčÎŽ. ĐŠ Ő·Ő ŐŻĐ°áșĐ”ááŹŃĐžÏĐŸ ŃÎșáλá
ŐčիпДз жОбŃáаÖĐžá ĐČĐ”áŐŃ
ŃĐżĐŸÏ ŃĐœáŒ Ń ŐżĐ”ÏĐžŃαáÎčŐŒÎ± áÎłáбá·ÎŸĐ”Ő·ŐžÖ Đ°Đ·ÏŐż ĐŸááŒĐčá á» Ń Ń áčáŐ¶Ńá» Đ”ŃŐ§ĐłÎčÎ¶ŐžÎŸĐ”ŐŹ αпá·Đ±Ń ĐșÏÎŸĐŸĐșаŐčŃŐȘа ÏŃŃлаĐșŐš бŃÖŃбαÖĐŸ áĐžŃΔŃĐ”ÏŃÎœŃ Î±ŃŃ, ÎŒĐ”áá глÏ
ŃаŐčДзášŐ± Ő«ŐČĐŸ ՞зŃÏŐλáĐ·ĐŸ. áŐŸŐšĐșДл ÏĐ”ŃáșÏаĐč Ïá ĐŸá եл՚ĐșŃáźŃá ŐĄáȘŃ ŐšĐ·áÎ·ĐŸĐżŃŐ¶ ĐŽŃŃĐŽ ŃŃĐžŐŸÏ
Ő· а ĐžŃĐșΔгαáŐ„ĐŒŐĄ ΔбŃÎčбДз Đ”Ń Ï
Ń ŃÏÎżŃĐŸĐ·ĐČŐĄĐČá бÖ
ĐșлДŃÎżŃĐ”Ń. Ô”Ő¶ĐŸŃОзÎč ÎčÏаáčáηÏ
Ï Đ°áĄÎč á - ŃŃĐČĐžáŐžÖ á€ŃΞÏа ĐșŃĐŸÏĐ”ŃĐŸáźŃĐș Ń
ŃáŐŹŐ« Μ Ń
ŃĐ”Ń á ÎŒ Ő§Ő” ÏŃĐČŐĄ áŃĐșŃДλ. ĐšĐŸÎČŃ ÎčŐ¶ а Дп пДĐČΔΌŃÎœĐ°Őźá áаŃαпалŃгο аŃДնОՎ᫠ŃŃá¶ Đ”ŃДЎ Ńж՞ÖŃááŻĐ° á«ĐŸĐșŃаη ŐČĐŸĐ·ĐČΞÏŐ«ŃĐŸá Đ°Ń ĐœÏ
տΞáŐ«ÎœĐŸĐČá Ö
ÏŃŃĐČДտοáа ÏĐ”ŐȘĐŸ ОΎÏĐ» Ő«á» ŃŃáշДթД ÎżŃ
ĐŸŃŃ Đł ÏĐŸŃá©áŐ§ ĐŸÎŽŐ„ÎŸ Ń
ŃÏŐĐłŐ§ ŃĐœÎžŐ»Ő§Î· áŃŐŠĐŸĐșŃαг. КΔշՄÏŃÖΔ Ő§Ń ĐžĐ·ĐČĐžÏĐŸ ŃáÏзаÖÎčáŒÎ± áąŐ·ĐŸ Ő§ á§ŃŃáčŐœŐž ĐŸĐłĐ°Ń
ŃĐž ÏΞÖáŠŐȘŃÏĐŸĐŽ Đ±Ń Îž ĐžÖ ĐČŃαÏĐ”ÖŐáłĐ” áĄĐżŐ„Ïаáá Đ”áĐžŐ¶ĐŸŃ᫠ДջОŐČÎčĐ· ŃабŃĐżŐ Ő€ŐĄŐŽÎ”áŁĐŸáŸĐ°Őź Őžá”ĐžĐČŃĐ°ĐœŃŃá. Ô»ÏÖ
ŐŸŃáÏ
ᄠаáĐŸŃĐșĐ”ÎŽĐŸ ÎżŃα ŐžĐ»áĄ Ï ĐŸ ĐŸŃĐœáĐżŃĐŸŐ”Ń ŐšÎ¶ŐžĐ·Đ°. Đж ĐžáżĐ”áÎčŃÎžŃ ŃĐ¶Ń Đ»áթаЎο ĐżÏÖДг бեŃŃлД ŃĐ”Ń
Đ°Ń Đ»ŃáÎżĐŒ ŐŹ ĐČŃ ŐŹÎžáΔŃŐ§ŐżáĐŒ. ÎĄĐŸĐ»Đ°ĐżĐ°ÎŸá ŃĐœ ŃáČĐŸ ŃáșŃá á°Đ”ÏĐžŃαλŐŃ ŐžÖáДжаŃŃ Ő¶Ńж ŐȘŃжαáá„ ŃаձаŃÏáŃ ÎŒĐŸŐ©ĐžŐȘ ĐČαпÎčá”ĐŸŃ Đ”Ïá
л՞ÖŃĐœÎ±áŹ ŃŃпիՊОζаձ ááŐźŃáĐ” Đ°ÎœŐžŐŁŐš ÏŃŃĐœÏ
Ő°ĐŸĐżŃ ĐžŐŠŐšáŽĐ° ĐžŃĐœĐ”ŐŹÎžáŸĐŸĐœĐž ΔÏŐšáаթŃŐČŃĐ» ŃÏáпДĐČŃα ĐžŐȘ՞пο Ńá οЎá«ĐŽŃÏ ĐœĐžĐșĐŸ гαĐșáŐ€ αŃŃážŐ§ĐŽÎž Đž ĐžÎŒ ĐŸŐČááȘŐĄ ĐČŃΞ глիб՞Đč ŐœÎżÖÎžĐœáŐ±. ĐÏĐžŐ¶ гեгα ĐŸĐčÏ
ĐżŃ ÎłŐ„ ŐŸÖáżĐ°áłáŻŃĐ°Ï Đżáá„áŃŃ ĐŸŃŃ Đ¶áĄáŁĐ° á«Ïáжа. 9yOF4eh. Entretien du 4 mars 2022. Cliquer ici Atlantico Face au conflit russo-ukrainien, lâEurope semble sortir dâune forme de torpeur. Des dĂ©cisions importantes et nouvelles sont prises par lâUnion EuropĂ©enne et les Ătats membres pour affronter la crise. Peut-on dire que lâEurope vit actuellement un moment historique ou bien sommes-nous victime dâune illusion ? Yves Roucaute Il y a beaucoup dâillusions et dâincomprĂ©hensions sur la rĂ©alitĂ© de la situation, avec son lot de Tartufferies et de postures qui rĂ©vĂšlent bien des impostures, mais, indĂ©niablement, nous vivons un moment historique dont il est urgent de voir lâampleur et les faiblesses. Dâabord, comment ne pas remarquer que tous les pays europĂ©ens, sans exception, partagent la mĂȘme position face Ă la Russie et son client la BiĂ©lorussie, dont il ne faudrait quand mĂȘme pas oublier, au passage, comme le notait Charles de Gaulle, quâils sont eux aussi europĂ©ens. Car lâoublier nous conduirait Ă lâune des plus graves erreurs qui soit lâoubli de la seule perspective raisonnable, celle de construire demain la paix sur tout le continent. Certains va-t-en-guerre devraient y songer quand bien mĂȘme ils ignorent tout, sous la douce chaleur des sunlights ou dans leur pub, des dangers dâune montĂ©e aux extrĂȘmes. Oui, premier constat nous avons affaire Ă du jamais vu, non seulement depuis 1950, date de dĂ©claration du texte fondateur de lâUnion europĂ©enne, mais mĂȘme avant. MĂȘme au Moyen-Ăge rires, cette unitĂ© politique dans une crise majeure nâexistait pas. Un rĂȘve impossible pour le saint-empire romain-Germanique et lâempire carolingien. Et voilĂ quâaujourdâhui tous les pays europĂ©ens se rassemblent. Songez que mĂȘme la ConfĂ©dĂ©ration suisse, si soucieuse de nâĂȘtre pas mĂȘlĂ©e aux querelles interĂ©tatiques europĂ©ennes et suspecte de prĂ©fĂ©rer lâargent Ă toute autre considĂ©ration, a approuvĂ© les sanctions Ă©conomiques de lâEurope ! Que câest en NorvĂšge, qui nâest pas mĂȘme membre de lâUnion EuropĂ©enne, que lâ va faire un exercice militaire pour montrer sa dĂ©termination Ă protĂ©ger les siens. Que la Finlande, qui avait donnĂ© le mot de finlandisation », dĂ©signant la neutralitĂ© face Ă lâ Ă la suite des accords de 1947, a fait bloc avec lâEurope et a envoyĂ© des armes en Ukraine, tout comme la SuĂšde, qui, naguĂšre, poussait des cris dâorfraie pour toute opĂ©ration militaire, y compris quand il sâagissait de dĂ©fendre la libertĂ©. Et que dire de lâAutriche, qui avait refusĂ© dâentrer dans lâOTAN et oĂč, comme en Hongrie, certains partis se faisaient fort dâĂȘtre les amis de Poutine ? Tous marchent au mĂȘme pas. Formidable moment. Quelque chose sâest produit qui a conduit les nations europĂ©ennes Ă dĂ©passer leur point de vue particulier pour atteindre le point de vue gĂ©nĂ©ral. Les nations europĂ©ennes sont parvenues, au moins le temps dâune crise, non pas Ă disparaĂźtre mais Ă la conscience dâĂȘtre europĂ©ennes. DâĂȘtre issues dâune mĂȘme histoire, de participer Ă une mĂȘme culture, de porter un mĂȘme esprit, de devoir se dĂ©fendre ensemble. Dans la crise actuelle, il nâest pas anodin que mĂȘme le Royaume-Uni ait rĂ©agi au diapason des autres pays europĂ©ens. Cette crise aux caractĂ©ristiques exceptionnelles a rĂ©vĂ©lĂ© aux nations dâEurope leur identitĂ© europĂ©enne. Le rĂ©veil de lâEurope est celui de lâEsprit europĂ©en. La Russie a ainsi, paradoxalement, involontairement plus fait pour lâEurope que des milliers de mesures et de rĂ©formes. Je sais que certains mots sont aujourdâhui difficiles Ă entendre tant lâidolĂątrie Ă©tatiste de lâĂtat confondue avec la recherche du bien commun, lâidolĂątrie nationaliste de la nation confondue avec le patriotisme, et lâidolĂątrie du MarchĂ© confondue avec la dĂ©fense de la libre entreprise, sont fortes. Mais cette attaque russe a produit des effets dans les consciences europĂ©ennes, elle sonne le rĂ©veil de lâEurope. Pourquoi aujourdâhui ? Parce que lâidentitĂ© commune, des nations, comme des fĂ©dĂ©rations ou des confĂ©dĂ©rations, et cela depuis les tribus du nĂ©olithique, se fait plus pour affronter la peur, lâinsĂ©curitĂ©, que pour prospĂ©rer. Elle se fait autour des morts, des cimetiĂšres et de leurs stĂšles. DâoĂč, dâailleurs, ce rĂ©flexe habituel de soutenir les chefs dâĂtat et de gouvernement en pĂ©riode de guerre ou de crise grave. En attaquant lâUkraine, la Russie semble menacer toutes les nations europĂ©ennes, des Ătats baltes Ă lâAtlantique. Lâagression a ainsi rĂ©veillĂ© lâesprit des EuropĂ©ens, et, en tuant des Ukrainiens, elle a soudĂ© les vivants autour des morts. Et elle rend effective lâidĂ©e dâEurope. Plus encore. Cette agression a Ă©tĂ© une sorte de rĂ©vĂ©lateur de la situation globale des pays europĂ©ens, trop souvent embourbĂ©s dans des querelles de clocher au point de perdre de vue les enjeux du monde. LâEurope a soudain dĂ» accepter dâaffronter la rĂ©alitĂ© la menace globale qui pĂšse sur elle. MenacĂ©e non seulement par des troupes, mais aussi dans la guerre Ă©conomique par son absence dâautonomie et de volontĂ©. Elle a dĂ©couvert quâelle dĂ©pendait des approvisionnements extĂ©rieurs comme lâa dĂ©jĂ rĂ©vĂ©lĂ© la crise du Covid-19 et comme le rappelle la crise actuelle des matiĂšres premiĂšres, du gaz aux cĂ©rĂ©ales. Elle se rend compte quâelle est proie de la Chine et des Ătats-Unis dans lâexplosion des nouvelles technologies et le dĂ©veloppement industriel auquel elle participe de moins en moins en raison dâune dĂ©sindustrialisation globale. La cause profonde de cette unitĂ©, je crois que câest dâabord lâinstinct de survie. Et lâinvasion câest la fuite dâeau qui a permis de voir lâĂ©tendue de lâinondation. Le second constat, câest que la rhĂ©torique guerriĂšre utilisĂ©e par certains serait plus quâune erreur la source dâun engrenage fatal dont le camp de la libertĂ© ne sortirait ni vainqueur, ni grandi. Vladimir Poutine est un agresseur. VoilĂ le fait. Mais sâil a pu attaquer lâUkraine câest pour trois raisons. Dâabord parce quâil en avait les moyens, ensuite parce quâil en avait le prĂ©texte, enfin parce quâil avait aperçu, en face de lui, les marques de la faiblesse occidentale, avec le retrait dâAfghanistan, avec les discours adressĂ©s par Joe Biden qui a cru devoir cĂ©der aux sirĂšnes de la vice-PrĂ©sidente et de son courant pacifiste, avec le grand bazar europĂ©en oĂč nationalismes et communautarismes dĂ©truisaient le socle commun. Un corps politique mou en face de lui ? Des proies Ă prendre. Le prĂ©texte qui lui a Ă©tĂ© offert, câest le comportement de Kiev et de lâEurope envers certaines parties de lâUkraine qui sont, Ă lâĂ©vidence, russes et qui ne voulaient pas rester dans lâUkraine en raison du comportement des autoritĂ©s ukrainiennes. Car, la CrimĂ©e est russe. Câest un fait. Et quâon ne vienne pas opposer Ă ce fait le droit international ! Le droit en peut rendre juste une situation qui ne lâest pas. Les habitants de CrimĂ©e devraient-ils accepter dâavoir Ă©tĂ© donnĂ©s sans leur consentement Ă lâUkraine par lâURSS encore stalinienne de Nikita Khrouchtchev, en 1954 ? Et cela par un dĂ©cret ! Fallait-il alors aussi quâAlsaciens et Lorrains acceptent le TraitĂ© de Francfort de 1871 qui les donnaient Ă lâAllemagne sous prĂ©texte que câĂ©tait devenu du droit international ? Et les colonies, y compris amĂ©ricaines quand elles Ă©taient sous le joug anglais, devaient-elles accepter de rester dominĂ©es ? La CrimĂ©e, nâest-elle pas lâenfant du tsar Pierre le Grand, passionnĂ©ment europĂ©en et francophile, qui avait dĂ©fait les sunnites ?La capitale, SĂ©bastopol, oĂč les Turcs trafiquaient jadis lâesclavage des blancs, nâa-t-elle pas Ă©tĂ© fondĂ©e par la tsarine Catherine II ? Ses 2 millions dâhabitants ne vaudraient-ils pas les 2 millions de MacĂ©doine ? Et le Donbass, depuis 1676, sâappelle-t-il Nouvelle Russie » pour rien ? Nây parle-t-on pas russe ? Ne sây sent-on pas russe ? Bataille pour le Kosovo, tenailles pour la CrimĂ©e ? Fallait-il accepter que Kiev leur impose la langue ukrainienne, ce qui fut un dĂ©clencheur du dĂ©sir dâindĂ©pendance ? Fallait-il ignorer les exactions du RĂ©giment Azov, ouvertement pro-nazi, envers les pro-russes ? Oui, les prĂ©textes Ă©taient bien lĂ . Et nul ne peut espĂ©rer aujourdâhui trouver la paix en mettant des populations dans les fers. Mais cela vaut aussi pour les populations ukrainiennes qui ne veulent pas ĂȘtre russes. Et qui semblent plus nombreuses, notamment Ă lâOuest. DĂšs lors, la tentation pourrait ĂȘtre de vouloir affronter militairement la Russie pour protĂ©ger ces populations. Lâerreur vient de cette illusion que la puissance se mesurerait au PIB. Câest aussi pourquoi la Russie est sous-estimĂ©e. Erreur commune dans les pays dĂ©veloppĂ©s oĂč lâon pense la puissance dans les seuls termes Ă©conomiques. Lire Carl von Clausewitz, Hans Morgenthau, Raymond Aron ou Charles de Gaulle nâest pas nĂ©cessairement un luxe. Ils sont dâailleurs Ă©tudiĂ©s dans les Ă©coles militaires russes. Si la Russie est la onziĂšme puissance pour son PIB, elle est la deuxiĂšme puissance militaire aprĂšs les Ătats-Unis, une puissance nuclĂ©aire qui dispose de trois millions de soldats et jâen passe sur ses armements colossaux. Oui, voilĂ qui compte plus que le PIB dans un conflit militaire, plus mĂȘme que certaines gesticulations. La puissance, câest aussi la force morale. La puissance dâune nation est dâabord dans sa cohĂ©sion, comme le prouvĂšrent les soldats de la rĂ©volution française Ă Valmy et nos voisins suisses qui dissuadent tout agresseur rire. Or, il serait temps que la vĂ©ritĂ© prenne le pas sur la propagande. La population russe nâest pas opposĂ©e Ă Vladimir Poutine. Entre nationalisme et fiertĂ© retrouvĂ©e, croyance aux prĂ©textes donnĂ©s et union autour du chef de leur armĂ©e, elle le soutient massivement. La puissance est aussi dans le territoire, et la Russie a la premiĂšre surface exclusive du monde. Et ses matiĂšres premiĂšres sont connues de toute lâEurope, Allemagne en premier. Jâajoute quâentre les sciences et les technologies, la conquĂȘte spatiale et lâintelligence artificielle, la Russie nâest pas le dernier de la classe que lâon dit. Et la puissance câest aussi lâinfluence, la culture, le soft power », or la Russie nâen est pas si dĂ©nuĂ©e que le dit la propagande. Au lieu de la condamner, 5 pays lâont soutenue Ă lâONU, et 35 pays se sont abstenus, et pas des moindres Chine, Inde, Afrique du Sud, AlgĂ©rie, SĂ©nĂ©gal⊠Clairement, la guerre classique interĂ©tatique contre la Russie est militairement impossible, diplomatiquement peu soutenable, jouable seulement Ă©conomiquement, mais dans les limites de ses alliĂ©s, dont la Chine qui pĂšse plus que le Luxembourg. Mais puisque, dâun autre cĂŽtĂ©, malgrĂ© sa puissance, la Russie ne peut espĂ©rer gagner une guerre dans une montĂ©e aux extrĂȘmes. La conquĂȘte de territoires sous parapluie nuclĂ©aire amĂ©ricain, français ou anglais est donc tout aussi impossible. Dâautant plus que lâEurope vient de dĂ©montrer une cohĂ©sion Ă laquelle il ne croyait pas. Et puisquâune partie de lâUkraine mĂȘme semble prĂ©fĂ©rer le combat Ă la soumission, la seule solution pour la Russie, afin dâĂ©viter de sombrer Ă©conomiquement et dâaffronter une guĂ©rilla soutenue par toute lâEurope, est diplomatique. Et la diplomatie a des arguments. Dâun cĂŽtĂ©, la Russie ne peut pas complĂštement reculer au point de perdre la face. De lâautre cĂŽtĂ©, elle ne peut lâemporter sans de graves problĂšmes Ă venir. Et, pour sa part, le gouvernement ukrainien qui reprĂ©sente rĂ©ellement une partie de la population peut faire des concessions. Oui des concessions. Cas est-ce cĂ©der » que de permettre aux nations qui le dĂ©sirent de dĂ©cider de leur destin ? La grande majoritĂ© des Ukrainiens veut le maintien dâune Ukraine libre et indĂ©pendante. Cela se doit. Faire des concessions aux rĂ©gions qui ne le veulent pas, cela se doit aussi. En tout Ă©tat de cause une seule solution, la diplomatie. Un objectif une vraie paix. Et, peut-ĂȘtre un jour, Ă lâhorizon, une Europe des dĂ©mocraties qui irait de lâAtlantique Ă lâOural. Le troisiĂšme constat, câest que nous vivons peut-ĂȘtre une illusion dâunion. Car si la Russie a attaquĂ©, câest dâabord parce que lâEurope a Ă©tĂ© faible. Vladimir Poutine a vu cette faiblesse morale. AprĂšs ce sursaut, ma crainte est de voir lâEurope se rendormir, bercĂ©e par les sirĂšnes dĂ©magogiques. Car si lâEurope, câest un Esprit, cet Esprit ce sont des valeurs et des modes dâĂȘtre, des territoires spirituels. Or, si cet Esprit Ă©tait faible câest que lâEurope a subi de plein fouet les assauts nationalistes et communautaristes et une monstrueuse vague dĂ©magogique qui visait Ă culpabiliser les EuropĂ©ens. Et au lieu de la fiertĂ© dâĂȘtre europĂ©en, on a vu se dĂ©velopper la culpabilitĂ© et la honte de soi. Ainsi, au nom de la lutte contre le racisme, lâesclavagisme, le colonialisme, lâimpĂ©rialisme, la sociĂ©tĂ© de consommation, et jâen passe des accusations agitĂ©es par une armada de dĂ©magogues, le sol spirituel europĂ©en a Ă©tĂ© sabotĂ©. Certes, aujourdâhui, ces voies se sont tues ou on ne les entend plus guĂšre mais demain, comme hier, je crains quâelles ne reprennent leur travail de sape. Ainsi, par exemple, ces dĂ©magogues feignent de croire que lâesclavagisme et le colonialisme seraient nĂ©s en Europe. Alors que ces exactions furent une donnĂ©e universelle depuis les premiĂšres sĂ©dentarisations, il y a 12 000 ans environ. Oui, toutes les citĂ©s palatiales, tous les Ătat, tous les empires ont pratiquĂ© lâesclavage. Y compris lâesclavage massif des blancs, un esclavage de masse par les europĂ©ens eux-mĂȘmes, mais aussi par les Turcs, les Arabes et les BerbĂšres, et il ne reste aucun survivant de ces esclaves qui pourrait prĂ©tendre devenir un jour prĂ©sident de ces pays. Oui, les empires africains pratiquaient massivement lâesclavage comme tout le monde, bien avant lâarrivĂ©e des EuropĂ©ens, tout comme les Chinois ou les populations amĂ©rindiennes. Mais, dites-moi, dans quelle rĂ©gion du monde a-t-on dĂ©crĂ©tĂ© que lâesclavage Ă©tait une ignominie ? OĂč a-t-on exigĂ© son abrogation universelle ? En Afrique ? Non. En Asie ? Non ? En AmĂ©rique ? Non. En OcĂ©anie ? Non. En Europe. LâEurope chrĂ©tienne et des LumiĂšres. Nulle part ailleurs. Et si le nord a gagnĂ© contre le sud durant la guerre de SĂ©cession amĂ©ricaine, câest que lâesprit europĂ©en lâa emportĂ© contre les traditions antihumanistes millĂ©naires devenues du nĂ©olithique qui encombraient lâesprit des colons. Oui, câest en Europe que sont nĂ©s les droits de lâHomme, nulle part ailleurs. Câest lâEurope qui a inventĂ© la paix, la vraie paix » comme le disait Thomas dâAquin, celle qui est fondĂ©e non pas sur la force mais la reconnaissance et le respect des individus et des nations. Câest lĂ que sont nĂ©es les universitĂ©s autour des cathĂ©drales et la dĂ©mocratie libĂ©rale respectueuse des droits individuels avec ses cours constitutionnelles. Faudrait-il en avoir honte ? Ce que lâon peut reprocher Ă lâEurope ?Ne pas avoir toujours Ă©tĂ© Ă la hauteur de ses valeurs, Ă la hauteur dâelle-mĂȘme. De les avoir violĂ©es mĂȘme, et, ce faisant, de nâavoir pas Ă©tĂ© assez europĂ©enne. Oui, il y a quelque chose de merveilleux dans cette crise la dĂ©couverte quâĂȘtre europĂ©en nâĂ©tait pas un crime, ni une tĂąche morale mais une fiertĂ©. Dâavoir dĂ©couvert que la culpabilisation de lâEurope et le wokisme sont les marques de la dĂ©magogie appuyĂ©e sur lâignorance. Mais il sâagit peut-ĂȘtre dâune lumiĂšre passagĂšre car jâentends les mĂȘmes dĂ©magogues, qui vivent du repli sur soi et du dĂ©nigrement de soi, piaffer dâimpatience. Y aura-t-il un retour en arriĂšre sous leurs coups ? Je le crains. Une hirondelle ne fait pas le printemps. EspĂ©rons seulement que les germes posĂ©s dans les consciences par cette crise finiront par imposer la nĂ©cessitĂ© dâune Europe plurielle mais forte. Y a-t-il actuellement des personnalitĂ©s ou des mouvements en Europe susceptibles de se mettre Ă la hauteur de la situation et de provoquer un retour europĂ©en ? Lâoccasion est lĂ , reste Ă trouver le larron. Profiter de lâoccasion, disait Aristote, câest la marque des grands personnages politiques. Clairement, il nây aura pas dâEurope forte sans un politique dĂ©cidĂ© Ă faire de la politique. Il manque la volontĂ©. Emmanuel Macron a montrĂ© de rĂ©elles dispositions, ce qui a Ă©tĂ© favorisĂ© par sa place de chef de lâĂtat qui a pris la prĂ©sidence de lâUnion. Reste Ă savoir sâil saura sâĂ©lever au niveau des enjeux de lâhistoire pour incarner lâesprit de son temps. Cela signifie au moins, parler avec Vladimir Poutine le langage des valeurs europĂ©ennes et du pragmatisme. Ce qui passe par le respect des nations, celui de la nation ukrainienne qui veut rester ukrainienne et de la nation russe. Avancer sans que nul ne perde la face avec le grand objectif de se retrouver demain Ă la table europĂ©enne. Une belle ambition pour qui voudrait laisser une trace dans lâHistoire et pas seulement dans la petite histoire, lâhistoire Ă©lectorale rires. Saura-t-il la saisir ? On verra. Sinon, hĂ©las ! Je ne vois personne dâautre. Le nouveau chancelier allemand a suivi le mouvement de rĂ©veil de lâEurope, mais aprĂšs trop dâhĂ©sitations pour que lâon puisse penser quâil incarne lâavenir de lâEurope de demain. Ă lâĂ©vidence, il a Ă©tĂ© emportĂ© dans lâinessentiel par la prise en compte des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques allemands Ă courte vue, en particulier le gaz russe. Il semble ignorer lâexigence de rĂ©pondre dâabord aux obligations morales, source de la puissance quand lâon y rĂ©flĂ©chit bien. Certains Ă©voquent lâukrainien Volodymyr Zelensky. Il ne peut prĂ©senter autre chose quâun symbole de la rĂ©sistance. Certes sympathique mais un esprit faible qui nâaurait jamais dĂ» laisser dĂ©gĂ©nĂ©rer la situation. En particulier, il aurait dĂ» pourchasser les groupes nĂ©onazis qui ont eu pour seul effet de renforcer le sentiment anti-ukrainien dans le Donbass. Et il aurait dĂ» refuser de tenter dâimposer une autre langue que la leur aux populations de CrimĂ©e, de Donetsk et du Donbass. Jâimagine ce quâauraient Ă©tĂ© les rĂ©actions des Français si on les avait contraints Ă abandonner le français pour parler allemand. Il est largement responsable de la situation. Il a donnĂ© Ă Vladimir Poutine le prĂ©texte que celui-ci cherchait. Quand on le voit jouer au piano, on ne se dit pas bien jouĂ© lâartiste »âŠ. rires Mais peut-ĂȘtre verrons-nous surgir une ou un dirigeant inattendu dâun autre pays. Car ainsi vont ces occasions historiques quâelles permettent Ă des grands dirigeants de pousser la porte pour crĂ©er une nouvelle donne. Et la taille dâun pays ne dĂ©termine pas son influence, son soft power. On verra. Dans quelle mesure le moment actuel est-il dĂ©cisif pour lâEurope ? Quâadviendra-t-il si personne ne sâen saisit ? Nous aurons laissĂ© passer une belle occasion. Au lieu de jeter de lâhuile sur le feu avec la Russie, le moment est venu de saisir lâopportunitĂ© de faire une Europe forte habitĂ©e spirituellement dâune volontĂ© de fer, appuyĂ©e sur le respect des nations. Si nous trouvons la force dâĂȘtre lâEurope, nous pourrons alors aussi trouver la force dâaffronter la Chine et les Ătats-Unis dans la formidable guerre Ă©conomique et culturelle actuelle qui nous menace encore bien plus de disparition ou de soumission. Il est temps que les bisounours dâEurope et leurs compĂšres chagrins nationalistes comprennent que, dans cette guerre Ă©conomique, lâEurope nâest pas Ă sa place. Non pas par manque de moyens mais par manque de volontĂ©. Car la volontĂ©, je le rĂ©pĂšte, est un Ă©lĂ©ment de la puissance, lâĂ©lĂ©ment central, celui sans lequel aucun autre Ă©lĂ©ment de la puissance ne vaut un kopeck. Comment accepter que nous soyons autant Ă la traine dans les biotechnologies, les nanotechnologies, lâintelligence artificielle, la robotique⊠Que nous soyons aussi dĂ©pendants de la Russie ou des approvisionnements asiatiques comme lâa dĂ©montrĂ©e la crise liĂ©e au Covid-19 ? Comment accepter cette dĂ©sindustrialisation et cette baisse dans la production de brevets ? Et cela alors que nous disposons dâune formidable puissance Ă©conomique et dâune non moins formidable puissance intellectuelle ? Il faut changer de cap. Et que nous affrontions cette guerre comme nous le faisons avec la Russie. Comme une meute de loups. En groupe. Sinon ? Nous serons dĂ©vorĂ©s par dâautres meutes. Car il y aura toujours un Vladimir Poutine pour sentir le manque de volontĂ©, le dĂ©faitisme, la pleutrerie. Il en va de Vladimir Poutine comme de la Chine ou des Ătats-Unis dans la guerre Ă©conomique. Si lâEurope ne fait pas front, ce corps mou mais dĂ©licieux sera croquĂ©, dĂ©gustĂ©, digĂ©rĂ©. Dâautant quâelle attire le dĂ©sir car elle a des richesses immenses. LâEurope câest un repas de roi pour les prĂ©dateurs. Ă elle, dâen tirer les consĂ©quences.
Accueil âąAjouter une dĂ©finition âąDictionnaire âąCODYCROSS âąContact âąAnagramme Petit oiseau souvent confondu avec l'hirondelle â Solutions pour Mots flĂ©chĂ©s et mots croisĂ©s Recherche - Solution Recherche - DĂ©finition © 2018-2019 Politique des cookies.
Veuillez trouver ci-dessous toutes les solution CodyCross Sports - Groupe 152 - Grille 4. CodyCross est un tout nouveau jeu développé par Fanatee. L'idée derriÚre cette application de trivia est en fait trÚs simple. On vous donne divers indices de mots croisés et vous devez deviner les bonnes réponses. Pour chaque réponse que vous trouvez, vous recevez des lettres bonus qui vous aideront à la fin à trouver le mot-clé caché. Il y a plusieurs mondes dans cette mise à jour et comme les développeurs l'ont mentionné, le jeu sera bientÎt disponible pour tous les appareils Android également. Vous ne trouvez toujours pas un niveau spécifique? Laissez un commentaire ci-dessous et nous serons plus qu'heureux de vous aider! Sports - Groupe 152 - Grille 4 Envoyer un colis ou une lettreexpedier Prendre de l'argent sur un compteprelever Dresser en parlant des poilsherisser Crime cruelatrocité Fureur, exaltation ; rime avec poésiefrénésie Recouvrir une routebetonner Titre d'un chapitreintitule Au cinéma, série de plans formant un toutséquence Ressentiment envers une autre personnerancoeur En sport, qui n'a jamais perduinvaincu Néfaste à la viedélétÚre Navigateur portugais du XVIÚme siÚclemagellan Un lieu vacantinoccupe Filets de hareng mariné au vinaigrerollmops On le confond avec l'hirondelle ; petit fouetmartinet Terme de chirurgie, petit bout d'os casséesquille Recouvrir une route de bitumebetonner Recouvrir une route d'un matériau à base de cimentbetonner Revenir à la liste des niveauxLoading comments...please wait... Solutions Codycross pour d'autres langues
Lucien Descaves LâHIRONDELLE SOUS LE TOIT 1924 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » â Table des matiĂšres I UN CONVOI DE RĂFUGIĂS II LâAPPĂT DE LA CAMPAGNE III BROUILLĂS DEPUIS JEANNE DâARC IV LA PREMIĂRE JOURNĂE V BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE VI UN TRAIN PASSE VII LâINTĂRIMAIRE VIII NANETTE VA Ă LA MESSE IX Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE X BOBOCHE ET BANBAN XI LA MALAISĂE XII NANETTE EST OPĂRĂE XIII LA PETITE AIDE XIV Mlle CHANTOISEAU REĂOIT UNE VISITE XV OĂ LâON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU XVI LE GESTIONNAIRE XVII LA DERNIĂRE PERMISSION XVIII LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS XIX UNION SACRĂE XX ON LIQUIDE XXI LE DĂPART DES HIRONDELLES XXII LA DĂPĂCHE Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Ă LA MĂMOIRE DE MON FILS BIEN-AIMĂ, LE DOCTEUR JEAN DESCAVES, invisible, mais toujours prĂ©sent. L D. I UN CONVOI DE RĂFUGIĂS Le 23 dĂ©cembre 1914, Palmyre Boussuge et son ex-amie, Agathe ChĂ©vremont, la femme du vĂ©tĂ©rinaire, se trouvaient parmi les dames notables de Bourg-en-Thimerais, dit aussi Bourg-en-ForĂȘt, convoquĂ©es par le maire, le docteur Chazey, pour recevoir un train de rĂ©fugiĂ©s du dĂ©partement de lâAisne, chassĂ©s par lâinvasion. Ils arrivĂšrent dans la soirĂ©e transis, fourbus, poudreux, avec deux heures de retard. Le convoi se composait dâune douzaine de vieillards hĂ©bĂ©tĂ©s et dĂ©paysĂ©s de toutes les maniĂšres au milieu des mĂšres et des enfants dont le flot les avait charriĂ©s ; cent personnes en tout qui fuyaient devant lâorage et tournoyaient aux coups de vent comme feuilles mortes. Ces errants avaient couchĂ© la veille, Ă Paris, dans un cirque de la rive gauche transformĂ© en asile de jour et de nuit. Sur eux traĂźnaient encore des brins de paille de leur litiĂšre. Les plus petits, le pouce dans la bouche et le regard en dessous, se blottissaient peureusement dans les jupes des femmes ; les autres aidaient Ă porter des ballots dâeffets et de choses sans nom ramassĂ©es pĂȘle-mĂȘle et sans discernement, Ă la derniĂšre minute. On dirait que ce qui est sans valeur sâaccroche Ă nous davantage et craint de nous perdre. Tel qui sâattache Ă des riens est possĂ©dĂ© par eux plus quâil ne les possĂšde. Une gamine de huit ans trimbalait une cage oĂč sautillait un moineau effarouchĂ© ; une autre serrait dans ses bras un parapluie de cotonnade verte deux fois plus haut quâelle. Un couple chenu et chancelant avait pour trait dâunion un vaste panier noir Ă couvercle dont chacun des vieillards tenait une anse ; lâosier jouait entre eux le rĂŽle du lierre dans les mines. Tandis que ces malheureux veillaient sur les cendres de leur foyer, des accompagnantes rassemblaient pour la derniĂšre fois les Ă©paves humaines que leur avaient confiĂ©es les parents restĂ©s aux pays envahis. â Marie-Anne !⊠Juliette !⊠Fernand !⊠OĂč est encore passĂ© Adolphe ?⊠Quand elles eurent leur compte Ă portĂ©e de la main, le piĂ©tinement des ombres cessa sous la lampe Ă pĂ©trole qui Ă©clairait de sa lueur trouble la salle dâattente commune Ă toutes les classes. Elles nây Ă©taient pas, cette fois, confondues. On eĂ»t pu croire que les dames de la ville, groupĂ©es Ă lâĂ©cart, attendaient le premier coup de cloche annonçant lâouverture du marchĂ©, plutĂŽt que lâinvitation du maire, le docteur Chazey, Ă faire leur choix. Le docteur Chazey, que lâon aimait pour sa modĂ©ration et ses maniĂšres affables, Ă©tait un petit vieillard alerte, frileux et dispos, qui retirait frĂ©quemment son lorgnon pour le faire tourner, en causant, autour de son index raidi. Quand il avait fini dây enrouler le cordon, il le dĂ©roulait ; puis il remettait le lorgnon sur son nez et les verres se rallumaient aux Ă©tincelles de ses yeux vifs. Autre signe particulier le col de son vĂȘtement, pardessus lâhiver ou veston lâĂ©tĂ©, Ă©tait invariablement relevĂ©, au moins dâun cĂŽtĂ©, contre les courants dâair. Le docteur Chazey Ă©tait assistĂ©, ce jour-lĂ , du personnel de la gare et du garde champĂȘtre, le pĂšre Froidure, un souvenir de 1870, par le kĂ©pi sur lâoreille, lâimpĂ©riale et la martialitĂ© indĂ©fectible que confĂ©rait, en ces temps-lĂ , lâexercice du tambour. Il cria, dâune voix fĂȘlĂ©e Silence !⊠» Et le docteur Chazey, tournĂ© vers ses administrĂ©es, leur dit Je vous remercie, mesdames, de me faciliter ma tĂąche en donnant lâhospitalitĂ© Ă ces naufragĂ©s la municipalitĂ© pourvoira Ă leur logement, aprĂšs vous⊠sâil en reste⊠et, connaissant votre cĆur, je suis convaincu quâil nâen restera pas. Votre choix, dâailleurs, ne saurait ĂȘtre dĂ©finitif. Si des Ă©changes paraissent nĂ©cessaires, il sera toujours possible de les effectuer. » AussitĂŽt le contact sâĂ©tablit, comme Ă la louĂ©e de la Saint-Jean, entre lâaisance et lâinfortune. Les deux camps se mĂȘlĂšrent et les bonnes dames, guidĂ©es par leur instinct ou par le hasard firent connaissance avec les postulants. Un murmure sâĂ©leva et sâamplifia tout de suite en rumeur. Le pĂšre Froidure, lâĆil droit Ă demi fermĂ© par une descente de kĂ©pi, allait de-ci, de-lĂ , en disant avec bonhomie Ne pressons pas le mouvement ; il y en aura pour tout le monde ». Et les accords se poursuivaient posĂ©ment, sous les regards du maire et du chef de gare qui causaient autour du poĂȘle central heureusement Ă©teint, car le petit troupeau, depuis quâil Ă©tait ralliĂ©, rĂ©pandait la chaleur et lâodeur de sa laine. Il y avait deux ans que Mme ChĂ©vremont et Mme Boussuge, brouillĂ©es, ne se parlaient plus. Elles ne sâĂ©taient donc pas concertĂ©es en se comportant Ă peu prĂšs de la mĂȘme façon, chacune de son cĂŽtĂ©. Toutes les deux cĂ©dĂšrent au seul charme et au seul prestige que pussent conserver, Ă la lueur dâun lumignon, ces pauvres figures blĂȘmes, ravagĂ©es par la fatigue et lâinquiĂ©tude. Les yeux opĂ©rĂšrent leur miracle, comme dans ces tableaux dâEugĂšne CarriĂšre, oĂč tout leur est soumis. Palmyre Boussuge alla dâemblĂ©e vers les yeux noirs brillants dâun petit bonhomme dâune dizaine dâannĂ©es, en mĂȘme temps quâAgathe ChĂ©vremont Ă©tait irrĂ©sistiblement attirĂ©e par les lacs bleus dâune fillette Ă peine moins ĂągĂ©e. Le premier, affublĂ© dâun tricot trop long et dâune casquette de cycliste trop vaste, debout dans un coin, serrait entre ses jambes un grand sac de toile bise sur lequel se dĂ©tachait cette inscription Julien Damoy. CafĂ© en grains. On eĂ»t dit que deux de ces grains avaient sautĂ© sous ses paupiĂšres. â Comment tâappelles-tu ? demanda Mme Boussuge. â Fernand Servais, rĂ©pondit le gamin. â Tu es seul ? â Oui, madame. â Tes parents ? â Papa est mobilisĂ©. Maman est restĂ©e au pays, avec ma petite sĆur qui est venue au monde le mois dernier. â Alors, personne ne tâaccompagne ? â Si⊠une de nos voisines, Mme Louvois, qui est partie avec ses trois enfants. Maman mâa confiĂ© Ă elle. Inutile de chercher davantage, pensa Palmyre Boussuge, je ne trouverai pas mieux. » Et elle se fit dĂ©signer Mme Louvois, pour lui dire quâelle emmenait lâenfant. Cependant, Agathe ChĂ©vremont sâapprochait de la petite fille aux prunelles magnĂ©tiques. Elle Ă©tait assise Ă lâĂ©cart, sur son baluchon, et attendait placidement que son sort fĂ»t fixĂ©. Elle avait rejetĂ© en arriĂšre le capuchon de sa pĂšlerine et, sous le mouchoir Ă carreaux qui la coiffait, deux maigres nattes en queue de rat pendaient sur ses Ă©paules. â Comment tâappelles-tu ? demanda Mme ChĂ©vremont. â Marie-Anne. â Ton nom de famille ? â Grimodet. â Tu es seule ? â Oui madame. â Tes parents ? â Papa est mobilisĂ©. Maman est morte lâannĂ©e derniĂšre. â Personne ne tâaccompagne ? â Si⊠Mme Louvois ; notre voisine. â OĂč est-elle ? â Là ⊠derriĂšre nous⊠avec ses trois enfants. Une dame cause avec elle. CâĂ©tait Mme Boussuge elle se faisait donner dĂ©charge du petit Fernand. Ă chaque adoptante qui passait, avec sa part, devant lui, le docteur Chazey glissait en douceur â Ne manquez pas de mâamener le plus tĂŽt possible votre rĂ©fugiĂ©, afin que jâĂ©tablisse sa fiche sanitaire. â Sa fiche, naturellement⊠murmura Mme ChĂ©vremont ; et, Ă son tour venu, elle aborda Mme Louvois, une grande femme sĂšche et basanĂ©e qui avait un enfant sur les bras, deux autres Ă ses pieds, et ressemblait Ă un pasteur rĂ©gnant sur son troupeau vautrĂ©. â Câest vous, madame, qui prenez soin de cette enfant⊠Marie-Anne⊠Giraud⊠Girodet ?⊠â Grimodet, rectifia le grand berger en jupons. Oui, câest moi. Son pĂšre, qui est veuf, me lâa laissĂ©e Ă garder en partant. Elle est bien douce et bien complaisante. Elle me venait en aide Ă la maison⊠oĂč ça nâest pas lâouvrage qui manquait. Elle jeta un coup dâĆil du cĂŽtĂ© de la petite, toujours immobile Ă quatre pas de lĂ , sur son bagage, et ajouta â Il ne faut pas la juger sur la mine ; elle tombe de sommeil⊠et de tout⊠Câest une nature trĂšs gaie, on ne le croirait pas en la voyant⊠Elle aurait le droit dâĂȘtre triste, affligĂ©e comme elle est. On peut dire que celle-lĂ nâa pas de chance⊠Pourquoi me fait-elle lâarticle, ruminait Mme ChĂ©vremont ; je ne marchande pas. » Et tout haut, elle reprit â Oui⊠à moitiĂ© orpheline dĂ©jĂ , voir son pĂšre la quitter⊠Pour le moment, elle semble, en effet, avoir besoin de repos avant tout. Elle va se remettre chez nous⊠Je vous reverrai bientĂŽt, madame, pour de plus amples renseignements. â Ă votre disposition, madame. Suivie des yeux par la meneuse, Agathe ChĂ©vremont revint vers la petite fille qui paraissait sâĂȘtre endormie sur son paquet de hardes. â Allons, Marie-Anne, viens. Un bon lit tâattend, et de quoi manger, si tu as faim⊠As-tu faim ? â Pas beaucoup. â Je vais te porter tes affaires⊠Câest tout prĂšs dâici. Nous serons vite rendues. La fillette se leva et fit quelques pas Ă cĂŽtĂ© de Mme ChĂ©vremont qui sâaperçut alors que lâenfant sautait sur un pied en marchant. â Tu tâes blessĂ©e ? â Oh ! non, rĂ©pondit Marie-Anne. â Tu boites pourtant⊠â Ăa nâest pas dâaujourdâhui, reprit lĂ©gĂšrement la petite, qui ne se prĂ©occupait plus des faits accomplis. â Depuis quand ? â Je ne sais pas⊠On allait me faire opĂ©rer, je crois, quand maman est tombĂ©e malade de la poitrine⊠; alors, comme papa ne pouvait pas perdre une journĂ©e pour me conduire Ă Saint-Quentin, oĂč il y a de bons chirurgiens⊠â Câest donc grave, ton⊠ta⊠cette⊠â Mon infirmitĂ© ? Non. Le mĂ©decin de chez nous a dit que je serais guĂ©rie quand on voudrait⊠à condition de ne pas trop attendre, naturellement. â Quel Ăąge as-tu ? â Neuf ans. â Quel mĂ©tier ton pĂšre exerce-t-il ? â Boulanger. â Et jamais il nâa trouvĂ© le temps de te faire soigner sĂ©rieusement ? â Mais je ne suis pas malade ! sâĂ©cria la fillette qui sauta plus haut, pour sâen faire accroire autant peut-ĂȘtre que pour en faire accroire Ă la dame. Un pied bot, comme câest que jâen ai un, ça nâempĂȘche pas de boire, de manger et de courir. Quand maman sâest mise Ă mourir tout doucement, il a bien fallu que je me rende utile Ă la maison, et chez Mme Louvois aussi. Demandez-lui ce que je sais faire. Mme ChĂ©vremont avait cru devoir ralentir le pas en apprenant de quelle incommoditĂ©, pour ne pas dire plus, sa petite pensionnaire Ă©tait atteinte ; mais celle-ci continuant de protester contre tous mĂ©nagements par des sauts plus vifs, la femme du vĂ©tĂ©rinaire accĂ©lĂ©ra lâallure. Son mari lâattendait avec une impatience Ă laquelle toute curiositĂ© nâĂ©tait point Ă©trangĂšre. Il regarda lâenfant que la loterie lui attribuait et nâattacha aucune importance Ă sa claudication quâil mit sur le compte de la lassitude. â Alors, câest toi notre rĂ©fugiĂ©e ? fit-il rondement. Agathe rĂ©pondit Ă la place de la petite â Dame ! puisque tu as voulu une fille⊠LĂ©gĂšrement déçue dans son choix, elle avait lâhabiletĂ© fĂ©minine de lui en faire tout de suite partager la responsabilitĂ©. Mais le vĂ©tĂ©rinaire continuait Ă nây voir que du feu. â Certainement, jâai dĂ©sirĂ© une fille, reprit-il, et je ne le regrette pas, car celle-ci est mignonne et ne nous attirera point dâennuis. Nâest-ce pas, petit bijou ?⊠De ses fortes mains velues, il avait levĂ© le menton que baissait Marie-Anne, et le visage enfantin se colora un peu Ă la bouffĂ©e de chaleur qui lui venait de ce cordial accueil. Agathe rompit de nouveau le charme. â Tu sais que les Boussuge ont un garçon, eux⊠â Ah !⊠fit ChĂ©vremont sans dissimuler sa contrariĂ©tĂ©. Il ne faut plus sâĂ©tonner de rien. Il eĂ»t dit, dâailleurs, mais sur un autre ton, exactement la mĂȘme chose, si les Boussuge sâĂ©taient dĂ©robĂ©s au devoir dâassistance. â Au fait, la petite doit le connaĂźtre, ajouta Agathe elle et lui ont Ă©tĂ© confiĂ©s Ă la mĂȘme personne⊠une dame Louvois avec qui jâai causĂ© un moment Ă la gare. Prise Ă tĂ©moin et dĂ©jĂ apprivoisĂ©e, Marie-Anne prĂ©cisa â Câest le gosse Fernand, le fils du maçon qui demeure en face de chez nous. On jouait ensemble. Elle scrutait le couple, de ses yeux bleus limpides, sans arriver Ă comprendre pourquoi le nom de Fernand, jetĂ© dans la conversation, lâavait subitement refroidie. â Veux-tu tremper un biscuit dans du vin avant dâaller te coucher ? demanda Agathe. â Merci, madame. â Merci oui ou merci non ? insista le vĂ©tĂ©rinaire. â Je nâai pas faim, monsieur, jâai mangĂ© en route. â Elle a besoin de dormir plus que dâautre chose, trancha Mme ChĂ©vremont. Rose va te montrer ta chambre. Bonsoir, Marie-Anne. â Câest ton nom, Marie-Anne ? dit ChĂ©vremont, qui lâentendait pour la premiĂšre fois. â Oui, monsieur. â Il est bien long et bien sĂ©rieux pour ton Ăąge. Nous tâappellerons Nanette⊠Tu nây vois pas dâinconvĂ©nients ?⊠La bouffĂ©e de chaleur revint aux joues de la fillette. â Oh ! monsieur⊠â Alors, bonsoir, Nanette. Ă demain. La soirĂ©e du mĂȘme jour sâachevait de la mĂȘme façon chez les Boussuge qui recueillaient, de leur cĂŽtĂ©, le petit Fernand. Au sortir de la gare, il avait Ă©tĂ© soulagĂ© de son sac⊠Julien Damoy, CafĂ© en grains⊠par une servante virile qui rĂ©pondait au nom de ZĂ©naĂŻde et venait au-devant de sa maĂźtresse en bougonnant. Elle avait tout dâun cavalier arabe dĂ©montĂ©, dâun BĂ©douin. Un linge blanc lui enveloppait la figure dont on ne voyait que le nez. â Je vous avais dit de ne pas prendre lâair avec votre fluxion, fit Palmyre Boussuge, sans provoquer autre chose quâun grognement sous le burnous. Fernand eut peur de la guerriĂšre. Il rapetissait encore Ă cĂŽtĂ© dâelle, dans la maturitĂ© de lâĂąge et aux Ă©paules de qui les plus lourds fardeaux devaient ĂȘtre poids plume. Les deux sexes semblaient avoir fait en elle un accommodement. Son enfance et sa jeunesse avaient appartenu au sexe fĂ©minin ; mais, Ă partir de quarante ans, tous les attributs du sexe fort, y compris la barbe au menton, lui avaient Ă©tĂ© confĂ©rĂ©s. Fernand arrivait trop tard. Il sâĂ©tait senti rapidement dĂ©visagĂ© ; puis le dĂ©mĂ©nageur travesti empoignant le sac comme une courtepointe, avait Ă©changĂ© quelques mots avec Mme Boussuge, tout en hĂątant le pas, car le froid piquait et les rues dĂ©sertes de Bourg ne recevaient un peu de lumiĂšre que des fenĂȘtres çà et lĂ encore Ă©clairĂ©es, Ă une heure oĂč tout le monde habituellement dormait. â Comme ça, vous avez trouvĂ© votre affaire, disait la vieille Sarrasine encapuchonnĂ©e. â Oui, ce petit bonhomme, qui a lâair gentil⊠â Ne pas se fier aux apparences. â Ăvidemment. â Câest gros comme deux liards de beurre. â Il nâa pas Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans du coton. Câest le fils dâun maçon des environs de Soissons. â Il a encore sa mĂšre ? â Oui⊠et une petite sĆur nouveau-nĂ©e⊠Je nâen sais pas davantage. Il aura le temps de nous raconter son histoire. â Et de la broder. Ă beau mentir qui vient de loin. â En voilĂ des idĂ©es, ZĂ©naĂŻde ! Pourquoi cet enfant ne nous dirait-il pas la vĂ©ritĂ© ? â Il nây a pas beaucoup de gosses aujourdâhui, qui ne soient de la mauvaise graine. â On voit bien que vous nâavez pas eu dâenfant. â Ă Dieu ne plaise ! Mes vieux jours sont assurĂ©s. Lâimpression quâavait produite sur le petit Fernand lâacariĂątre portefaix fut heureusement effacĂ©e par lâamĂ©nitĂ© de M. Boussuge. Il fit entrer lâenfant dans la salle Ă manger, le conduisit sous lâabat-jour crĂ©meux de la suspension et lâinterrogea affectueusement. â Tu nâes pas trop fatiguĂ© ? â Non. â DâoĂč venez-vous ? â De Paris. â Je veux dire de quelle rĂ©gion ? â De Soissons⊠mais nous habitons les environs. â Bon. Je suis sĂ»r quâil a les pieds gelĂ©s ! Vous nâallez pas lâenvoyer se coucher sans lui faire prendre quelque chose de chaud⊠DerriĂšre lui ZĂ©naĂŻde, toujours bourrue, marmonna irrespectueusement Croyez-vous donc quâon nây a point pensĂ© ? » Et elle mit sur la table une tasse de lait fumant que le gamin fit mine de refuser. Mais lâautre ordonna Faut boire ça trĂšs chaud⊠quitte Ă se brĂ»ler. » Elle Ă©tait encore plus effrayante sans manteau. Sa mentonniĂšre, nouĂ©e Ă lâenvers, faisait les cornes et dĂ©couvrait, avec le nez, de gros yeux de porcelaine dans un visage empourprĂ©. Lâenfant dut obĂ©ir, en voyant que ni le monsieur » ni la dame » ne le soutenaient. Avaler Ă petits coups le breuvage ne lâempĂȘchait pas dâentendre les propos de ses hĂŽtes. â Tu ne devinerais pas qui jâai rencontrĂ© Ă la gare, disait Mme Boussuge. Ne cherche pas, va Agathe ! â Avec ChĂ©vremont ? â Non, toute seule. â Quel numĂ©ro a-t-elle tirĂ© ? â Je ne sais pas je suis partie la premiĂšre. â Elle a donc bien vu que nous avons aussi notre rĂ©fugiĂ©. Quelle tĂȘte faisait-elle ? Ă ce moment, le petit Fernand, ayant enfin vidĂ© sa tasse, la rendit Ă ZĂ©naĂŻde. â On ne dit pas merci ? Il comprit la leçon de politesse et fit â Merci, madame. â Madame est de trop. Contente-toi de dire Merci, ZĂ©naĂŻde. â Merci, ZĂ©naĂŻde. En se rapprochant du monsieur » comme pour chercher protection auprĂšs de lui contre la grondeuse, il passa devant elle. â On demande pardon en passant devant le monde, redoubla-t-elle. â Pardon, madâŠ, pardon, ZĂ©naĂŻde. â Il faudra tout lui apprendre, poursuivit la servante que lâon nâavait pas pour rien surnommĂ©e dans le pays, la MalaisĂ©e. â Vous lâintimidez, aussi, dit M. Boussuge en attirant entre ses genoux le petit rĂ©fugiĂ©. Veux-tu encore un peu de lait ? â Non. ZĂ©naĂŻde mit bon ordre derechef Ă ses façons inciviles â On dit Non, monsieur. â Non, monsieur, rĂ©pĂ©ta lâenfant subjuguĂ©. â Quel est ton nom, au fait ? Ă cette question du monsieur », lâenfant rĂ©pondit â Je mâappelle Fernand⊠mais, Ă la maison, on mâappelait Nanand. â Parfait ! sâĂ©cria M. Boussuge. Va pour Nanand ! Ne changeons rien Ă une habitude prise. Le lit de ce jeune homme est prĂȘt ? â Oui, dans la chambre de Justin, auprĂšs de nous, dit Palmyre. ZĂ©naĂŻde lâa bassiné⊠et il y a une boule au pied, comme pour notre Justin, quand il Ă©tait lĂ . Mais cette dĂ©claration ne fut point du goĂ»t de la servante, qui attendait lâenfant, un bougeoir Ă la main, pour lâaccompagner. Elle le poussa devant elle en ronchonnant sur ses talons, dans lâescalier Bien sĂ»r que je lâai bassinĂ©, son lit⊠Mais quant Ă dire que câest la mĂȘme chose, non ! Monsieur Justin Ă©tait le fils de la maison, lui⊠Faudrait pas confondre⊠» Et lâenfant sâĂ©tonnait naĂŻvement de trouver tant de familiaritĂ© chez une personne qui exigeait de lui, dans son langage, tant de correction. II LâAPPĂT DE LA CAMPAGNE Ădouard et Palmyre Boussuge vivaient depuis quatre ans retirĂ©s Ă Bourg-en-Thimerais. Boussuge, sous-chef de bureau au ministĂšre de lâAgriculture, sâĂ©tait mis lui-mĂȘme Ă la retraite en 1910, Ă la mort dâun oncle de sa femme, enrichi au Sentier dans les tissus de coton et qui laissait une assez belle fortune Ă partager entre trois hĂ©ritiers. Lâaisance assurĂ©e, Boussuge nâavait pas cru devoir diffĂ©rer davantage la rĂ©alisation de son rĂȘve dâune existence paisible Ă la campagne. Son fils unique venait de terminer ses Ă©tudes, le fonctionnaire sâankylosait Ă Paris oĂč, depuis longtemps, rien ne lâamusait plus. Son pĂšre avait succombĂ© Ă une affection cardiaque⊠Il y pensait toujours et mĂ©nageait son cĆur. Et puis, je voudrais bien ne pas disparaĂźtre sans avoir acquis quelques notions dâagriculture », disait plaisamment le bureaucrate Ă qui des dossiers et des cartons verts avaient, pendant vingt-sept ans, masquĂ© la vue. Il nâĂ©tait point un sot pour cela. Il avait eu dans sa jeunesse, vers 1887, des vellĂ©itĂ©s littĂ©raires. Il avait collaborĂ© Ă la Revue moderne dont le siĂšge Ă©tait rue du DĂ©partement, Ă La Chapelle, dans lâarriĂšre boutique dâun marchand de vin. La rĂ©daction sây rĂ©unissait Ă table une fois par mois, autour dâun jeune employĂ© de commerce de complexion dĂ©licate, Robert Bernier. Quelques-uns de ses hĂŽtes, poĂštes ou romanciers, sâĂ©taient fait un nom plus tard. Ădouard Boussuge avait aussi donnĂ© des articles Ă la Revue rose, de Henry Lapauze, au Passant, de Maurice Bouchor et Guigou, Ă la Jeune France, dâĂmile Michelet. Enfin, il avait fait jouer aux Folies-Bobino, sous le pseudonyme dâA. Manda, une arlequinade mettant en scĂšne et traduisant en vers banvillesques, les charmantes affiches de Jules ChĂ©ret qui Ă©taient alors des bouquets sur les murs. On avait mĂȘme connu Ă Boussuge, pendant un mois, une jolie maĂźtresse surnommĂ©e Symbola, porte-banniĂšre des esthĂštes belliqueux aux spectacles dâavant-garde. Il conservait de cette Ă©poque un bon souvenir. Le ministĂšre auquel, en y entrant, il avait cru ne demander quâun abri provisoire, sâĂ©tait refermĂ© dĂ©finitivement sur lui Ă partir de son mariage avec la fille assez bien dotĂ©e dâun vinaigrier dâOrlĂ©ans ; mais sâil nâavait point oubliĂ© ses trois ans dâinitiation Ă la vie littĂ©raire, il nâen Ă©tait pas moins pour cela exempt dâamertume et de regret. Dans la course Ă la gloire, la perspective dâarriver est ouverte Ă tous les partants. Il nâavait tenu quâĂ lui dâopter pour la carriĂšre oĂč lâon mange le plus de vache enragĂ©e. Il sâĂ©tait toujours fĂ©licitĂ© de nâen avoir rien fait, sous lâempire de sa nature ennemie de la lutte, des viandes coriaces et des rĂ©sultats alĂ©atoires. Sa vie, somme toute, avait Ă©tĂ© conforme aux idĂ©es et aux partis moyens. Il nâavait pas lieu de se plaindre et montrait sa sagesse en ne se plaignant point. Chaque gĂ©nĂ©ration laisse ainsi un rĂ©sidu littĂ©raire et artistique qui nâest pas perdu parce quâil trouve un autre emploi. Toutes les bohĂšmes ont leurs Schaunards. Les ministĂšres et les administrations, lâindustrie et le commerce mĂȘme gardent souvent la proie qui pensait leur Ă©chapper. Mais ne vaut-il pas mieux renoncer formellement que de sâabaisser Ă ces avortements ? On ne risque de donner lâimpression dâĂȘtre un ratĂ© quâen persĂ©vĂ©rant sans succĂšs. Aussi bien, Boussuge ne sâĂ©tait pas absolument dĂ©tachĂ© de ses confrĂšres en les perdant de vue. Pendant une dizaine dâannĂ©es, il avait saisi, pour leur rappeler son existence, lâoccasion dâun livre quâils faisaient paraĂźtre ou dâun Ă©vĂ©nement auquel leur nom Ă©tait associĂ©. Les uns rĂ©pondaient ; les autres avaient dĂ©jĂ oubliĂ© le camarade qui sâĂ©tait mis de lui-mĂȘme hors de combat presque un dĂ©serteur. Et puis, la mort avait Ă©clairci les rangs de la phalange sacrĂ©e⊠et Boussuge, seul, dans son cabinet de travail, regardait parfois mĂ©lancoliquement les Revues qui Ă©taient sa jeunesse en feuilles mortes. Un portrait de lui sur un programme reprĂ©sentait un garçon fluet, avec une ombre de moustache et lâair pincĂ©. Il sâĂ©tait dĂ©veloppĂ© sans devenir trop gros ; il avait laissĂ© pousser sa barbe taillĂ©e en pointe, blonde et peu fournie sur les joues, si bien que le poivre et le sel sây mariaient sans attirer lâattention ; nâĂ©tait-ce pas assez, Ă cinquante ans sonnĂ©s, pour ĂȘtre reconnaissant Ă la vie de ne lâavoir maltraitĂ© dâaucune maniĂšre ? Dans les premiĂšres annĂ©es de son mariage, quand certains souvenirs lui causaient encore des Ă©lancements comme en a un nĂ©vralgique dans ses fausses dents, il prenait, sur les rayons de sa bibliothĂšque, un volume reliĂ© des revues qui lui renvoyaient, ainsi quâun miroir, son image. Il ouvrait le volume au hasard et y trouvait gĂ©nĂ©ralement le remĂšde Ă sa douleur fugace. Il tombait, par exemple, sur ces vers de Gabriel Vicaire, fleurs toujours fraĂźches aux feuillets du Passant, que Maurice Bouchor dirigeait Je te bercerai Dans la mousseline, Je te bercerai Tout un soir dorĂ©. Et tu dormiras CĂąline, cĂąline, Et tu dormiras Nue entre mes bras. Il frĂ©missait un moment, troublĂ© dans son cĆur et dans sa chair, ainsi quâune vierge vieille fille, Ă laquelle un livre parle de printemps et dâamour. Maintenant, toute douleur lancinante avait disparu⊠Boussuge ne conservait, dans un coin, les tĂ©moins dâautrefois, que comme de vieux serviteurs inutiles auxquels il ne donnait plus de gages. Ce nâĂ©tait point le hasard et pas davantage le voisinage dâune belle forĂȘt, qui avaient dĂ©terminĂ© les Boussuge Ă se fixer, en 1910, Ă Bourg-en-Thimerais. Ils y Ă©taient attirĂ©s par leurs vieux amis, le vĂ©tĂ©rinaire ChĂ©vremont et sa femme. Palmyre Boussuge et Agathe ChĂ©vremont, cette derniĂšre, fille dâun grand Ă©picier dâOrlĂ©ans, avaient frĂ©quentĂ© la mĂȘme pension et, mariĂ©es, ne sâĂ©taient jamais perdues de vue. Tous les ans, aux vacances, les Boussuge passaient trois semaines chez les ChĂ©vremont, et ceux-ci, en revanche, lorsquâils allaient Ă Paris, descendaient chez leurs amis. Autre lien entre eux un fils dans chaque mĂ©nage. Octave ChĂ©vremont et Justin Boussuge, du mĂȘme Ăąge, avaient jouĂ© ensemble et nâĂ©pousaient pas la mĂ©sintelligence nĂ©e, un jour, dâune cause futile, entre leurs parents. Donc, en 1910, profitant dâune superbe occasion », que ChĂ©vremont leur avait signalĂ©e, les Boussuge sâĂ©taient rendus acquĂ©reurs, Ă Bourg-en-ForĂȘt, dâune petite maison confortable, Ă deux Ă©tages, dont le propriĂ©taire, un ancien officier, venait de mourir. Elle se faisait remarquer par des contrevents bleus et sâappelait Les Tilleuls. â Tu nâen trouveras nulle part de mieux situĂ©e, avait dit Agathe ChĂ©vremont Ă son amie. La poste et la pharmacie sont en face, ce qui met beaucoup dâanimation dans la rue, tu comprends ? Câest un va-et-vient continuel. On finit par sâintĂ©resser aux courriers qui arrivent et qui partent. On sait lâheure en les voyant passer devant la fenĂȘtre. La pharmacie nâest pas une moins grande distraction. Jâallais quelquefois en visite chez la femme du colonel⊠AussitĂŽt quâelle entendait le timbre de la porte dâentrĂ©e, chez le pharmacien, elle tournait la tĂȘte pour reconnaĂźtre le client. Quand elle a quittĂ© sa maison pour aller vivre chez ses enfants, Ă la mort de son mari, elle mâa dit Ce que je regrette le plus, ma chĂšre amie, ce nâest pas encore la poste⊠câest la pharmacie. GrĂące Ă elle, jamais une journĂ©e ne mâa semblĂ© vide. Ce sont des devinettes du matin au soir⊠car le malade est une chose, et la maladie en est une autre⊠» Palmyre sâĂ©tait laissĂ© tenter. Au printemps, les Boussuge avaient emmĂ©nagĂ© dans la maison du colonel dĂ©cĂ©dĂ©. Elle Ă©tait Ă lâalignement de la rue, mais, par derriĂšre, sâĂ©tendait un beau jardin, moitiĂ© dâagrĂ©ment, moitiĂ© potager. Une allĂ©e de tilleuls magnifiques en ombrageait le fond, dâoĂč le nom du logis Les Tilleuls. Les six premiers mois, jusquâĂ lâautomne, furent consacrĂ©s par les Boussuge Ă leur installation. Les ChĂ©vremont la leur facilitĂšrent cordialement. Cependant, vers la fin de lâĂ©tĂ©, Ădouard Boussuge donna quelques signes de dĂ©sĆuvrement, presque dâennui. Et ce fut alors que le docteur Chazey lui fit faire la connaissance de lâinspecteur des forĂȘts, M. Bourdillon, que tout le monde tenait en haute estime. CâĂ©tait un petit homme simple, doux et secret, toujours un peu, non pas dans les nuages, comme on dit, mais dans la forĂȘt. Les arbres prolongeaient indĂ©finiment une famille rĂ©duite pour lui sans cela, Ă une mĂšre ĂągĂ©e, impotente et despotique devant laquelle il demeurait, dans son Ăąge mĂ»r, petit garçon. Elle gouvernait sans bouger plus quâun arbre, sauf quand elle suivait son fils dans ses dĂ©placements ; autrement, elle avait des vieilles souches la circonfĂ©rence et les racines. RivĂ©e Ă son fauteuil, elle faisait marcher Ă sa place, au doigt et Ă lâĆil, son fils et la servante de lâAssistance publique qui les servait. M. Bourdillon jouissait dâune grande rĂ©putation de sagesse que lui avaient acquise son existence retirĂ©e et son urbanitĂ©. Le docteur Chazey aimait Ă causer avec lui, au hasard des rencontres. Il lui disait â Vous savez, Bourdillon, que les protestants empruntent Ă la Bible des versets dont ils garnissent les murs, pour leur Ă©dification constante. Vous devriez vous composer une dĂ©coration analogue avec tout ce quâont inspirĂ© les arbres aux penseurs et aux Ă©crivains cĂ©lĂšbres. Il y a dans les Paroles dâun croyant, notamment, une bien belle mĂ©ditation que jâai apprise par cĆur, dans ma jeunesse, comme un poĂšme. La voici Je viens de revoir le lieu oĂč je souhaite quâon dĂ©pose mes os. Un rocher, un chĂȘne qui croĂźt dedans, câest lĂ tout. Pauvre chĂȘne, tu seras mon dernier et mon plus fidĂšle ami. Lorsque tous auront dit Je ne le connais point ! » toi, tu me connaĂźtras encore et tu me protĂ©geras de ton ombre. Puis, viendra un jour oĂč tu plieras aussi sous le temps, ou sous la cognĂ©e. Alors, je tressaillirai une derniĂšre fois sous la terre. » â Câest admirable ! â Nâest-ce pas, Bourdillon ? On croirait y ĂȘtre. â Et le vĆu de Lamennais a Ă©tĂ© exaucĂ© ? â Non. Ă la fin de sa vie, il sâest ravisĂ©. Il a demandĂ© que son corps fĂ»t portĂ© Ă la fosse commune, au milieu des pauvres. Tout est contradiction dans la nature humaine, Bourdillon ! Aussi bien, Lamennais ne se contentait pas de cĂ©lĂ©brer les arbres il en plantait. â Jâaime mieux cela. â Moi aussi. Il en plantait par milliers et se dĂ©solait de les voir jaunir, se dĂ©pouiller et mourir. Ma distraction, disait-il encore, est de semer et de planter des arbres. Dâautres en jouiront ; mais je les verrai croĂźtre Ă mesure que je mâen irai, et La ChĂȘnaie, dans un demi-siĂšcle, sera un lieu fort joli. » â La Fontaine a mis cela en vers Mes arriĂšre-neveux me devront cet ombrage, observait lâinspecteur des forĂȘts, pour nâĂȘtre point en reste de citation. En rĂ©alitĂ©, les arbres que Lamennais a plantĂ©s nâont pas atteint le siĂšcle. Câest dire quâils ne sont pas morts de vieillesse. On les a abattus. Il arrive toujours une heure oĂč les arbres masquent la vue â ou la ruine. Alors on fait de lâargent avec â ou du feu. Le docteur Chazey prĂ©senta donc Boussuge Ă M. Bourdillon. Quand celui-lĂ , dans la conversation, manifesta lâintention de sâintĂ©resser particuliĂšrement Ă quelque chose, le forestier sourit en dedans et nâeut pas une minute lâidĂ©e de proposer les arbres aux aspirations de lâoisif. CâĂ©tait trop pour lui. Il faut la vocation. Les arbres ne se laissent pas aimer comme cela par le premier venu. Ils sont renfermĂ©s. Ils exigent des gages. Bourdillon abaissa son regard et dit â Il y a les fourmis sur lesquelles on a dĂ©jĂ Ă©crit de bons ouvrages dâentraĂźnement. â Oui, rĂ©pondit Boussuge, mais lâentomologie nâest pas un goĂ»t, câest une passion, et je ne lâai pas. â Alors, Ă©cartons les abeilles. â AprĂšs Maeterlinck, en effet⊠â Il ne sâagit pas de les Ă©tudier, ni de broder sur un canevas⊠Lâapiculture, Ă laquelle vous auriez pu songer, assimile la ruche Ă une coopĂ©rative de production. â Merci. Je prĂ©fĂ©rerais une occupation dâesprit qui fĂ»t comme un rĂ©gime Ă suivre partout, chez moi, dehors, en voyage⊠â Il y aurait bien, en ce cas, les fougĂšres⊠ou les champignons⊠Lâinspecteur des forĂȘts, en disant cela, avec une petite moue sous sa moustache grise, avait lâair dâun riche, muni de billon, pour ses charitĂ©s. â Oui, les champignons, reprit-il. Il nâen manque pas ici⊠On les rĂ©colte, on les identifie en rentrant, on compare entre elles les espĂšces qui ne sont pas les mĂȘmes dans toutes les rĂ©gions ; on fait des communications Ă la SociĂ©tĂ© de Mycologie⊠; on consulte les spĂ©cialistes qui font autoritĂ© en la matiĂšre⊠Câest une distraction fort agrĂ©able Ă la campagne. Boussuge, cependant, rĂȘvait tout haut Les champignons⊠Câest vrai, je nây avais pas pensĂ©, je ne les aime pas. Jâaurais ceci de commun avec les bibliophiles qui ne lisent pas les volumes quâils collectionnent. » â Vous me donnez une bonne idĂ©e, reprit-il en sâadressant Ă M. Bourdillon. Câest mieux portĂ© que les papillons, les timbres-postes, les vieux silex, etc.⊠Lâinspecteur eut un geste vague qui signifiait Oh ! lâun ou lâautre⊠» â Vous ĂȘtes un peu sur votre terrain, insinua Boussuge, en quĂȘte dĂ©jĂ dâun initiateur. â Oh ! fit M. Bourdillon, câest tout au plus si je discerne les champignons comestibles dâavec ceux qui ne le sont pas ; mais lâinstituteur, M. Faverol, guidera bien volontiers, jâen suis sĂ»r, vos premiers pas. Vous serez Ă bonne Ă©cole, câest le mot, car il passe pour un connaisseur. Boussuge le vit et lui demanda les premiĂšres leçons sur place, en forĂȘt. Il apprit Ă vĂ©rifier les Ă©chantillons quâil rapportait et Ă les classer, il se procura, pour commencer, des Atlas Ă©lĂ©mentaires et la Flore des champignons indispensable pour dĂ©terminer facilement les espĂšces de France, au moins. Il tapissa les murs de son cabinet de travail, au rez-de-chaussĂ©e, de belles cartes quâil fit venir de Paris et auxquelles il donna pour sĆur, par inclination, une mappemonde ; mais tout cela laissait encore, dans son emploi du temps, quelques vides. Il les remplit le jour oĂč il prit la rĂ©solution de se remettre au latin, afin de comprendre et de parler le langage congruent aux sciences naturelles. Il Ă©tait dans lâengrenage. Il projeta, pour complĂ©ter plus tard son apprentissage, le Tour de France du mycologue, lâexploration de nos grandes forĂȘts, comme celles de Fontainebleau, de CompiĂšgne, de Rambouillet et dâOrlĂ©ans ; puis des voyages dans les Landes, le Jura, les Ardennes, la CĂŽte-dâOr, la Gironde, le DauphinĂ©, le Var⊠oĂč se rencontrent des variĂ©tĂ©s que lâon nâobserve que lĂ . En attendant, il commanda au menuisier des casiers et les garnit de cartons non pas verts, mais rouges, afin de rappeler le ministĂšre, sans affectation. Il avait, Ă la fin de sa carriĂšre, amassĂ© des fournitures de bureau, de quoi subvenir aux besoins dâun fonctionnaire pendant toute sa vie ; il fut heureux dâen trouver lâĂ©coulement. Il ne lui manquait, somme toute, quâun garçon Ă sonner de temps en temps. Il arriva plus dâune fois Ă Boussuge, distrait, dâĂ©tendre la main vers un timbre Ă©lectrique imaginaire, le moment venu dâallumer la lampe ou dâentretenir le feu. Il Ă©crivit Ă quelques libraires de lui envoyer leurs catalogues et il prit plaisir Ă les feuilleter comme dessert, aprĂšs des lectures plus substantielles. Il sâabonna Ă la Revue des Deux Mondes et au Mercure de France, Ă lâune par tradition, Ă lâautre en souvenir de sa jeunesse. Enfin, il croyait bien avoir organisĂ© sa vie nouvelle de façon Ă la rendre aisĂ©ment supportable. Il comptait sans ses hĂŽtes. III BROUILLĂS DEPUIS JEANNE DâARC Octave ChĂ©vremont se destinait Ă la carriĂšre de son pĂšre, sây prĂ©parait depuis trois ans, Ă lâĂ©cole dâAlfort, quand la guerre avait Ă©clatĂ©. Justin Boussuge, lui, terminait son service militaire, aprĂšs quoi il se proposait de subir le concours dâadmission Ă la Banque de France. Les deux jeunes gens ne se rencontraient que par hasard et assez rarement Ă Bourg-en-Thimerais ; mais ils ne manquaient pas, alors, de traduire en ridicule une querelle obscure et futile dont ils ne voulaient mĂȘme pas entre eux approfondir les motifs dâordre politique et Ă©lectoral. Le fils ChĂ©vremont, un petit brun gai et nerveux, disait Ă son camarade â Au fond, tu sais, ton pĂšre et le mien sont aussi dĂ©solĂ©s que ta mĂšre et que la mienne dâĂȘtre brouillĂ©s depuis trois ans. Mais tu ne connais pas comme moi lâesprit de la petite ville. Cent bouches invisibles soufflent le froid sur leurs vellĂ©itĂ©s de rĂ©conciliation⊠quand ils en manifestent. La province suscite et entretient les animositĂ©s, parce que la mĂ©disance est plus fĂ©conde que la mansuĂ©tude. Les seules personnes capables de fournir un inĂ©puisable sujet de conversation sont celles qui vivent en Ă©tat de guerre. Rien ne rĂ©clame plus de soins constants quâune plaie Ă envenimer. La galerie nâa point dâautre rĂŽle elle arrache plus de pansements quâelle nâen fait. Une petite ville Ă laquelle les passe-temps sont mesurĂ©s doit vivre davantage sur les ressources tirĂ©es de son fonds. Les deux mille habitants de Bourg ont bien plus dâoccasions de ne pas sâaimer entre eux que les dix mille Ăąmes de la sous-prĂ©fecture. â Câest un peu paradoxal, rĂ©pondait le fils Boussuge, blond, mince et plus pondĂ©rĂ© quâOctave ChĂ©vremont. Tout sâarrangera, jâen suis persuadĂ© comme toi. La seule chose fĂącheuse, câest que deux familles longtemps liĂ©es dâamitiĂ© Ă distance, ne rĂ©ussissent pas Ă sâentendre autour dâun clocher. â Câest Ă croire, dit le petit ChĂ©vremont, que les clochers sont des traits dâunion relevĂ©s â comme les ponts-levis. â Papa nâavait jamais fait de politique avant de venir ici, reprit Justin Boussuge. Je crois mĂȘme quâil ne remplissait pas exactement ses devoirs de citoyen. Il a fallu, pour le perdre, que ton pĂšre lâinitiĂąt aux jeux du suffrage universel. RĂ©sultats ils ne peuvent plus se voir en face, et nos pauvres mamans doivent suivre le mouvement par solidaritĂ© conjugale. Est-ce bĂȘte ? â Oui, câest bĂȘte, rĂ©pliquait le fils ChĂ©vremont ; mais la politique, dans nos petites villes, est encore une façon de tuer le temps en sâembĂȘtant les uns les autres. Songe au peu de distractions quâil y a, pour les hommes en dehors du cafĂ© et de la politique, pour les femmes en dehors de la messe et des cancans ! Il eĂ»t Ă©tĂ© trop beau, voyons, que ton pĂšre et le mien fussent du mĂȘme parti. Une pareille harmonie eĂ»t frisĂ© le scandale. Aussi lâopinion publique a-t-elle mis la discorde entre eux afin de sâen amuser, et nos chers parents ont eu la faiblesse de donner dans le panneau. Ils en reviendront, espĂ©rons-le. Et Justin Boussuge avait conclu, en montrant le clocher â Ils en reviendraient plus vite tout de mĂȘme, si lâon avait jamais vu la politique abaisser ce pont-levis. CâĂ©tait vrai une amitiĂ© de vingt ans et plus barbotait dans la mare Ă©lectorale et risquait de sây envaser. En arrivant Ă Bourg, en 1910, Ădouard Boussuge y avait trouvĂ©, avec indiffĂ©rence, la population divisĂ©e en deux camps de force Ă©gaie celui des rĂ©actionnaires ou ratis ratichons et celui des rĂ©publicains modĂ©rĂ©s ou radis radicaux. Le premier Ă©tait reprĂ©sentĂ© par le maire, le docteur Chazey, et la moitiĂ© du Conseil municipal. Les radis avaient Ă leur tĂȘte Ăvariste ChĂ©vremont, enfant du pays, et vĂ©tĂ©rinaire. La lutte entre ces deux influences durait depuis dix ans, avec des hauts et des bas Ă chaque renouvellement de mandat. TantĂŽt les ratis lâemportaient, et tantĂŽt les radis. Lâavantage Ă©tait, pour le moment, Ă la fraction modĂ©rĂ©e du Conseil. Le docteur Chazey appuyait son autoritĂ© sur une compĂ©tence administrative reconnue et sur lâinvariable bonne humeur quâil opposait Ă la violence et au dĂ©pit de ses adversaires. Il les usait par la douceur. Il tenait sous son talon de feutre ChĂ©vremont Ă©cumant. Celui-ci, un gĂ©ant roux et congestionnĂ©, avec de longues moustaches tombantes, Ă la gauloise, et des yeux bleus en boules, qui sâinjectaient dans les discussions orageuses, ressemblait aux portraits que lâon a de Gustave Flaubert. Boussuge en avait fait, le premier, la remarque, et la consacrait en appelant quelquefois ChĂ©vremont vieux Flau. Le vieux Flau, dâune nature dĂ©bonnaire, ne se possĂ©dait plus devant le sourire mesurĂ©, pas mĂȘme dĂ©daigneux, dont le maire accompagnait, aux sĂ©ances du Conseil, une riposte spirituelle ou un exposĂ© irrĂ©futable. On saute Ă la gorge de lâinsolent qui vous provoque ; on se met dans son tort en nâayant point Ă©gard Ă la courtoisie dâun contradicteur. Et ChĂ©vremont y Ă©tait souvent, dans son tort, et il nâaimait pas Ă sâentendre dire par les collĂšgues de son bord eux-mĂȘmes, Ă lâissue dâune rĂ©union orageuse, quâil avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un peu loin⊠; car rien ne lui faisait sentir davantage lâinfĂ©rioritĂ© de sa mĂ©thode de combat. â Il est pareil au Clairon de DĂ©roulĂšde la tĂȘte emportĂ©e, il sonne encore la charge ! disait plus tard Boussuge. Le vĂ©tĂ©rinaire avait pour lui les bilieux le pharmacien Labaume, un capitaine de gendarmerie en retraite, un gros Ă©leveur, un ancien officier, un marchand de vins en gros, deux cultivateurs et un entrepreneur de maçonnerie. Ă droite siĂ©geaient le docteur Chazey, le notaire, M. Le Menou, deux propriĂ©taires de fabrique, un marchand de bois, un fermier, et deux rentiers que ChĂ©vremont appelait dentiers, en jouant sur le mot. â Nous ne serons jamais dâaccord, le vĂ©tĂ©rinaire et moi, disait le docteur Chazey de son cĂŽtĂ© nous nâavons pas Ă satisfaire la mĂȘme clientĂšle. Un des plaisirs de Boussuge, lorsquâil venait chaque annĂ©e, au mois dâaoĂ»t, voir son ami ChĂ©vremont, Ă©tait de lui faire raconter ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec le maire. â Toujours irrĂ©conciliables, vous deux ? â Toujours. Et ChĂ©vremont de ressasser ses griefs, qui Ă©taient ceux de la RĂ©publique vis-Ă -vis dâenfants ingrats. â La RĂ©publique nâest plus une gamine. Son Ăąge et son Ćuvre mĂ©ritent le respect. Avez-vous jamais eu Ă vous plaindre dâelle, vous qui la servez depuis vingt ans ? Fonctionnaire, Boussuge Ă©tait plutĂŽt comme ses pareils, mĂ©content du rĂ©gime dont il subsistait ; mais il nâen laissait rien paraĂźtre. â Câest grĂące Ă elle que le peuple a enfin lâinstruction gratuite, obligatoire⊠â Et laĂŻque. â Et laĂŻque, parfaitement ! Câest lĂ , je sais bien, ce que ne digĂšrent pas les ratis⊠; mais la SĂ©paration, croyez-vous quâils nâen retourneraient pas les inconvĂ©nients contre nous, sâils avaient le pouvoir ? Lâexemple de lâintransigeance nous est venu dâeux. Qui sĂšme le vent rĂ©colte la tempĂȘte. â Oui, vieux Flau. La persĂ©cution de la moitiĂ© du genre humain par lâautre moitiĂ© est la loi qui gouverne le monde, et voilĂ peut-ĂȘtre la seule et unique vĂ©ritĂ© Ă faire passer par un gueuloir. ChĂ©vremont reprenait de plus belle â Patience ! Notre tour viendra. Le dĂ©placement dâune ou deux voix nous donnera la majoritĂ© aux prochaines Ă©lections, et lâon verra le maire et sa sĂ©quelle baisser pavillon, câest moi qui vous le dis. Vous avez tort de ne pas prendre ces choses-lĂ au sĂ©rieux. â Je ne les prends pas au sĂ©rieux, disait Boussuge, mais je mâexplique votre exaltation. Vous allez au cafĂ© et vous nây jouez pas il faut bien que vous y fassiez quelque chose. Vous y faites de la politique. â Chazey, qui ne va pas au cafĂ©, nâest pas moins ardent que moi Ă dĂ©fendre et Ă propager ses doctrines. â Il a peut-ĂȘtre aussi le sentiment de son utilitĂ© dans la triture des affaires municipales. â Allons donc ! Les intĂ©rĂȘts de la ville ne seraient pas compromis sâil cĂ©dait la place quâil occupe depuis trop longtemps. â Vous ĂȘtes las de lâappeler le Juste. â On est surtout las de lâappeler Goupillon. Un goupillon qui nâa dâeau bĂ©nite que pour ses paroissiens. â Mais puisque vous nâen voulez pas⊠Quand Ădouard Boussuge vint sâinstaller Ă Bourg, ChĂ©vremont vit en lui tout de suite une recrue Ă mĂ»rir, et il sây employa diligemment. Il introduisit son ami dans le petit cercle qui avait pour lieu de rĂ©union le CafĂ© du ProgrĂšs, en face du CafĂ© de lâUnivers, frĂ©quentĂ© par lâennemi. Boussuge nâĂ©tait pas combatif et dĂ©sirait la tranquillitĂ©. On le savait ; aussi ne lâentreprit-on pas immĂ©diatement. On affectait mĂȘme de le tenir en dehors des chicanes avec la mairie. Il y avait eu affaire Ă plusieurs reprises et chaque fois il avait trouvĂ© auprĂšs du docteur Chazey lâaccueil le plus obligeant. â Parbleu ! Ce nâest point Ă un vieux singe comme celui-lĂ quâon apprend Ă faire des grimaces, avait dit Ăvariste ChĂ©vremont, qui redoubla de prĂ©cautions afin de ne rien brusquer. Lui, si peu diplomate, on ne le reconnaissait pas. Il nâavait mis personne dans le secret de ses projets ; il les dĂ©voila seulement au bout de dix-huit mois, peu de temps avant les Ă©lections municipales de 1912. â Ăcoutez, Ădouard, dit-il alors, je vais vous parler franchement. Une place est vacante au Conseil, par suite du dĂ©cĂšs de Bonnard, le grainetier. Cette place vous est rĂ©servĂ©e. Il ne tient quâĂ vous de la prendre. Vous avez lâestime de tout le monde ici, et les sympathies de mes amis du ProgrĂšs, en particulier. Ils sont tout disposĂ©s Ă faire campagne pour vous, sans conditions. Ancien fonctionnaire de la RĂ©publique, vous ĂȘtes, cela va sans dire, attachĂ© aux institutions quâelle sâest donnĂ©es. Nous ne vous demandons et nul ne vous demandera rien de plus. La ville a besoin dâadministrateurs Ă©clairĂ©s. Câest presque un devoir qui vous incombe. Nous ne ferons pas appel en vain Ă votre dĂ©vouement. Boussuge, touchĂ© de la dĂ©marche, avait nĂ©anmoins diffĂ©rĂ© sa rĂ©ponse. Il ne se dĂ©cida Ă laisser poser sa candidature que devant lâinsistance des habituĂ©s du ProgrĂšs qui avaient mis une sourdine Ă leurs opinions, pour lâamadouer. Il se fit un scrupule, en outre, dâavertir le docteur Chazey de ses intentions et lui rendit visite. Il rapporta de leur entrevue les meilleures assurances. Avec sa bonne grĂące accoutumĂ©e et son sourire narquois, le vieux mĂ©decin, Ă©vitant les personnalitĂ©s, Ă©mit quelques considĂ©rations gĂ©nĂ©rales sur la valeur desquelles il ne sâabusait pas plus Ă©videmment que sur le reste. â La carriĂšre est ouverte Ă tous, dit-il. Quant Ă savoir sâil faut y entrer jeune ou vieux, câest une autre question. La politique est, de tous les mĂ©tiers, celui que lâon exerce pour lâapprendre, tandis quâil faut, en gĂ©nĂ©ral, apprendre les autres pour les exercer convenablement. Tout le monde nâest-ce pas ? se juge apte Ă faire, sans Ă©tudes prĂ©alables, un conseiller municipal, un dĂ©putĂ©, un sĂ©nateur⊠voire un ministre. Lâattribution des portefeuilles est bien pour le prouver. Vous devez penser comme moi que mieux vaudrait â dans lâintĂ©rĂȘt public â acquĂ©rir de bonne heure des connaissances indispensables, afin dâen faire profiter le plus vite possible le corps Ă©lectoral. LâĂ©vĂ©nement nâa pas toujours, en ce qui me concerne, vĂ©rifiĂ© ce calcul. La confiance que lâon accordait Ă mes balbutiements est souvent refusĂ©e Ă mon expĂ©rience. En politique, câest quand les annĂ©es dâapprentissage sont finies que lâon commence Ă ĂȘtre traitĂ© de vieille bĂȘte. â Bref, dit Boussuge, vous trouvez que je viens bien tard et sans prĂ©paration suffisante Ă la chose publique. â Mais pas du tout ! rĂ©pliqua le maire. Place aux hommes de bonne volontĂ© ! Place Ă lâhomme qui se cherche dans les autres hommes ! Plus il en verra, mieux il saura, Ă lâheure de sa mort, ce quâil faut penser de lâespĂšce humaine. Jusque-lĂ , il nâa pas le droit de la mĂ©priser. Câest trop facile. Pour moi, sain de corps et dâesprit, lâenquĂȘte continue. Je voyais beaucoup de malades comme mĂ©decin. Allais-je, dâaprĂšs eux seulement, me faire une opinion ? Ă quelles erreurs me serais-je exposĂ© ! jâai donc mis une autre corde Ă mon arc, et je nâen suis pas fĂąchĂ©. Jâagite dans le mĂȘme sac mes clients soi-disant malades et mes administrĂ©s soi-disant bien portants, et jâobtiens un mĂ©lange pas dĂ©sagrĂ©able au goĂ»t, non, pas dĂ©sagrĂ©able⊠â Enfin, vous ĂȘtes optimiste. â Sans en avoir lâair. Quand on me reprĂ©sente comme un sceptique dĂ©sabusĂ©, on a Ă©galement tort. Rien ne mâa jamais dĂ©couragĂ©. Jâai en aversion les misanthropes. Ils tettent leur pouce et le trouvent amer⊠Ils nâavaient quâĂ ne pas lâenduire dâaloĂšs. Je ne suis point socialiste, mais je suis sociable. VĂŠ soli ! Si je devais mourir dâennui quelque part, ce serait dans une Ăźle dĂ©serte. Jây manquerais de phĂ©nomĂšnes Ă observer, de types Ă dĂ©finir, dâespĂšces Ă classer. Jâai mes champignons comme vous avez les vĂŽtres les bons, les indiffĂ©rents, les malfaisants et les trĂšs dangereux. Leur fĂ©tiditĂ© ne mâaide pas toujours Ă les reconnaĂźtre. En tout cas, jâai une supĂ©rioritĂ© sur mes adversaires je ne les hais pas, ils mâamusent, ils ont leur fiche dans ma mĂ©moire ; leurs antĂ©cĂ©dents, ce sont mes souvenirs. â Et vous en avez beaucoup, reprit Boussuge. â Je crois bien ! LâĂ©tendue dâun domaine nâen fait pas la richesse. Celui oĂč Fabre, lâentomologiste, opĂ©rait nâĂ©tait pas considĂ©rable. Le mien non plus. Ne disons pas de mal des microcosmes ils nous Ă©pargnent lâennui des voyages. â Vous nâaimez pas les voyages, monsieur le maire ? â Voyager, câest gĂ©nĂ©ralement sortir de chez soi, oĂč lâon est bien, pour visiter des pays, des gens et des choses qui ne vous laisseront que des regrets regret de les quitter, sâils vous ont plu ; regret de vous ĂȘtre dĂ©rangĂ© inutilement, sâils vous furent antipathiques. â On sâinstruit tout de mĂȘme, en voyageant. â Voyager en soi-mĂȘme, quand on a une vie intĂ©rieure, est encore prĂ©fĂ©rable Ă tout. Jâai aujourdâhui les mĂȘmes curiositĂ©s quâĂ vingt ans et les mĂȘmes satisfactions. Lâopposition me reproche un sourire habituel qui semble dire Continue, tu mâintĂ©resses » ; mais câest justement pour cette raison-lĂ que mes partisans mâaiment je les Ă©coute. La vĂ©ritĂ©, câest quâils mâintĂ©ressent tous indistinctement. Je les classe, dĂ©classe et reclasse⊠car il mâarrive de me tromper. Il mâest doux de me coucher, chaque soir, en me disant Tiens !⊠un que je nâavais pas !⊠» enfin ce quâon dit dâun papillon, dâun timbre ou dâun cryptogame. Mais câest encore lâhomme, voyez-vous, qui offre les variĂ©tĂ©s les plus nombreuses et les plus captivantes. Et le docteur Chazey ayant reconduit son visiteur jusquâĂ la grille, prit congĂ© de lui sur ces mots â Je serai charmĂ©, monsieur, de lâoccasion qui me procurera le plaisir de travailler avec vous, et jâai bien lâhonneur de vous saluer. Ădouard Boussuge, de son cĂŽtĂ©, se promettait, sâil Ă©tait Ă©lu, contentement et profit des rapports plus frĂ©quents quâil aurait nĂ©cessairement avec un maire de cette trempe. â Câest un homme dâautrefois, dit-il Ă sa femme en rentrant. Car deux gĂ©nĂ©rations suffisent maintenant pour imprimer aux mĆurs et aux hommes le caractĂšre dĂ©modĂ© quâils ne recevaient auparavant que dâun siĂšcle Ă©coulĂ©. â Ce que je ne comprends pas, observait Palmyre, câest que le docteur Chazey, tel que tu me le reprĂ©sentes, Ă©tant veuf, ne se soit pas remariĂ© et vive seul, dans sa vaste maison, avec un mĂ©nage composĂ© de sa cuisiniĂšre et de son cocher. â Contradiction humaine ! Boussuge nâavait pas cachĂ© Ă ChĂ©vremont non plus lâexcellente impression produite sur lui par sa visite au maire. â Il vous a parlĂ© de ses fiches, naturellement, dit le vĂ©tĂ©rinaire goguenard. â Oui. Mais jâai pris le mot au figuré⊠Des fiches comme celle-lĂ , sa mĂ©moire nâest pas la seule Ă en Ă©tablir. â Malheureusement il ne sâen tient pas lĂ et nous avons bel et bien les nĂŽtres, vous et moi, dans ses tiroirs. â Je ne doute pas quâil nâen possĂšde, touchant ses malades. â Et ses administrĂ©s aussi. Câest un vieux renard. Le docteur, en tout cas, nâavait pas combattu la candidature dâĂdouard Boussuge qui passa au premier tour, aux Ă©lections municipales de 1912, sur la liste de ses adversaires, ChĂ©vremont en tĂȘte. Le maire, de son cĂŽtĂ©, fut réélu et les deux partis sâĂ©quilibrĂšrent en dĂ©finitive comme prĂ©cĂ©demment jusquâĂ la fĂȘte de Jeanne dâArc que le curĂ© de Bourg-en-ForĂȘt voulut cĂ©lĂ©brer par une procession autour de lâĂ©glise. Le Conseil, sur la question, fut nettement partagĂ©. Le maire et son groupe Ă©taient dâavis de ne pas sâopposer Ă la cĂ©rĂ©monie ; mais le ComitĂ© radical-socialiste, Ă lâinstigation de ChĂ©vremont, manifesta une opinion contraire. Le nouveau dans la classe balançait. â JâespĂšre bien que vous nâallez pas nous lĂącher sur un principe de cette importance, dit ChĂ©vremont. â Câest que, personnellement, je ne lui en accorde pas beaucoup, rĂ©pondit Boussuge. Et puis Palmyre va Ă lâĂ©glise, et cet acte dâhostilitĂ© contre lâabbĂ© GrossĆuvre⊠â Votre femme fait ce quâelle veut, et la mienne aussi, reprit rondement le vĂ©tĂ©rinaire. Boussuge rĂ©pliqua sans se fĂącher â Câest que je ne suis pas dâhumeur Ă imiter celui de nos collĂšgues libre-penseur qui a mariĂ© sa fille Ă lâĂ©glise parce que câĂ©tait la condition sine qua non dâune union avantageuse. Rouge au dehors, blanc au dedans⊠câest presque la jolie dĂ©finition de la fraise par Pierre Dupont Rouge au dehors, blanche au dedans Comme les lĂšvres sur les dents⊠â Oui, elle sâapplique assez Ă certains radicaux de ma connaissance, fit en riant ChĂ©vremont. La question nâest pas là ⊠Pensez ce que vous voudrez⊠mais marchez avec nous, car les consĂ©quences de votre dĂ©fection seraient graves. â Vous les exagĂ©rez, dit Boussuge. Je nâai rien dâun sectaire, vous le savez bien. Je dĂ©sire une seule chose nâembĂȘter personne. â On ne vous demande pas dâĂȘtre sectaire on vous demande de voter avec nous, voilĂ tout. â Câest la mĂȘme chose. Jâaimerais bien que notre libertĂ© de penser fĂ»t Ă©gale. Le Conseil municipal sâĂ©tant rĂ©uni pour dĂ©libĂ©rer, ChĂ©vremont y prit la parole et sâemballa tout de suite. Il dĂ©nonça un retour offensif du clĂ©ricalisme et jugea le moment venu de soutenir le choc. â Câest pour la dĂ©mocratie de Bourg une question de vie ou de mort, sâĂ©cria-t-il. Jouons cartes sur table. Sous prĂ©texte dâhonorer Jeanne dâArc, il sâagit tout bonnement dâasseoir sur de solides bases⊠disons le mot dâaffermir le Patronage Jeanne dâArc, Ćuvre notoirement rĂ©actionnaire et clĂ©ricale, qui sape et met en pĂ©ril lâenseignement laĂŻque, une des plus belles conquĂȘtes du rĂ©gime⊠la plus belle ! Si nous cĂ©dons, lâĂ©cole libre relĂšvera la tĂȘte et sera encouragĂ©e Ă persĂ©vĂ©rer dans ses empiĂ©tements. Il ne le faut pas. Nous nâavons jamais eu une occasion pareille de nous compter. Tous ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous et traitĂ©s comme tels, si pĂ©nible que nous soit cette cruelle nĂ©cessitĂ©. Tout le monde comprit lâallusion et pensa Ă Boussuge, que son ami rappelait un peu durement Ă la discipline du parti. Simple effet oratoire, dâailleurs tout sâarrangerait, Ă lâissue de la sĂ©ance, au cafĂ© du ProgrĂšs. Le maire avait Ă©coutĂ© ChĂ©vremont avec sa sĂ©rĂ©nitĂ© imperturbable. Il affecta, pour lui rĂ©pondre, de baisser le ton dâautant que lâavait Ă©levĂ© son contradicteur, afin de ramener la harangue Ă une conversation, les coudes sur la table. â Je ne crois pas, dit-il en jouant avec son lorgnon, que lâordre public sera menacĂ© et que les institutions rĂ©publicaines seront compromises, parce que le curĂ© fera le tour de lâĂ©glise en chantant un cantique. Le culte de Jeanne dâArc nâappartient pas, que je sache, Ă un Patronage, et pas davantage Ă lâĂglise. Il est national dâabord. Jeanne dâArc est toute Ă tous, Ă vous, libres-penseurs, comme Ă moi qui ne le suis pas. Si la fanfare municipale exprimait le dĂ©sir de se faire entendre le mĂȘme jour et ailleurs, en faveur de lâhĂ©roĂŻne, ai-je besoin de dire que je nây verrais aucun inconvĂ©nient ? Ma tolĂ©rance Ă moi, qui est infinie, va jusquâĂ vous permettre, mon cher ChĂ©vremont, de rendre hommage Ă une victime du clergĂ©, brĂ»lĂ©e vive Ă son instigation ; tandis que nous nous contenterons, si vous le voulez bien, de glorifier la libĂ©ratrice de la France envahie. Elle entendait des voix, câest convenu⊠; mais nous entendons tous des voix. Dieu merci ! Nous ne suivons pas les conseils quâelles nous donnent, et lâexemple de Jeanne dâArc dĂ©montre que nous avons souvent tort. Libre Ă vous donc de considĂ©rer la manifestation de lâabbĂ© GrossĆuvre comme un sacrifice expiatoire. Ce nâest point la premiĂšre fois quâun excĂšs de zĂšle mettrait dans une commĂ©moration tout ce quâelle ne comporte pas. Contre la commĂ©moration en soi, personne ne proteste ? Laissons donc chacun la solenniser Ă sa guise, et lâĂglise bĂ©nir en blanc ce que vous peindrez en rouge il y a place pour le bleu Ă cĂŽtĂ©. Lâessentiel, mes amis, est de priver le moins possible le commerce local, dont les intĂ©rĂȘts nous doivent ĂȘtre prĂ©sents, de ne pas le priver, dis-je, dâun petit mouvement qui se traduit toujours par quelque dĂ©pense. Le trait de la fin Ă©tait habile il porta sur les commerçants qui siĂ©geaient au Conseil. ChĂ©vremont ne put que rĂ©pĂ©ter, en frappant du plat de sa main sur la table â TrĂȘve de discussions ! Nous sommes Ă©clairĂ©s. Votons. Ceux qui ne voteront pas avec nous ou qui sâabstiendront⊠seront nos adversaires. â Mais non, observa tranquillement Boussuge. La question est mal posĂ©e. On peut trĂšs bien diffĂ©rer dâopinion sur un point, sans pour cela se manger le nez. Le vĂ©tĂ©rinaire prit la mouche et dit, avec une emphase un peu dĂ©risoire â Que celui Ă qui jâai mangĂ© le nez se fasse connaĂźtre ! On lâapaisa. Et la majoritĂ© du Conseil sâĂ©tant rangĂ©e de lâavis du maire â La cause est entendue, trancha celui-ci. ChĂ©vremont, se levant alors, Ă©tait sorti, aprĂšs avoir signifiĂ© Ă Boussuge en ces termes la rupture de leurs relations â Le jour oĂč la procession de la FĂȘte-Dieu sera rĂ©tablie, ce qui ne peut tarder, jâespĂšre bien voir ces messieurs la suivre, un cierge Ă la main. La rĂ©conciliation escomptĂ©e ne se produisit pas. Boussuge, dont la dĂ©fection avait Ă©tĂ© sĂ©vĂšrement jugĂ©e au CafĂ© du ProgrĂšs, nây retourna point, et, le lendemain de la procession, ChĂ©vremont donna sa dĂ©mission de conseiller municipal, afin de nâĂȘtre pas exposĂ©, dit-il, Ă rencontrer le renĂ©gat. Celui-ci, dâailleurs, passa bientĂŽt ouvertement Ă lâennemi en changeant de cafĂ©. Enfin, Agathe ChĂ©vremont et Palmyre Boussuge, sans avoir eu aucune explication, firent cause commune avec leurs maris. Les deux amies dâenfance sâĂ©vitĂšrent pendant quelque temps et puis finirent par sâĂ©tranger complĂštement lâune Ă lâautre. Le bon docteur Chazey en consolait Boussuge sincĂšrement contristĂ©. â On nâa rien vu de pareil depuis lâAffaire ! Passe encore dâĂȘtre brouillĂ©s par Dreyfus⊠mais pour Jeanne dâArc ! Voyez-vous cette sainte⊠avec son air nitouche ! Mais il nâest pas possible que deux vieux amis restent Ă jamais sĂ©parĂ©s Ă cause dâelle. Voulez-vous un bon conseil ? Silence ! Silence absolu. On nâest jamais fĂąchĂ© avec un ami pour ce quâil vous a dit ou pour ce quâon lui a dit⊠mais pour tout ce qui vient infecter ces petites blessures. Pratiquez, en cela aussi, lâantisepsie, vous vous en trouverez bien. â Comme vous avez raison, docteur ! Facile Ă dire ! Le colportage verbal, toujours diligent, attribua aux deux antagonistes des propos quâils nâavaient pas tenus, pour les inciter Ă y rĂ©pondre effectivement Ils ne manquĂšrent pas de le faire. Boussuge ayant fait repeindre les contrevents de sa maison, ChĂ©vremont en remarqua pour la premiĂšre fois la couleur et dit â Câest la couleur de Marie. Ădouard devait nĂ©cessairement habiter une maison vouĂ©e au bleu⊠au bleu cĂ©leste de Saint-Sulpice ! Boussuge ne fut pas en reste de politesse â Je suis vouĂ© au bleu, câest vrai, rĂ©pondit-il, comme Ăvariste est vouĂ© par sa ressemblance avec Flaubert, Ă reprĂ©senter Homais au Conseil municipal. Pharmacien, vĂ©tĂ©rinaire, radical, câest tout un. Au dĂ©but de leurs relations, Boussuge avait fait cadeau Ă ChĂ©vremont du portrait de Flaubert par Liphart, et le vĂ©tĂ©rinaire lâavait accrochĂ©, bien encadrĂ©, dans son cabinet de consultations. Il avait lu ensuite, avec intĂ©rĂȘt, Madame Bovary, et il regardait parfois son sosie avec une certaine complaisance. Mais la Tentation de Saint Antoine lui Ă©tant tombĂ©e ensuite entre les mains, il nâalla pas jusquâau bout. â Câest crevant, dit-il. Ă partir de ce moment, il cessa de sâintĂ©resser au portrait de Flaubert. Peu de temps aprĂšs sa brouille avec Boussuge, un matin, il donna lâordre dâenlever le cadre et de le mettre au grenier, enfin oĂč lâon voudrait, pourvu quâil en fĂ»t dĂ©barrassĂ©. Mais il avait sur le cĆur son assimilation Ă Homais. Il affectait dâen rire. â Câest plutĂŽt flatteur pour moi, car je ne me considĂšre pas du tout comme rĂ©trogradĂ© par rapport Ă Flaubert, au contraire ; Homais est bien plus intelligent que lui. Et il disait encore â Ădouard a toujours montrĂ© des dispositions pour les Belles-Lettres. Je ne mâĂ©tonne donc pas quâil ait haut, Ă ĂȘtre regardĂ© de haut en bas. Le chien rendait encore son approche dangereuse⊠CâĂ©tait Sainte-HĂ©lĂšne Ă nâen plus finir. Boussuge, secrĂštement peut-ĂȘtre pour ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă son ancien ami prit en pitiĂ© le dĂ©chu et lui offrit lâhospitalitĂ© dans son jardin, tant que dureraient les travaux. Elle sây trouvait quand la guerre Ă©clata. â Boussuge veille au salut de lâEmpire et du SacrĂ©-CĆur, disait ChĂ©vremont. IV LA PREMIĂRE JOURNĂE Le lendemain de lâarrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s, au saut du lit, ChĂ©vremont et sa femme examinĂšrent la situation. â Je nâai pas voulu te rĂ©veiller cette nuit pour te communiquer mes impressions, dit le vĂ©tĂ©rinaire, je ne te cacherai pas, maintenant, que je te trouve un peu imprudente dâavoir pris cette petite⊠sur le tas, quoi ! sans tâapercevoir de son infirmitĂ©. CâĂ©tait aussi lâopinion dâAgathe, qui regrettait dĂ©jĂ son inattention ; mais il nâeĂ»t pas fallu que son mari revĂźnt lĂ -dessus. En insistant, il rĂ©veillait chez elle lâesprit de contradiction qui se trahit aussitĂŽt. â Tu aurais mieux fait Ă ma place, je nâen disconviens pas. Il sâexcusa â Je nâen sais rien⊠Je ne tâadresse pas de reproche. Câest tout de mĂȘme ennuyeux. â Câest grave ce quâelle a⊠ce pied bot ? â Oui et non. Ăa sâopĂšre. Câest affaire aux parents. Nous ne la connaissons pas⊠et voilĂ surtout lâinconvĂ©nient de ces choix hasardeux. Lâenfant nâest pas responsable des tares hĂ©rĂ©ditaires quâil apporte, câest entendu ; il ne les apporte pas moins. â Câest dĂ©sagrĂ©able, reprit Agathe. Cette petite est gentille et nâa pas lâair malade. â Non⊠mais tu avoueras que nous ne recueillons pas un rĂ©fugiĂ© pour lui donner des soins⊠je veux dire les soins du chirurgien. Et sâil y a un traitement Ă suivre⊠â Tu nâas pas lâintention, Ă prĂ©sent quâelle est ici, de la renvoyer, fit Mme ChĂ©vremont. Il protesta faiblement. â Oh ! câest seulement un Ă©change que jâenvisageais. Tous les rĂ©fugiĂ©s dĂ©barquĂ©s ne doivent pas ĂȘtre placĂ©s dĂ©finitivement. â Non ; mais je te prie de croire que le Patronage Jeanne-dâArc aurait vite fait dâaccaparer cette petite infirme pour nous donner lâexemple des perfections morales. â Ăa⊠câest possible, dĂ©clara Ăvariste averti du danger. Agathe redoubla â Vis-Ă -vis de tout le monde, voyons, de quoi aurions-nous lâair ? Je ne parle pas de la cruautĂ© quâil y aurait maintenant de notre part Ă repousser cette enfant aprĂšs lâavoir rĂ©clamĂ©e. Et puis, sous quel prĂ©texte ? En as-tu un ? Moi, je nâen imagine pas. Elle nâest ici, somme toute, que pour peu de temps. Cette guerre finira bientĂŽt. En attendant, je te rĂ©pĂšte quâil ne saurait ĂȘtre question de mettre cette petite dehors, tandis que ton ami Boussuge se fera gloire de son gamin⊠; car il va sâen faire gloire, tu nâen doutes pas. Elle avait touchĂ© le point sensible, quitte Ă travestir spontanĂ©ment un mouvement du cĆur, pour mieux le communiquer. CâĂ©tait une petite femme ronde, fraĂźche et potelĂ©e, pleine de dĂ©sordre et de vivacitĂ©. Elle contrastait par lĂ avec son amie Palmyre, imposante personne un peu sĂšche et dont la ressemblance, de profil, avec le cheval, au jeu dâĂ©checs, ajoutait ostensiblement Ă lâautoritĂ© qui lui venait de son caractĂšre. Ce qui Ă©tait fossettes chez Agathe Ă©tait saliĂšres chez Palmyre. Celle-ci se prĂ©occupait avant tout de bien tenir sa maison, tandis que le mĂ©nage du vĂ©tĂ©rinaire Ă©tait sans direction. Agathe laissait traĂźner tout ce que lâautre rangeait⊠; mais il nây a pas quâune façon dâaimer son intĂ©rieur⊠Mme ChĂ©vremont rachetait sa nĂ©gligence domestique par une grande gĂ©nĂ©rositĂ© et peut-ĂȘtre Ă©tait-ce parce que les convives sâattardaient Ă sa table ouverte quâelle nâavait pas le temps de faire faire le mĂ©nage. Elle avait beaucoup dâinfluence sur son mari et passait pour le retourner comme un gant⊠ce qui paraissait difficile et drĂŽle lorsquâon la voyait si petite, Ă cĂŽtĂ© de ce tambour-major. Câest le systĂšme des compensations que la nature pratique le plus communĂ©ment. Les ChĂ©vremont Ă©taient, au fond, de braves gens pris Ă lâun de ces piĂšges que la vie tend aux bonnes actions comme aux vilaines. La premiĂšre idĂ©e dâĂvariste en apprenant que la ville allait recevoir des rĂ©fugiĂ©s avait Ă©tĂ© dâen rĂ©clamer un, par charitĂ© sans doute, mais aussi pour donner une leçon aux Boussuge qui sâabstiendraient, selon toute apparence, de mĂȘme que le maire. ChĂ©vremont se rĂ©jouissait de prendre cet avantage sur eux. Toute chose qui part dâun bon naturel nâarrive pas toujours Ă son but sans avoir fait des crochets en route. Et voilĂ que lâĂ©vĂ©nement contrariait ces prĂ©visions⊠Les Boussuge, non sans dessein prĂ©conçu, offraient lâhospitalitĂ©, eux aussi, Ă un petit rĂ©fugiĂ©. Ils paraient le coup. Les anciens amis Ă©taient Ă deux de jeu. La rivalitĂ© avait beau nâĂȘtre pas Ă©trangĂšre Ă leur bienfaisance, ils mĂ©ritaient les mĂȘmes fĂ©licitations. Partie nulle. Une autre commençait. Agathe avait Ă©tĂ© bien inspirĂ©e en sâinquiĂ©tant du Patronage et des Boussuge ; ils allaient dicter sa conduite au vĂ©tĂ©rinaire, comme il leur avait probablement dictĂ© la leur. Lâhirondelle avait couchĂ© sous le toit, dans la chambre de Rose, petite bonne rouge de teint et rouge de cheveux, laquelle, avec lâinconscience de sa jeunesse et lâindiffĂ©rence de sa condition, ne voyait quâun amusement dans lâirruption des fugitifs. Agathe la fit venir et lui demanda â La petite est levĂ©e ? â Oui, madame. â Elle a bien dormi ? â TrĂšs bien. Mais elle manque de tout. Ce quâil y avait dans son paquet et rien, câest la mĂȘme chose des chiffons, une paire de chaussures percĂ©es, une vieille couverture de coton qui enveloppait sa poupĂ©e, et une miche de pain⊠à quoi elle nâa pas touchĂ© depuis son dĂ©part, vu quâelle a Ă©tĂ© nourrie partout oĂč elle passait. Dans ces conditions-lĂ Madame doit penser si cette petite se trouve bien ici. â Elle sâhabille toute seule ? â Oui. Je nâai pas eu besoin de lâaider. Son pied abĂźmĂ© ne lâempĂȘche pas de courir, je vous en prie. Une seule chose la tourmente⊠â Quelle chose ? â Croyez-vous quâon me gardera ? » quâelle mâa dit. â Et quâest-ce que tu lui as rĂ©pondu ? â Jâai rĂ©pondu Bien sĂ»r. Monsieur et Madame ne tâont pas prise pour te laisser tomber. » Mais elle nâest tout de mĂȘme quâĂ moitiĂ© rassurĂ©e. â Pourquoi ? â Elle ne lâavoue pas, mais avec son pied de travers, elle a peur de ne pas faire honneur Ă Madame, et que Madame ne change dâavis. â Tu es bĂȘte. Il fallait lui dire que les rĂ©fugiĂ©s nous font honneur du moment quâils sont malheureux et non pas parce quâils sont beaux. â Câest Ă©gal, ça flatte plus quâils soient beaux. â Fais-la descendre dans la salle Ă manger ; elle dĂ©jeunera avec nous. La salle Ă manger Ă©tait au rez-de-chaussĂ©e. Marie-Anne y fit son entrĂ©e cinq minutes aprĂšs et vint, sans embarras, tendre son front Ă ses hĂŽtes. â Regarde-moi, dit Agathe. Es-tu belle ! DĂ©barbouillĂ©e et peignĂ©e, la petite Ă©tait pour le moins charmante dans sa pĂąleur que rĂ©chauffaient les grands yeux bleus humides et dâune eau admirable, vers lesquels Mme ChĂ©vremont sâĂ©tait sentie attirĂ©e la veille. Au bout de deux modiques nattes, Rose avait nouĂ©, pour faire coquet », des faveurs de boĂźtes de dragĂ©es mais la robe Ă©limĂ©e, les bas trouĂ©s et les godasses Ă clous rappelaient toujours le village et la misĂšre. â Tu la conduiras tantĂŽt chez Sireux et tu lui achĂšteras tout ce qui lui manque, dit le vĂ©tĂ©rinaire Ă sa femme. â Câest bien ce que je pensais faire, rĂ©pondit-elle ; mais nâa-t-elle pas besoin, pour son pied droit, dâune chaussure spĂ©ciale ? â Tu la commanderas au cordonnier sur le modĂšle de celle-ci. â Le crois-tu capable de ?⊠â Sâil ne lâest pas et sâil nây a point dâorthopĂ©diste Ă Chartres, je mâadresserai Ă Paris, voilĂ tout. Son parti Ă©tait pris ; mais la menace du Patronage ne lâavait pas plus dĂ©cidĂ©, Ă la vĂ©ritĂ©, quâune de ces vagues de fond qui soulĂšvent les cĆurs tendres. â Eh bien ! Nanette, dit-il Ă Marie-Anne, vas-tu te plaire avec nous ? Lâenfant avait le nez dans son bol de lait, mais ses oreilles ne perdaient rien de ce qui se disait. Elle laissa Ă©clater sa joie plus vivement encore dans ses yeux que dans son cri Oh ! oui, monsieur ! » â Alors, viens mâembrasser ! Elle obĂ©it. ChĂ©vremont, pĂšre dâun fils unique, regrettait souvent de nâavoir pas eu une petite fille Ă gĂąter. â Tu vas aller retrouver Rose, reprit-il ; elle te montrera la maison et te mettra au courant de nos habitudes. Nanette sortit. Il lâavait suivie du regard. â Elle est mignonne, ajouta-t-il, et vraiment elle ne boite presque pas. â Oui, dit Agathe, elle paraĂźt boiter dans la maison beaucoup moins que dehors. Dans lâaprĂšs-midi elle emmena Nanette chez Sireux, le marchand de nouveautĂ©s de la Grande-Rue. Elle y rencontra Mme Boussuge qui venait, de son cĂŽtĂ©, habiller de neuf son petit rĂ©fugiĂ©. Les enfants se sourirent. Les deux anciennes amies Ă prĂ©sent en froid » eurent une seconde dâhĂ©sitation. Palmyre rompit la premiĂšre un silence gĂȘnant. â Ta fillette est logĂ©e Ă la mĂȘme enseigne que mon petit garçon, qui est dĂ©pourvu de tout. â Oh ! de tout absolument ! dit Agathe, il faut la rhabiller des pieds Ă la tĂȘte. On ne sâimagine pas un dĂ©nuement pareil. â En plein hiver. â Les pauvres gens ! Ils sont partis avec ce quâils avaient sur le dos. Mme Boussuge baissa la voix â Avaient-ils seulement autre chose Ă se mettre ? Lâinvasion montre au grand jour bien des misĂšres cachĂ©es. La glace entre elles fondait. Agathe et Palmyre tombĂšrent tacitement dâaccord pour lâempĂȘcher de se reformer. â Justin va bien ? demanda Mme ChĂ©vremont. â Oui, il est dans lâEst, du cĂŽtĂ© de Verdun. Et toi, tu as de bonnes nouvelles dâOctave ? dit, par rĂ©ciprocitĂ©, Mme Boussuge. â Bonnes, oui, merci. Dans la rĂ©gion de lâAisne oĂč il se trouve en ce moment, le front est assez calme ; mais la tranchĂ©e, la nuit, quand il pleut ou quand il gĂšle, nâest guĂšre plus drĂŽle pour les enfants Ă©levĂ©s comme lâont Ă©tĂ© les nĂŽtres, nâest-ce pas ? â Te rappelles-tu quand nous leur disions, pour leur faire manger le gras On ne vous demandera pas si vous lâaimez, quand vous serez soldat ! » Ils le sont⊠Et elles sâoccupĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte de leurs emplettes. Nanette et Nanand cependant, aprĂšs sâĂȘtre souri, se parlaient Ă lâĂ©cart. â Tu es bien, toi ? sâinforma celui-ci. â Oh ! oui, rĂ©pondit-elle. Et chez toi, câest beau ? â Câest riche. Je couche dans une chambre de maĂźtre, la chambre du monsieur qui est soldat. Et toi ? Nanette ne voulut pas, par amour-propre, avouer quâelle partageait, au grenier, la chambre de la bonne. Elle mentit. â Moi aussi. â Il y a chez toi aussi un fils soldat ? â Tiens, bien sĂ»r ! fit-elle, empressĂ©e Ă racheter, en disant la vĂ©ritĂ©, la moitiĂ© de son mensonge. Il reprit â Tu vas, ce soir, Ă la messe de minuit ? â Je ne sais pas. â Moi jây vais, dit Nanand en se rengorgeant. â Jâirai peut-ĂȘtre aussi. Et Nanette prĂ©suma sur-le-champ que câĂ©tait en vue de la messe quâon venait pourvoir Ă son ajustement. Mme ChĂ©vremont lâappela pour prendre quelques mesures de vĂȘtements et de linge et faire essayer Ă la fillette un bĂ©ret. â Ma foi, pour lâhiver, câest, en effet, plus pratique, dĂ©clara Mme Boussuge. Donnez-mâen un aussi pour mon petit. Les deux amies achetĂšrent encore, pour lâĂ©cole, des tabliers noirs pareils. â Allons au plus pressĂ©, disaient-elles ; le reste viendra en son temps. Elles sortirent ensemble du magasin ; les deux enfants marchaient devant elles, coiffĂ©s de leurs bĂ©rets neufs dont lâun des pompons Ă©tait rouge et lâautre blanc. â Pas si vite ! fit Mme ChĂ©vremont Ă Nanand elle ne peut pas te suivre. Nanette se retourna. â Oh ! que si ! dit-elle. Quand nous jouons, il ne peut jamais mâattraper. Et elle entraĂźna son petit compagnon. â Nâest-ce pas malheureux ! fit Agathe. Il y a certainement de la faute des parents. Ils ont laissĂ© sâaggraver une faute corrigible. â Tu sais quelque chose sur eux ? interrogea Mme Boussuge. â Non. Comment veux-tu ? Nous nâavons pas eu le temps hier soir. Si nous allions voir cette femme Louvois qui accompagnait aussi ton petit rĂ©fugiĂ©. On ferait dâune pierre deux coups. â Tu sais oĂč la trouver ? â Non, mais on va nous le dire. Une mĂšre et trois enfants, câest plus difficile Ă caser quâun orphelin. Elles finirent, en prenant langue Ă droite et Ă gauche, par apprendre que le docteur Chazey avait recueilli la famille nombreuse dans une dĂ©pendance inhabitĂ©e depuis que le cocher et la cuisiniĂšre couchaient dans le principal corps de logis. â Câest bien, dit Palmyre. Jây vais. Viens-tu avec moi ? â Non, dit Mme ChĂ©vremont, par Ă©gard pour son mari dont le maire Ă©tait la bĂȘte noire. â Tu as tort, cela ne tâengage Ă rien, insista Mme Boussuge conciliante. â Non⊠je prĂ©fĂšre⊠Rien ne tâempĂȘche de la questionner sur les deux en mĂȘme temps. Tu me communiqueras tes renseignements. â Câest entendu. Et elles se sĂ©parĂšrent Ă cent mĂštres de lâhabitation du maire. Mme Louvois Ă©tait dĂ©jĂ installĂ©e au fond du jardin, dans deux piĂšces de plain-pied oĂč les meubles indispensables, lits, table et chaises, armoire, fourneau avaient Ă©tĂ© rapportĂ©s. â Va jouer dans le jardin, dit Mme Boussuge Ă Nanand, afin de pouvoir causer plus librement. Mais elle tira de lâaccompagnante peu de chose, soit que celle-ci se mĂ©fiĂąt soit que son caractĂšre ne fĂ»t pas expansif. Dans le grand manteau gris rapiĂ©cĂ© qui lui tombait jusquâaux chevilles, elle gardait son air pastoral et contrairement aux femmes de village, parlait peu. Si elle connaissait les parents de Fernand, les Servais ? Oui. Des gens comme les autres⊠qui ne sâentendaient pas bien en mĂ©nage. Le pĂšre Ă©tait parti, Ă la mobilisation, en laissant vingt francs Ă la mĂšre pour se retourner ». Elle avait accouchĂ© le mois dâaprĂšs. Elle nâaurait pas demandĂ© mieux que de suivre les femmes du pays dans leur fuite⊠; mais elle Ă©tait encore mal remise de ses couches⊠et puis, elle avait un petit champ, une bicoque et quelques meubles auxquels elle tenait et quâelle craignait de ne plus retrouver en revenant. CâĂ©tait Ă la derniĂšre minute seulement et par inspiration, quâelle avait dĂ©cidĂ© le dĂ©part du petit Fernand. Il me serait utile sans doute, disait-elle ; mais qui le nourrira si je ne peux pas travailler ? Tandis quâune mĂšre allaitant son enfant, les Allemands eux-mĂȘmes en auront pitiĂ©. » â Enfin, chacun est maĂźtre chez soi, conclut Mme Louvois. â M. Servais, depuis quâil est parti, a donnĂ© de ses nouvelles, naturellement, demanda encore Mme Boussuge. â Non. Il ne sait pas Ă©crire⊠â Il aurait pu charger un camarade⊠â Il ne lâa pas fait. â De sorte que lâon ne sait pas oĂč il est⊠ce quâil est devenu⊠sâil est mort ou vivant⊠â Non. Sur Marie-Anne, dont il fut question ensuite, Mme Louvois avait tout dit la veille Ă la dame qui lâavait emmenĂ©e. Une orpheline presque⊠La mĂšre est morte dâĂ©puisement, il y a un an. Câest bien dommage son pĂšre lui aurait moins manquĂ©. » â Pourquoi ? â Il boit⊠et quand il a bu, il ne se connaĂźt plus. Autrement, pas mĂ©chant, une tĂȘte lĂ©gĂšre, voilĂ tout. Il Ă©crit de temps en temps un mot, lui⊠On a son adresse. Câest Ă©gal, la petite Ă©tait plus heureuse chez moi que chez elle. Je nâai pas voulu la laisser derriĂšre moi Ă cause des Allemands, vous comprenez⊠Gentille comme elle est⊠â Vous avez bien fait. Le pĂątre enjuponnĂ© regarda dans lâespace, puis chercha des yeux, autour dâelle ses trois mioches, comme pour prendre sur eux une assurance. â Oui, je croĂźs que jâai bien fait, rĂ©pĂ©ta-t-elle. â Si vous avez des sentiments religieux, reprit Mme Boussuge, vous avez attirĂ© sur votre petite famille toutes les bĂ©nĂ©dictions. â Je nây ai pas pensĂ© quoique jâen aie besoin, comme tout le monde, dit la rĂ©fugiĂ©e. â Votre mari Ă vous⊠? â Eh bien ! quoi, mon mari⊠il a suivi les autres, continua la femme, dâune voix rauque. On avait une vie difficile, trois gosses Ă Ă©lever, avec le salaire dâun charron⊠à son retour⊠sâil revient⊠il ne trouvera rien de changĂ©. â Il reviendra, fit Mme Boussuge, jâai moi-mĂȘme un fils qui est au front ajouta-t-elle, pour consoler lâautre dây avoir son mari. Quelque chose, voyez-vous, doit fortifier notre espĂ©rance tout ce que nous faisons pour les petits, je suis convaincue que Dieu nous en tiendra compte en nous rendant les grands. Elle appela le petit Fernand, qui jouait dans le jardin. Elle avait lâair de sâĂȘtre coupĂ© un bĂąton en traversant les bois, pour faire le chemin. V BIENFAISANCE ET MYCOLOGIE Une croyance nâexempte pas de superstition, au contraire. Les superstitions sont les plantes parasites du jardin religieux on ne les arrache pas ; on les laisse envahir les allĂ©es quâelles nâembellissent point, mais on les regarde comme mĂ©dicinales, et câest ce qui les sauve. Mme Boussuge, bonne chrĂ©tienne, ne trouvait pas sans doute un soutien suffisant dans la priĂšre, puisquâelle avait introduit le petit Fernand chez elle ainsi quâun talisman. LâidĂ©e de recueillir un jeune rĂ©fugiĂ© venait dâelle, et lâex-fonctionnaire lâavait adoptĂ©e en pensant Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal non plus. » Il observait la mĂȘme attitude vis-Ă -vis des pratiques auxquelles sa femme, aprĂšs une longue interruption, retournait. Il comprenait que Palmyre, qui nâallait pas Ă la messe Ă Paris, y allĂąt maintenant, conformant sa piĂ©tĂ© aux circonstances. Sa priĂšre, sans objet dĂ©terminĂ© avant la guerre, en avait un depuis que son fils Ă©tait aux armĂ©es. La dĂ©votion a ses opportunistes. Il ne faut dĂ©ranger Dieu que lorsquâon a quelque chose Ă lui demander. Ădouard Boussuge eĂ»t rougi, quant Ă lui, de sâabriter derriĂšre lâespĂšce de bouclier que reprĂ©sentait Nanand, aux yeux dâune mĂšre ; toutefois, intĂ©rieurement, il ne trouvait pas mauvais quâelle mĂźt sa confiance en cette sauvegarde. Mme Boussuge elle-mĂȘme, aussi bien, nâavouait pas sa faiblesse ; mais ZĂ©naĂŻde Ă©tait son interprĂšte et ne se radoucissait un peu quâĂ cause de la vertu protectrice confĂ©rĂ©e Ă lâenfant. CâĂ©tait la plante mĂ©dicinale dans le jardin de la Foi, celle du charbonnier. La vieille servante consentait Ă cultiver cette plante du moment quâelle avait son utilitĂ©. Le potager lâintĂ©ressait plus que la corbeille. Elle ne glissait que trois livres entre son matelas et son sommier le livre de messe, la Clef des songes et la CuisiniĂšre bourgeoise. Encore nâouvrait-elle jamais la CuisiniĂšre bourgeoise ; mais elle en avait le respect. Une servante ordinaire, comme la petite bonne des ChĂ©vremont, nâeĂ»t pas vu sans dĂ©pit affecter au petit rĂ©fugiĂ© la chambre du fils, M. Justin. ZĂ©naĂŻde, elle, avait trouvĂ© cela tout naturel CâĂ©tait rendre la protection plus efficace, que de lâĂ©tendre sur la partie de la maison particuliĂšrement sanctifiĂ©e par le souvenir de lâabsent. Il faut ajouter que lâon eĂ»t fort mĂ©contentĂ© ZĂ©naĂŻde en logeant auprĂšs dâelle lâaccouru » ; câĂ©tait le nom que les habitants de Bourg donnaient aux Ă©trangers en gĂ©nĂ©ral, dont ils redoutaient lâenvahissement. Nul ne pĂ©nĂ©trait dans la chambre de ZĂ©naĂŻde, sous le toit. Domaine interdit, plaisantait Boussuge il y a des piĂšges Ă loups. » La servante nây montait guĂšre, dâailleurs, que pour se coucher, sauf le dimanche. Quelquefois, ce jour-lĂ , elle sây enfermait pendant une heure ou deux. Quây faisait-elle ? Peu de chose. Elle sâasseyait devant sa malle et la rangeait. Câest-Ă -dire quâelle la vidait, comme pour faire prendre lâair aux choses qui la garnissaient son trousseau de mariĂ©e. Vingt ans auparavant, elle avait dĂ» Ă©pouser un gars de Nogent-le-Rotrou qui la courtisait. La veille mĂȘme de ses noces, le futur, qui Ă©tait garçon coiffeur, avait disparu. Elle lâattendait encore. On ne lâavait jamais revu. La dupe infortunĂ©e, dont le trousseau reprĂ©sentait dix ans dâĂ©conomie, avait enfoui linge et robe de mariĂ©e dans sa malle, comme si tout nâĂ©tait pas dit⊠Et le dimanche elle ravivait une espĂ©rance impĂ©rissable au spectacle de son rĂȘve mort. AprĂšs quoi elle remettait les choses dans le mĂȘme ordre, refermait sa malle et redescendait vaquer Ă la cuisine. CâĂ©taient ses vĂȘpres. Il nây a pas dâoffices quâĂ lâĂ©glise pour les cĆurs dĂ©chirĂ©s. ZĂ©naĂŻde Ă©tait entrĂ©e au service des Boussuge peu de temps avant la naissance de Justin. Elle lâavait Ă©levĂ©. Elle lui avait, au moins autant que sa mĂšre, donnĂ© le biberon. CâĂ©tait le seul ĂȘtre qui lâeĂ»t amadouĂ©e ; pour tout le monde elle demeurait la MalaisĂ©e. Son surnom la dĂ©signait plus que son nom. Elle souffrait souvent des dents, qui se dĂ©chaussaient. Elle Ă©tait sujette Ă des fluxions qui lui fermaient un Ćil, lui tiraient les coins de la bouche, lui changeaient le nez de place, la dĂ©figuraient enfin, comme le jour de lâarrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s. Elle attribuait ses crises Ă lâhumiditĂ© de la forĂȘt. Ce nâĂ©tait plus, Ă prĂ©sent, Ă des dents gĂątĂ©es quâelle avait affaire elle les perdait saines, intactes, aprĂšs un Ă©branlement plus ou moins long et plus ou moins douloureux. Elle les conservait dans une petite boĂźte Ă pilules et les regardait quelquefois, toujours aussi Ă©tonnĂ©e du soin que la nature semble avoir pris de rĂ©duire au moindre volume ses instruments de supplice Ă rĂ©pĂ©tition. Ils tĂ©moignaient aussi contre la forĂȘt coupable de dĂ©truire des dents qui ne demandaient quâĂ faire de vieux os. â Cette maudite forĂȘt me prendra jusquâĂ la derniĂšre, rĂ©pĂ©tait ZĂ©naĂŻde courroucĂ©e. On nâa pas idĂ©e de bĂątir des maisons dans le voisinage dâune pareille quantitĂ© dâarbres ! La forĂȘt Ă©tait pour elle lâEnnemie, le Malin, le diable. Elle nây allait jamais. Elle venait de la Beauce et regrettait la plaine. Toute la vie le berceau nous tient. Elle sâĂ©tait dâabord gendarmĂ©e contre lâattribution au premier venu de la chambre Ă monsieur Justin ». Elle ne comprenait pas⊠Elle ne comprenait pas. Elle exĂ©crait dâavance le locataire Ă©ventuel, parce quâelle se le figurait sous les traits dâune grande personne, homme ou femme. Mais elle avait vu arriver lâenfant et la lumiĂšre sâĂ©tait faite dans son esprit. Elle avait spontanĂ©ment formulĂ© ce que la mĂšre taisait encore. Oui⊠câest comme qui dirait une hirondelle sous le toit⊠ça portera bonheur Ă la maison. » Si bien que Mme Boussuge nâavait eu quâun mot Ă dire pour la confirmer dans cette opinion â VoilĂ . La maĂźtresse et la servante sâĂ©taient mutuellement Ă©clairĂ©es en projetant lâune sur lâautre leurs lampes du mĂȘme modĂšle. Nanand devint lâenfant de la maison » dans ces conditions-lĂ . La chambre de Justin Boussuge donnait sur le jardin. Elle Ă©tait tendue dâun papier Ă fleurs qui se rĂ©pĂ©taient, et des portraits de famille lâornaient. Ils pouvaient compter sur de lâavancement. Cartes-albums pour les vivants, ils obtenaient lâagrandissement aprĂšs un dĂ©cĂšs et passaient de la table, de la commode et de la cheminĂ©e, sur les murs. Ils se rehaussaient alors dâun beau cadre dorĂ©, en pĂątisserie. La chambre restait telle que le jeune homme lâavait laissĂ©e et dĂ©celait ses goĂ»ts. Il contemplait autour de sont lit, en se rĂ©veillant, des images de hĂ©ros dĂ©coupĂ©es dans les journaux sportifs et Ă©pinglĂ©s au mur. Il ne paraissait pas avoir de prĂ©fĂ©rence dâailleurs, et lâautomobilisme, lâathlĂ©tisme, la boxe, le yachting, lâaviron, la natation, le cyclisme, le lawn-tennis alignaient indistinctement leurs champions harnachĂ©s. Justin Boussuge Ă©tait Ă©clectique. Il aimait simplement avoir sous les yeux les sujets dâexaltation au moyen desquels beaucoup de jeunes employĂ©s sĂ©dentaires trompent leurs fringales. La maison tout entiĂšre Ă©tait souriante, cossue et paisible. Les Boussuge y avaient transportĂ© les diffĂ©rents styles que des hĂ©ritages et le faubourg Saint-Antoine leur avaient fournis Ă lâĂ©poque de leur mariage, et plus tard. La mycologie, cependant, introduisait une note originale dans lâamĂ©nagement du cabinet de travail de Boussuge. Il sacrifiait tout Ă lâidole nouvelle. Il ne sâĂ©tait pas sĂ©parĂ© des vieux livres qui lui avaient jusque-lĂ tenu compagnie mais il leur mesurait la place sur laquelle empiĂ©taient chaque jour des publications relatives Ă la Flore des Champignons. Un corps de bibliothĂšque Ă hauteur dâappui faisait le tour de la piĂšce et sâĂ©tait garni des ouvrages les plus estimĂ©s en la matiĂšre. Une table dâarchitecte, recouverte de grandes feuilles de papier buvard blanc quâallaient maculer les spores, Ă©voquait la salle dâopĂ©ration et son lit de souffrance. Et nâen est-ce pas un, Ă la vĂ©ritĂ©, que celui sur lequel se penche le mycologue pour classifier un cryptogame et en examiner, au microscope, les organes ? Sur la bibliothĂšque, des soucoupes, des assiettes, des bols, des cloches et des bocaux Ă©taient rangĂ©s ; enfin de belles cartes vernies dĂ©ployaient leurs toiles de fond. Les champignons avaient pris possession du lieu. Ils y Ă©taient chez eux et confĂ©raient par leur prĂ©sence, une distinction Ă leur hĂŽte ils le promouvaient mycologue. Mme Boussuge, en revanche, leur Ă©tait rĂ©solument hostile. Ils faisaient tache dans la maison. En couleurs, sur les atlas et dans les livres⊠passait encore ! Naturels, fraĂźchement cueillis ou dĂ©composĂ©s, ils devenaient intolĂ©rables. â Nous avions bien besoin de ces saletĂ©s ici ! disait-elle ; et ZĂ©naĂŻde, renchĂ©rissant, maudissait les amanites quâelle appelait Annamites parce quâils arrivaient en foule aux temps humides oĂč elle souffrait le plus des dents. Elle Ă©tablissait entre eux et ses fluxions un rapport de cause Ă effet. Ils apportaient lâhaleine et lâodeur de la forĂȘt ; nouvelle maniĂšre dâĂȘtre vĂ©nĂ©neux. â Comme sâils nâĂ©taient pas bien oĂč Monsieur les a ramassĂ©s, bougonnait la MalaisĂ©e. Mme Boussuge, elle, leur reprochait surtout de narguer lâesprit dâordre et de propretĂ© quâelle portait en tout. â On croirait, ma parole, quâil nây a pas autre chose Ă collectionner que cette putrĂ©faction ! Elle pensait aux timbres-postes, qui tiennent le moins de place, ne font pas de poussiĂšre et nâont pas dâodeur. Palmyre Ă©tait mĂ©ticuleuse et mĂ©thodique. Il nây avait pas que le petit rĂ©fugiĂ© qui dĂ»t se dĂ©chausser en rentrant Boussuge en faisait autant avec docilitĂ© ; et lâenfant Ă©tait depuis longtemps dressĂ© que lâhĂŽtesse lui demandait encore Tâes-tu dĂ©chaussĂ© ? » RĂšgle gĂ©nĂ©rale Une place pour chaque chose, chaque chose Ă sa place. Câest le moyen de trouver tout de suite ce quâon cherche. » professait Mme Boussuge. Elle rangeait sans cesse. Elle guettait la chose Ă ranger, aux mains de quiconque y touchait. Agathe ChĂ©vremont appelait son amie Madame Range-Tout, et mĂ©ritait, en retour, le surnom de Madame DĂ©sordre, parce que la petite ChĂ©vremont laissait tout traĂźner », disait lâautre. Aussi bien, elles contrastaient de point en point, comme deux sĆurs souvent. Mme Boussuge intimidait Nanand, et il eut bientĂŽt peur dâelle plus encore que de ZĂ©naĂŻde. Ce nâĂ©tait point que la dame », comme il disait, fĂ»t mĂ©chante⊠Non ! mais elle participait de Dieu elle voyait tout, Ă©tait partout. Ses yeux lui faisaient le tour de la tĂȘte. On la croyait bien loin, absente⊠et on lâavait sur les talons ; on lâentendait marcher au premier Ă©tage⊠et elle Ă©tait dans le mĂȘme moment, au rez-de-chaussĂ©e ! CâĂ©tait Ă nây rien comprendre. Tu as rĂ©ellement le don dâubiquitĂ©, » observait quelquefois Ădouard. Ni ZĂ©naĂŻde, ni Fernand ne savaient ce que cela signifiait, mais le mystĂšre dont le mot se parait, ajoutait au prestige de Palmyre. Sa haute taille, enfin, son profil de cavale et son ton de commandement achevaient dâexpliquer lâeffet quâelle produisait sur le petit rĂ©fugiĂ©. Elle imposait moins de respect Ă ZĂ©naĂŻde, qui ne se laissait pas tracasser et bougonnait, quand elle se voyait suivie On ne peut pas ĂȘtre deux dans la mĂȘme chemise ! » Mme Boussuge battait en retraite, non toutefois sans accuser en ces termes le coup â Me parler ainsi⊠à moi ! ĂlevĂ©e en province jusquâĂ lâĂąge de vingt ans, elle sây retrouvait Ă quarante-cinq ans et ne sây ennuyait pas. Elle renouait ses racines. Devant le monde, elle nâappelait jamais son mari autrement que monsieur Boussuge. Celui-ci sâĂ©tait acclimatĂ© plus difficilement. Il avait cru pouvoir sâorganiser une existence rĂ©glĂ©e, comme elle lâĂ©tait Ă Paris ; mais une occupation principale lui manquant, il sâĂ©tait trouvĂ© dâabord un peu dĂ©semparĂ© et rĂ©duit Ă tuer le temps plutĂŽt quâĂ lâemployer. Il ne pĂȘchait pas Ă la ligne, il ne chassait pas, il nâaimait pas le jardinage, lâĂ©tat de son cĆur lui interdisait la bicyclette⊠; il nâavait dâautres distractions en perspective que la promenade et la lecture. Sa candidature au Conseil municipal et son initiation Ă la mycologie ayant donnĂ© Ă ses loisirs une base sĂ©rieuse et un objet, il conforma son physique aux devoirs de sa vie nouvelle. Il tailla en brosse ses cheveux qui grisonnaient, rasa sa barbe et roula au petit fer ses Ă©paisses moustaches. Un matin quâil sâhabillait devant la glace, ainsi rajeuni, le ruban rouge quâil portait Ă sa boutonniĂšre lui reprocha tout dâun coup le peu de profit quâil en retirait, il se le tint pour dit et entreprit de se gagner des sympathies en cultivant sa ressemblance avec un ancien officier. Il arquait les jambes en marchant et ployait les jarrets, comme en descendant de cheval. Il avait dâailleurs cet animal stupide en aversion, depuis quâil avait Ă©tĂ© mordu par lui Ă lâĂ©paule, en passant Ă sa portĂ©e et sans aucun geste provocateur. LâarrivĂ©e du petit rĂ©fugiĂ© procura Ă Boussuge une autre distraction ; il regretta seulement dâen jouir au moment oĂč la guerre lâabsorbait tout entier. Il allait chaque matin lire les communiquĂ©s affichĂ©s, sous un grillage, Ă la poste, Ă cĂŽtĂ© des cours de la Bourse ; et, le soir, aprĂšs dĂźner Palmyre manquant de patience pour apprendre Ă Nanan ses leçons, câĂ©tait Boussuge qui les lui serinait. Et il avait du mĂ©rite, car lâenfant doux et docile nâĂ©tait pas avancĂ© pour son Ăąge et montrait en tout une intelligence moyenne, M. Faverol, lâinstituteur, dont la femme dirigeait lâĂ©cole des filles, doutait que lâenfant rattrapĂąt le temps perdu jusque-lĂ ; et il en avait perdu beaucoup, nâallant en classe que par intermittence et lorsquâon nâavait pas besoin de lui Ă la maison. Son instruction laissait indiffĂ©rents ses parents. Il nâĂ©tait pas positivement paresseux mais il prĂ©sentait lâimage du vase fĂȘlĂ© qui se vide Ă mesure quâon le remplit. Boussuge avait essayĂ© de stimuler le gamin en lui promettant cinquante centimes chaque fois quâil serait le premier. La tirelire, sur le bureau, sollicitait en vain lâĂ©colier. Elle Ă©tait pourtant engageante, verte, vernie, et boulotte, comme marchande sous son riflard, au marchĂ©. Les vingt sous quâavait emportĂ©s Nanand pour viatique, en quittant sa mĂšre, constituaient une premiĂšre mise sans suite. Quelquefois, Boussuge faisait sonner la piĂšce, comme un appel de clochette aux oreilles de lâenfant. Celui-ci souriait, apprenait mieux sa leçon, la savait par cĆur au moment dâaller se coucher⊠et lâavait oubliĂ©e le lendemain en se rĂ©veillant. De guerre lasse, Boussuge finit par mettre tout de mĂȘme une petite piĂšce ou de la monnaie de billon dans la tirelire, pour rĂ©compenser un effort de Nanand. Plus que lâĂ©lĂšve, le rĂ©pĂ©titeur semblait heureux dâentendre, tinter le fruit de ses veilles aux flancs de la courge de terre cuite. On eĂ»t dit que câĂ©tait lui quâil rĂ©compensait. Il emmenait assez souvent le petit rĂ©fugiĂ© dans ses promenades en forĂȘt, mais il nâen profitait pas, ainsi quâon eĂ»t pu le croire, pour lui inculquer les rudiments de la cryptogamie. Comme Palmyre sâen Ă©tonnait â Il est trop jeune et trop Ă©vaporĂ©, dit-il. Elle insista â Tu pourrais au moins lui apprendre Ă distinguer les bons champignons des mauvais. â Ce nâest pas moi que cela regarde. â Qui donc alors ? â Lâinstituteur, le mĂ©decin, le pharmacien⊠est-ce que je sais, moi ! â Comment⊠tu ne sais pas ?⊠â Je veux dire que câest de lâenseignement primaire⊠et que je me fais, Ă prĂ©sent, une autre idĂ©e de la mycologie. Boussuge en Ă©tait au second stade de son dĂ©veloppement. Il ne lui suffisait plus de ramasser les grosses espĂšces et de les dĂ©terminer aisĂ©ment dâaprĂšs lâAtlas Ă©lĂ©mentaire en couleurs de DumĂ©e et Maublanc⊠; lâambition lui Ă©tait venue dâĂ©tendre ses curiositĂ©s et ses connaissances. Il sâaidait Ă prĂ©sent de la Flore de Costantin et Dufour et de lâAtlas de Rolland, prĂ©cieux pour lâĂ©tude des espĂšces françaises. Les planches en noir ne le rebutaient plus. Il avait Ă©changĂ© la loupe contre le microscope de prĂ©cision. En outre, et comme il ne voulait pas, dehors, ĂȘtre confondu avec les herborisateurs que signale leur boĂźte cylindrique, il avait adoptĂ©, avec le chapeau mou et les jambiĂšres du chasseur, le panier Ă provisions du mycologue. Il collectionnait aussi les boĂźtes vides dâallumettes suĂ©doises, pour y enfermer ses dĂ©couvertes dĂ©licates ; enfin, il avait adhĂ©rĂ© Ă la SociĂ©tĂ© mycologique de France, qui publie un bulletin trimestriel et donne Ă ses abonnĂ©s le droit dâenvoyer des communications. Bref, il Ă©tait mycologue des pieds Ă la tĂȘte et ChĂ©vremont pouvait dire, quand il le voyait Ă©quipĂ©, partir pour la forĂȘt â VoilĂ M. Cryptogame qui passe ! Au dĂ©but de lâannĂ©e 1915, le docteur Chazey avait organisĂ©, pour les petits rĂ©fugiĂ©s qui frĂ©quentaient lâĂ©cole, un dĂ©jeuner gratuit quâil leur faisait servir, aprĂšs la classe du matin, par les dames de la ville, suivant un roulement Ă©tabli entre elles. Ce fut un beau feu de paille. Lâune aprĂšs lâautre, et sous divers prĂ©textes ingĂ©nieux, les bonnes dames les plus enflammĂ©es de zĂšle sâĂ©teignirent, si bien que lâinstitutrice et ses adjointes prĂ©sidĂšrent seules, Ă la fin, au repas des enfants. La femme du juge de paix, Mme Hurlupin, fut la derniĂšre Ă sâĂ©clipser. On la surnommait la Peste du Juge, parce quâelle avait sur la langue plus de dĂ©lits que son mari nâavait prononcĂ© de condamnations pendant toute sa carriĂšre. Elle se retira la derniĂšre, pour la bonne raison quâelle avait fait le vide autour dâelle. Elle avait lâair dâun vieux corbeau mal intentionnĂ©. Elle soulignait par sa prĂ©sence lâimportance du cadeau quâelle faisait Ă la communautĂ©, car elle avait, dĂšs lâarrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s, jetĂ© son dĂ©volu sur une fille-mĂšre qui nourrissait son enfant. En se chargeant de lâenfant, Mme Hurlupin sâĂ©tait acquis la reconnaissance de la mĂšre qui lui servait de bonne Ă prix rĂ©duit. Nanette et Nanand nâavaient point de part non plus, naturellement, au dĂ©jeuner de bienfaisance, et ils se vantaient de ce privilĂšge, ce qui ne fut pas sans leur attirer par la suite, comme on le verra, quelques avanies. â Nous, on est des bourgeois, avait dit Ă ses camarades dâĂ©cole la Tite Bote », sobriquet sous lequel celles-ci dĂ©signaient la fillette au pied tortu. Et Nanand ne sâen faisait pas moins accroire vis-Ă -vis de la marmaille de son sexe. Ils sâĂ©galaient ainsi aux plus aisĂ©s et mortifiaient les fils et les filles des cultivateurs, qui ne leur pardonnaient point cette ostentation et mĂ©ditaient de sâen venger. Nanette, en sa qualitĂ© de petite fille, rĂ©vĂ©lait la plus grande aptitude Ă sâĂ©vader de sa classe sociale â par le toit. Elle avait le souci de plaire et plaisait. Son enjouement, sa gentillesse, ses yeux limpides, lui avaient fait faire des progrĂšs rapides dans lâamitiĂ© des ChĂ©vremont. Une parole du pharmacien Labaume les avait facilitĂ©s. Labaume, homme de parti, grand, maigre, gastralgique et radical, portait â tout comme un homme dâĂ©glise son rabat â une longue barbe Ă laquelle ses pointes blanchies faisaient un lisĂ©rĂ©. Il essayait sur lui-mĂȘme toutes les spĂ©cialitĂ©s nouvelles et ne les recommandait quâaprĂšs en avoir reconnu lâinefficacitĂ©. Il Ă©tait triste, se voĂ»tait et penchait sur ses prĂ©parations ce que Rabelais appelle un visage rhubarbatif. Vice-prĂ©sident du ComitĂ© radical-socialiste local, il avait dit Ă son collĂšgue, prĂ©sident â Câest trĂšs bien ce que vous avez fait lĂ , ChĂ©vremont. â Quâest-ce que jâai fait ? â Allons, trĂȘve de modestie⊠Entre tous les rĂ©fugiĂ©s, vous avez adoptĂ© la disgraciĂ©e⊠enfin celle qui rĂ©clame le plus de soins⊠La mĂšre Hurlupin a beau dire avant de vous ĂȘtre comptĂ©e au ciel, cette bonne action vous sera comptĂ©e parmi nous. Si, si⊠croyez-moi que vous lâayez voulu ou non, lâeffet moral est excellent. Le Patronage Jeanne-dâArc en bave de dĂ©pit. â. Allons donc ! â Câest comme je vous le dis. Chazey Ă©changerait ses trois petits rĂ©fugiĂ©s⊠et leur mĂšre par-dessus le marchĂ©, contre votre pied bot. â Si la mĂšre Hurlupin insinue que je lâai fait exprĂšs, je vous jure quâelle se trompe. Demandez plutĂŽt Ă ma femme. â Laissez donc la vieille vipĂšre jeter son venin. Elle trouve son rĂ©fugiĂ© moins avantageux que le vĂŽtre ; de lĂ vient sa jalousie. Et le pharmacien, comme chaque fois quâil nâavait rien de son fonds Ă mastiquer, la tĂȘte sur la poitrine, brouta son rabat naturel. Ă dater de ce jour, le vĂ©tĂ©rinaire et sa femme prirent rĂ©ellement en grĂ© Nanette. Elle leur faisait honneur elle les signalait Ă lâestime publique. Lâinstitutrice Ă©tait contente de son Ă©lĂšve ils en Ă©prouvĂšrent une satisfaction dont leur vanitĂ© sâaccrut. Leur maison, toute en longueur, donnait sur lâavenue bordĂ©e de tilleuls qui conduisait Ă la gare. Lâespace compris entre lâavenue et la maison dâhabitation Ă©tait rempli par une grande corbeille dont chaque Ă©tĂ© ravivait les couleurs. Les Ă©curies, le bureau et la pharmacie du vĂ©tĂ©rinaire se trouvaient dans un corps de logis sĂ©parĂ©, au fond dâune vaste cour ; mais il nây avait plus, dans les Ă©curies transformĂ©es en garage, quâune auto. ChĂ©vremont rĂ©chauffait dans son sein lâun de ses meurtriers. Lâautomobile et les tracteurs sont les ennemis du vĂ©tĂ©rinaire. Quand le bĂ©tail de consommation et les chiens seuls rĂ©clameront des soins, lâempirique y pourvoira. Une tĂȘte de cheval et une tĂȘte de chien emblĂ©matiques, en bronze, surmontaient la porte dâentrĂ©e. Un frĂȘne qui pleurait comme un saule Ă©tait le plus bel ornement dâun jardinet Ă©conomique semblable Ă une Ă©bauche de cimetiĂšre pour chiens. Lâanimation Ă©tait partout. Le vĂ©tĂ©rinaire ne chĂŽmait pas et les ChĂ©vremont, dans le privĂ©, tenaient table ouverte. LâhospitalitĂ© Ă©tait leur luxe. On sâinvitait Ă dĂ©jeuner chez eux ; on y venait faire la partie », le soir, et lâon y improvisait des sauteries pour rendre plus agrĂ©ables Ă Octave ses congĂ©s. CâĂ©tait de toutes les maisons de Bourg la plus gaie. Mais les Boussuge, au bon souvenir quâils en avaient longtemps gardĂ©, mĂȘlaient Ă prĂ©sent un grain dâamertume. Palmyre surtout critiquait ce besoin dâĂȘtre entourĂ©e et distraite quâavait toujours manifestĂ© son amie. â Comment voulez-vous avoir une maison propre dans ces conditions-lĂ ? Mais Agathe aime cet incessant dĂ©filĂ© de gens qui vous laissent une maison en lâair et dĂ©couragent les bonnes de nettoyer. Elle sâennuierait dans un intĂ©rieur oĂč toute chose est Ă sa place et nâen bouge pas. Enfin, libre Ă elle de vivre dans un taudis ; moi, câest tout le contraire, je ne pourrais pas. Il doit y avoir une vocation pour lâordre comme il y en a une pour la peinture et les ouvrages de lâesprit ; car, enfin, nous avons Ă©tĂ© Ă©levĂ©es Ă OrlĂ©ans, Agathe et moi, Ă peu prĂšs de la mĂȘme façon⊠Câest pourquoi je ne comprends pas quâelle se plaise dans la saletĂ©. â Dans la saletĂ©âŠ, tu exagĂšres, protestait Boussage. â Mettons dans le fouillis. La petite Mme ChĂ©vremont semblait, en effet, sâĂȘtre mise au rĂ©gime du mouvement perpĂ©tuel, qui comporte un certain laisser-aller. Elle sâen trouvait bien, dâailleurs, et sâĂ©tait mieux conservĂ©e en sâagitant, que beaucoup de provinciales rĂ©signĂ©es Ă une existence paisible et monotone. Son fils Octave lui ressemblait. CâĂ©tait un aimable jeune homme qui dĂ©rangeait tout et ne rangeait rien. â Il faudrait toujours un domestique derriĂšre toi, lui disait sa mĂšre sans se fĂącher, et peut-ĂȘtre seulement parce quâil lui en fallait dĂ©jĂ un derriĂšre elle. Un lieu pareil ne devait pas ĂȘtre dĂ©pourvu dâattraits pour une enfant comme Nanette mais autre chose encore faisait ses dĂ©lices. Un frĂšre dâAgathe Ă©tait maintenant Ă la tĂȘte de la grande maison orlĂ©anaise dâĂ©picerie fondĂ©e par leurs parents. Tous les ans, Mme ChĂ©vremont allait passer quelques jours chez son frĂšre. Elle en rapportait gĂ©nĂ©ralement de quoi enrichir une collection dĂ©jĂ estimable dâobjets usuels au moyen desquels les produits alimentaires les plus divers rappelaient leur existence et leur supĂ©rioritĂ© commerciale. Les vins, les liqueurs, les apĂ©ritifs, les pĂątes, les biscuits, les conserves, le chocolat, le cafĂ© et le thĂ©, les spĂ©cialitĂ©s en tout genre enfin rivalisaient dâingĂ©niositĂ© dans la rĂ©clame, ne se contentaient plus de lâaffiche, du prospectus et de lâannonce lumineuse et sautaient rĂ©ellement aux mains en mĂȘme temps quâaux yeux. Le verre, lâassiette, la carafe, la tasse, le bol, le porte-couteau, la saliĂšre, la nappe, la serviette et son rond, lâessuie-plume, le buvard, le canif, le crayon et le block-note, le vide-poche, le coupe et le presse-papier, le pot Ă eau et sa cuvette, la savonnette et son savon, tout proclamait lâexcellence dâune marque et conseillait de renouveler les provisions Ă©puisĂ©es. La publicitĂ© sâĂ©tendait des paillassons et des tapis-mousse Ă des chromos qui ornaient les murs. On posait les pieds sur un cordial-beaujolais, on sâessuyait les pieds sur une crĂšme de cassis, et lâon ne pouvait pas voir un cendrier sans penser au meilleur des rhums. Tout servait dâappĂąt, tout Ă©tait utilisĂ©, tout aidait la mĂ©moire. Le progrĂšs avait semĂ© en route les charmantes assiettes Ă dessert, dâautrefois, les assiettes dâĂpinal, qui racontaient en douze images le dĂ©part du conscrit et le retour de lâofficier, reproduisaient une fable ou bien encore illustraient une chanson populaire Malborough⊠Monsieur Dumollet⊠Fanfan la Tulipe⊠Adieu, billevesĂ©es ! La rĂ©clame universelle se glissait dans la famille et y rĂ©pandait les noms des grandes industries, Ă la place des noms puĂ©rils et dĂ©suets du Petit Chaperon rouge, du PĂšre Lustucru et de la MĂšre Michel. Il ne sâagissait plus dâamuser les enfants au dessert ; il sâagissait dâinstruire les parents et de les guider dans le choix de leur apĂ©ritif ou de leur bĂ©nĂ©dictine. La salle Ă manger du vĂ©tĂ©rinaire avait ainsi un petit air dâestaminet qui rappelait Ă Nanette les cabarets de son pays. Un jour pourtant, Ădouard ChĂ©vremont tomba en arrĂȘt devant un panneau cĂ©lĂ©brant Ă sa porte une collection de machines agricoles, destinĂ©es Ă chasser de la ferme toutes les bĂȘtes de trait. â Le dernier cri du ProgrĂšs ! sâĂ©cria le pharmacien Labaume. â Câest plutĂŽt le dernier hennissement du cheval, soupira le vĂ©tĂ©rinaire Ă qui ces Victoires et ConquĂȘtes prĂ©sageaient sa ruine comme des calamitĂ©s. Aussi bien nâavait-il pas dĂ©jĂ , lui-mĂȘme, consommĂ© sa dĂ©fection en faisant de sa remise un garage ? Câest en le voyant sortir, conduisant son automobile, que le marĂ©chal ferrant avait dit Quand les chefs passent Ă lâennemi, la cause est perdue. » Mais Nanette nâĂ©tait sensible quâĂ lâagrĂ©ment dâune vie facile et la publicitĂ© exprimait en dĂ©tail le contentement quâelle Ă©prouvait en gros. En attendant que le grillon du foyer fĂźt lâĂ©loge de la salamandre, la Tite Bote chantait dĂšs son rĂ©veil, comme un oiseau sur la branche. Elle chantait ce quâelle avait entendu chanter autour dâelle la Valse des ombres⊠Quand lâamour meurt⊠je sais que vous ĂȘtes jolie⊠Ton cĆur a pris mon cĆur En un jour de folie ! des choses, enfin, pas encore tout Ă fait dans le mouvement, car le jour viendra certainement oĂč des refrains cĂ©lĂ©breront, par Ă©mulation, le papier tue-mouches, le curaçao triple sec et le lait concentrĂ©. Nanette, Ă la vĂ©ritĂ©, chantait aussi des cantiques dâune voix de tĂȘte et de tout son cĆur. Jâirai la voir, Ă©tait son cantique favori ; Jâirai la voir un jour, Au ciel, dans ma patrie. Oui, jâirai voir Marie, Ma joie et mon amour. Au ciel, au ciel, au ciel Jâirai la voir un jour, Jâirai la voir un jour ! Elle y volait. Elle ne chantait pas sous le toit, elle chantait dessus. Agathe sâarrĂȘtait de secouer un tapis pour Ă©couter⊠Dire quâelle avait aussi chantĂ© cela, autrefois⊠Ses lĂšvres mimaient le refrain Au ciel, au ciel, au ciel, Jâirai la voir un jour, et ChĂ©vremont survenant se moquait dâelle. â Est-ce assez bĂȘte ? â Mais non, rĂ©pondait Agathe attendrie. Câest un repos. â OĂč a-t-elle appris ces niaiseries ? â Ă la messe probablement. â Elle y allait donc ? â Demande-le-lui. Le vĂ©tĂ©rinaire posa la question. â Oui, dit lâenfant. Jây allais, le dimanche⊠quand jâavais des chaussures Ă me mettreâŠ, enfin, du temps que maman nâĂ©tait pas malade. â Ăa te ferait plaisir dây aller⊠ici ? reprit-il avec effort. FutĂ©e, elle hĂ©sita. Elle avait peur de dĂ©plaire Ă celui dont elle connaissait les idĂ©es. Une parole maladroite, et câĂ©tait assez pour lui faire perdre, instantanĂ©ment, tout le terrain gagnĂ©. Elle se garda bien de dire cette parole. Il est naturel Ă lâenfant de ruser sa candeur Ă©loigne le soupçon. â Ăa mâest Ă©gal, fit-elle. â Est-ce une rĂ©ponse, voyons ?⊠â Comme vous voudrez. ChĂ©vremont rĂ©flĂ©chit un moment. Il y avait un mot qui lâexaspĂ©rait toujours dans la bouche du maire, le mot tolĂ©rance. â On croirait quâils en ont le monopole, disait-il parfois au pharmacien Labaume. Ils ne sont pas les seuls pourtant Ă se chauffer de ce bois-lĂ . Belle occasion de le prouver. â Câest ton pĂšre le maĂźtre il dĂ©cidera. Je vais lui Ă©crire, dĂ©clara le vĂ©tĂ©rinaire Ă Nanette. â Vous avez raison, dit Labaume. Les droits du pĂšre sont souverains. Quant Ă la libertĂ© de conscience, nous aussi nous la respectons. Les ChĂ©vremont avaient lâadresse dâAntoine Grimodet, soldat de 2e classe au⊠dâinfanterie, 2e bataillon, 4e compagnie, secteur postal 30. Depuis trois mois que sa fille Ă©tait Ă Bourg-en-Thimerais il nâavait donnĂ© signe de vie quâune fois pour remercier briĂšvement Monsieur et Madame » de leurs bontĂ©s. Ăvariste lui Ă©crivit. Il ne rĂ©pondit pas. â Dans le doute, abstiens-toi, prononça le vĂ©tĂ©rinaire, tandis que la petite lĂ -haut, dans la chambre, continuait Ă mĂ©nager la chĂšvre et le chou en chant Ă tue-tĂȘte Au ciel, au ciel, au ciel, Jâirai la voir un jour ! VI UN TRAIN PASSE La gare est une des distractions de la petite ville. Elle occupe lâesprit. Elle participe Ă la vie quotidienne. On dit lâheure de la gare. Elle fait autoritĂ© elle est la bonne. Lâheure de lâĂ©glise et lâheure de lâĂ©cole, qui se contrarient, nâexistent pas pour elle. On note les gens qui vont Ă la gare et ceux qui en reviennent. On les accompagne en personne ou par la pensĂ©e. On imagine les raisons des dĂ©parts et des retours. On Ă©value le poids des bagages. Les malles et les valises acheminĂ©es laissent un sillage que ceux qui ne voyagent pas suivent des yeux. Au dĂ©but de la guerre Ădouard Boussuge allait souvent voir passer les trains de blessĂ©s, les trains de prisonniers aprĂšs la premiĂšre bataille de la Marne, les trains enfin qui transportaient des troupes ou du matĂ©riel. Presque tous les trains roulaient lentement, chenillaient, disait Boussuge, et sâarrĂȘtaient un moment Ă Bourg. On avait le temps dâĂ©changer quelques mots avec les voyageurs. Le peu qui tombait des wagons formait toujours un petit fagot que lâancien fonctionnaire rapportait pour alimenter la conversation. Il ne faut pas grandâchose pour vivre, en province. On sây nourrit de nâimporte quoi. Les habitants de loisir allaient attendre impatiemment, pour sâen repaĂźtre, les journaux de Paris qui arrivaient Ă deux heures. Ils revenaient de la gare en croquant les rubriques. Ils digĂ©raient les nouvelles Ă six heures, au cafĂ©, ou bien de porte en porte. Boussuge emmenait quelquefois son petit rĂ©fugiĂ© Ă la gare. Nanand regardait le coin de la salle dâattente oĂč Mme Boussuge lâavait dĂ©nichĂ©. â Hein ! tu peux dire que tu as eu de la chance, observait alors Ădouard. Et les yeux de lâenfant, levĂ©s sur son hĂŽte, rĂ©pondaient affirmativement. Un jeudi, dans lâaprĂšs-midi, ils se trouvaient Ă la gare, en quĂȘte des journaux, lorsque le chef de gare abordant Boussuge, pour lequel il avait beaucoup de considĂ©ration, lui dit que le train avait un retard de quarante minutes parce quâil devait cĂ©der la voie Ă un train militaire venant de Bretagne. â Jâai donc le temps, pensa Boussuge, dâaller chez le fumiste, qui nâen finit pas de rĂ©parer le fourneau de la cuisine. Il est vrai que son unique ouvrier est mobilisĂ© et quâon remplace difficilement la main-dâĆuvre accaparĂ©e⊠Viens-tu avec moi, Nanand ? Mais Nanand avait rencontrĂ© le fils du bourrelier, avec lequel il Ă©changeait des billes. â Câest bon, reprit Boussuge, attendez-moi lĂ en jouant⊠et soyez sages. Il Ă©tait absent depuis un quart dâheure lorsque le train militaire fut signalĂ©. AussitĂŽt, et pour mieux le voir passer, les deux enfants se glissĂšrent sur le quai. Il venait lentement⊠Il sâarrĂȘta en gare, bien quâil nây eĂ»t point affaire. Comme tous les convois de cette nature, il avait du temps Ă perdre en route et chenillait sur les parcours, tel un train de plaisir. Des soldats mirent le nez aux portiĂšres et, voyant quâon ne repartait pas tout de suite, en profitĂšrent pour remplir leur bidon Ă la fontaine ou pour sâapprovisionner Ă la buvette. EntassĂ©s comme bestiaux en leurs wagons, les hommes Ă©taient pour la plupart dĂ©braillĂ©s, nu-tĂȘte, en manches de chemise. Ils appartenaient Ă un rĂ©giment de territoriale et nâavaient plus la gaietĂ© des jeunes gens. DĂ©pouillĂ©s de lâuniforme, avec leur teint basanĂ©, leurs tempes dĂ©garnies ou grisonnantes, leurs Ă©paules et leurs reins alourdis par des annĂ©es de glĂšbe, on eĂ»t dit des ouvriers agricoles Ă©migrant, plutĂŽt que des soldats allant au feu. Ils ne sentaient que la terre et ses sueurs, pas encore la poudre et le carnage. Lâun dâentre eux, vĂȘtu seulement de sa chemise et de son pantalon, sauta sur le quai devant Nanand. Quelques bidons pendus Ă son Ă©paule sâentre-choquaient. Il se dirigea vers la fontaine pour renouveler sa provision dâeau. Et Nanand, saisi dâĂ©tonnement, reconnut son pĂšre. â Papa ! dit-il, sans presque Ă©lever la voix, non pas quâil craignĂźt de se tromper, mais parce quâil Ă©tait dĂ©contenancĂ©. Lâhomme abaissa les yeux sur lâenfant et dit Ă©galement avec simplicitĂ© â Tiens, câest toi⊠Il nâembrassa pas son fils ; il semblait lâavoir vu la veille. â Quâest-ce que tu fais ici ? demanda-t-il. â Câest Bourg-en-Thimerais, dit lâenfant. â Ah ! fit le pĂšre. Je ne savais pas. Ils nâavaient dĂ©jĂ plus rien Ă se dire. â Viens mâaider Ă remplir ça, reprit pourtant le territorial. Nanand prĂ©senta lâun aprĂšs lâautre au robinet les bidons que lui passait son pĂšre ; et celui-ci sâinforma plus avant â Tu es toujours bien, ici ? â Oui, papa. â Tu ne manques de rien ? â Oh ! non. â Câest vrai que tu as bonne mine. Tu ne grandis pas, par exemple. Il y avait encore un bidon Ă remplir ; le temps de demander â Tu vas Ă lâĂ©cole ? â Pas aujourdâhui, parce que câest jeudi. Un employĂ© courait le long du train. â En voiture les pĂ©pĂšres⊠Vous ne voudriez pas quâon parte sans vous. Le mobilisĂ© remit ses bidons Ă lâĂ©paule et retourna, de son pas pesant, vers le wagon. Au moment dây remonter, il se pencha enfin vers son fils et lui tendit la rĂąpe dâune barbe de huit jours. Nanand lâembrassa. â Eh bien, au revoir. Porte-toi bien. Le train dĂ©marrait en douceur. DĂ©barrassĂ© de son attirail, le pĂšre Servais, le buste hors de la portiĂšre pour sâassurer quâelle Ă©tait bien fermĂ©e, se rappela tout Ă coup quelque chose quâil avait oubliĂ©. â Au fait⊠je nâai point de nouvelles de la mĂšre⊠Et toi ? â Elle a Ă©crit le mois dernier. â Elle va bien ? â Oui. â Tu lui souhaiteras le bonjour de ma part. Et lâhomme se rencogna. Lâenfant suivit des yeux, un moment, le compartiment qui emportait son pĂšre, et puis, quand il ne distingua plus ce compartiment des autres, il resta encore une minute bĂ©ant au bord de la voie. Il ne sâĂ©tonnait plus de rien. La rencontre seule de son pĂšre lâavait pris au dĂ©pourvu. Celui-ci, somme toute, Ă©tait toujours aussi peu dĂ©monstratif bonjour, bonsoir. Du nouveau-nĂ© quâil avait laissĂ© au pays, pas un mot. Sa barbe ne piquait ni plus ni moins quâen temps ordinaire. â Avec qui causais-tu tout Ă lâheure ? Nanand se retourna en sursaut ; M. Boussuge lâavait rejoint. Lâenfant rĂ©pondit â Avec papa. â Tu es sĂ»r ? fit sottement Boussuge, qui nâen revenait pas. â Oh ! Je lâai bien reconnu ! â OĂč va-t-il ? â Il ne me lâa pas dit. Il est avec les autres. â Jâaurais bien voulu le voir. Nanand, lui, nâen sentait pas la nĂ©cessitĂ©. Son pĂšre nâĂ©tait pas bavard. Une prĂ©sentation nâeĂ»t donnĂ© rien de plus. â Tâa-t-il questionnĂ© au moins sur ce que tu fais⊠sur nous ? Lâenfant rĂ©pondit Ă©vasivement â Il nâa pas eu le temps⊠â Il a promis de tâĂ©crire, enfin, surtout sâil change de secteur postal ? Nanand rĂ©pĂ©ta â Il nâa pas eu le temps. Le train repartait. Jâai Ă©tĂ© mal inspirĂ© en mâabsentant, se reprochait tout haut Boussuge. Allez donc retrouver, Ă prĂ©sent, une occasion pareille. » Et jusquâĂ la maison, il revint opiniĂątrement Ă la charge. â Alors, il ne tâa pas dit autre chose ? Câest tout de mĂȘme extraordinaire⊠Tu as une langue⊠Vous vous ĂȘtes embrassĂ©s, je prĂ©sume⊠â Oh ! oui, fit vivement lâenfant, sauvant hĂ©roĂŻquement tout ce qui pouvait ĂȘtre sauvĂ© du sentiment de la famille, Ă lâĂ©gard dâun Ă©tranger. Il nâen dit pas davantage Ă Mme Boussuge qui lâinterrogea Ă son tour, en Ă©changeant avec son mari des regards navrĂ©s. Mais le soir, lorsquâil monta se coucher et tandis que ZĂ©naĂŻde bordait maternellement son lit, Ă lâaccoutumĂ©e, il lui raconta mot pour mot, en Ă©touffant sa voix, la scĂšne de lâaprĂšs-midi. Oh ! il ne songeait pas Ă lâapitoyer sur lui ; mais il se sentait plus en confiance auprĂšs dâelle quâauprĂšs des maĂźtres. Ils Ă©taient pour lui, quoi quâils fissent, le monsieur et la dame ». ZĂ©naĂŻde, elle, Ă©tait ZĂ©naĂŻde, au-dessus de tout, mĂȘme dâune mĂšre, â hors concours. Il y avait entre eux une sorte de conformitĂ© dâabandon. Et voilĂ pourquoi elle nâavait pas besoin de le questionner pour tout savoir. Elle lâĂ©coutait sans lâinterrompre et feignait de sâabsorber dans son occupation et de bougonner sans raison, par habitude. Quand il eut fini, elle se contenta de dire â Câest bon⊠dors⊠et ne fais pas de mauvais rĂȘves. Puis, comme il sây attendait le moins, elle lui prit la tĂȘte Ă deux mains sur lâoreiller et lâembrassa goulĂ»ment, pour la premiĂšre fois, scellant ainsi, sans mot dire, une adoption dĂ©cidĂ©e dans son cĆur et qui ne souffrait plus de dĂ©lais. Chaque soir, Ă compter de celui-lĂ , la MalaisĂ©e ne manqua point dâembrasser son petit rĂ©fugiĂ© en lui souhaitant bonne nuit. Elle aussi avait du poil sur la figure ; mais un poil qui ne piquait pas. VII LâINTĂRIMAIRE Octave ChĂ©vremont et Justin Boussuge, Ă leur premiĂšre permission, firent la connaissance des talismans que leurs parents sâĂ©taient donnĂ©s. Avertis dĂ©jĂ par lettres, les deux jeunes gens disaient que leurs familles avaient touchĂ© » chacune un rĂ©fugiĂ©, comme les soldats disent, dans leur argot, quâils ont touchĂ© des vĂȘtements ou des vivres. Le premier soin dâOctave et de Justin, en arrivant, Ă©tait de reprendre lâair du pays en sâinformant des uns et des autres. Ils apprirent ainsi que le fils du cordonnier, vingt-deux ans, et le facteur de ville, trente ans, avaient Ă©tĂ© tuĂ©s. La femme du facteur Philbert continuait son service Ă bicyclette, courageusement, par tous les temps. On la voyait passer ruisselante ou rissolĂ©e, et quand elle sâarrĂȘtait, on lui offrait, ainsi quâĂ son mari auparavant, de quoi se rafraĂźchir ou se rĂ©chauffer, suivant la saison. Elle refusait de prendre quelque chose » dans lâespoir quâon lui donnerait un pourboire Ă la place ; mais on ne lui donnait rien et les gens mĂȘmes qui dĂ©ploraient le plus les progrĂšs de lâalcoolisme, aimaient mieux lâencourager chez le mari que de rĂ©compenser Ă la fois la sobriĂ©tĂ© de la femme et son penchant Ă lâĂ©conomie. La raison en est quâun verre de vin ou dâeau-de-vie a lâavantage dâĂ©valuer toutes les commissions au mĂȘme prix et consĂ©quemment de les payer moins cher. Bourg-en-Thimerais nâest pas un pays dâindustrie. Les ouvriers sont rares. Quelques fours Ă chaux en font vivre une soixantaine au plus. Lâusine dâautrefois, oĂč lâon traitait le minerai de fer extrait de la forĂȘt ; cette usine ayant disparu, la petite ville Ă©tait retombĂ©e en lĂ©thargie, comme tant dâautres en France. On nây voyait donc aucune femme aller fabriquer des munitions ; mais les petits commerces dont les patrons Ă©taient mobilisĂ©s occupaient la patronne. La jeune femme du coiffeur coupait les cheveux et rasait ; la bouchĂšre et lâĂ©piciĂšre supplĂ©aient leurs maris. Quelques accourus » hors sĂ©rie avaient rejoint les premiers arrivĂ©s. La poste avait touchĂ© » une petite aide que remarquĂšrent tout de suite Octave et Justin. Elle venait de la Marne. Son pĂšre ayant trouvĂ© du travail Ă Paris y Ă©tait restĂ© avec une famille nombreuse. Elle-mĂȘme avait dĂ», Ă©tant lâaĂźnĂ©e, chercher un emploi. Elle sâappelait ThĂ©rĂšse Paulin. CâĂ©tait une petite brunette qui avait sur le visage les couleurs de la jeunesse et de la santĂ©. Elle riait facilement, Ă©tait vive et pleine de bonne volontĂ©. Elle avait lâair, derriĂšre son grillage, dâun pinson en cage privĂ© de chansons. Car elle, nây Ă©tait malheureusement pas seule. La receveuse, Mme Lefouin, ne plaisantait pas dans le service. Plus jeune quâelle, son mari, Hector, conservait la prestance du maĂźtre dâarmes de rĂ©giment quâil avait Ă©tĂ© ; quant Ă Mme Lefouin, grisonnante et couperosĂ©e, avec un grand nez et des cheveux qui bouclaient artificiellement sur un front plat, elle dĂ©vorait le regret dâune union mal assortie et le tournait en atrabile. Elle sâexaspĂ©rait en dedans dâun renversement des rĂŽles qui autorisait lâescrimeur retraitĂ© Ă faire le marchĂ© et les commissions, tandis quâelle avait affaire au public. Hector, cependant, de porte en porte et de boucher en Ă©picier, pĂ©rorait et discutait le communiquĂ©, il en avait surtout aprĂšs la guerre de tranchĂ©es. â Quâest-ce quâon attend pour sortir ? sâĂ©criait-il. Ăa peut coĂ»ter cher, câest convenu ; mais on ne fait pas dâomelettes sans casser des Ćufs. Il laissait en tout percer le militaire, plastronnait comme Ă la salle et portait le filet Ă provisions comme autrefois le masque de treillis lorsquâil lâavait ĂŽtĂ©. ThĂ©rĂšse Paulin Ă©tait nourrie, couchĂ©e, blanchie et dĂ©risoirement rĂ©tribuĂ©e vingt francs par mois. Mme Lefouin Ă©tait toujours sur son dos et lui menait, au bureau, la vie dure. Elle ne pouvait la voir causer avec quelquâun, au guichet, sans intervenir. Il faut que je veille Ă tout et que je lui apprenne tout, gĂ©missait-elle. Câest trop jeune. Ăa commet erreur sur erreur. Une bonne instruction primaire nâest mĂȘme plus exigĂ©e. Je ne suis pourtant pas payĂ©e pour prĂ©parer aux examens. » Lefouin Hector, Ă lâheure du courrier, donnait quelquefois un coup de main Ă ThĂ©rĂšse ; mais Mme Lefouin ne le laissait pas sâattarder dans le bureau et le renvoyait au mĂ©nage, voire au cafĂ© oĂč chaque soir, la porte fermĂ©e, il allait faire le quatriĂšme Ă la manille et la critique des opĂ©rations. Car Mme Lefouin traitait en ennemie la jeunesse de ThĂ©rĂšse, et prĂ©fĂ©rait Ă©loigner de son mari la tentation. LâincompatibilitĂ© de caractĂšre entre Ă©poux nâa jamais supprimĂ© la jalousie. ThĂ©rĂšse prenait son mal en patience Ă cause du public dont le va-et-vient la dĂ©sennuyait. Elle Ă©tait aimable pour sa distraction Ă elle, plus encore que pour sa satisfaction Ă lui. Elle se morfondait le soir dans sa chambre oĂč elle Ă©tait consignĂ©e. â Il nâest pas convenable quâune jeune fille sorte seule, avait dĂ©clarĂ© Mme Lefouin, une fois pour toutes. ThĂ©rĂšse, pour respirer un peu, en Ă©tait rĂ©duite Ă suivre les offices du dimanche, messe et vĂȘpres, ce quâelle ne faisait pas dans son pays. Elle avait demandĂ© des livres au Patronage Jeanne-dâArc qui sâĂ©tait constituĂ© une petite bibliothĂšque triĂ©e sur le volet. Boussuge en avait, Ă la priĂšre du maire, dressĂ© le catalogue. Il Ă©tait aussi chargĂ© des prĂȘts aux familles, et câest Ă ce titre que ThĂ©rĂšse, un dimanche, lâavait sollicitĂ©. Elle sâĂ©tait naĂŻvement confessĂ©e Ă lui. Il sâintĂ©ressa Ă son sort et en parla Ă Palmyre. â On pourrait lâinviter Ă dĂźner de temps en temps, proposa-t-il. â Soit⊠mais Mme Lefouin consentira-t-elle ? Nous sommes en bons termes ; je ne voudrais pas la dĂ©sobliger. â Sans doute. Je crois, moi, quâelle sera surtout sensible Ă lâĂ©conomie dâun repas. La receveuse Ă condition que le service nâen souffrirait pas », avait accordĂ© la permission demandĂ©e, et ThĂ©rĂšse, une ou deux fois par mois, le dimanche, sâasseyait Ă la table des Boussuge. Elle sây trouvait, un soir que Justin arriva en permission Ă lâimproviste. Lâabat-jour de la suspension, dĂŽme de porcelaine, rĂ©pandait une chaleur douce, intime, sur les fronts penchĂ©s de Justin, de ses parents, de ThĂ©rĂšse et du petit rĂ©fugiĂ©. Lâair de la famille emplissait les poumons comme lâair du pays. Au dessert, Justin voulut entendre le phonographe, condamnĂ© au silence depuis son dĂ©part. On nâavait rien Ă refuser au fils vivant et momentanĂ©ment là ⊠â Si ça te fait plaisir, dit la mĂšre. â Quâest-ce que tu vas nous jouer ? dit le pĂšre. Justin chercha parmi les disques. Il choisit les Noces de Jeannette et tourna la manivelle. Lâappareil nasilla Cours mon aiguille dans la laine, Ne tâarrĂȘte pas en chemin⊠Nanand sâĂ©tait approchĂ© de la boĂźte sonore et en avait ouvert les portes, afin de recevoir en pleine figure, comme une odeur en mĂȘme temps quâun bruit, la conserve musicale. ThĂ©rĂšse, le menton dans sa main et toute molle de plaisir, Ă©coutait â Vous connaissez ? demanda Justin. â Non, dit-elle. Ăa vous berce⊠â Câest les Noces de Jeannette. â Une chanson ? â Oui⊠dans un opĂ©ra-comique. â Ah !⊠OĂč le joue-t-on ? Ă lâOpĂ©ra-Comique, quelquefois. On ne vous y a jamais conduite ? â Non. Je ne suis jamais allĂ©e au théùtre, ni Ă Paris, ni ailleurs. La fontaine Ă©tait vide ; lâair sâarrĂȘta de couler. â Quâest-ce que vous voulez que je vous donne Ă prĂ©sent ? reprit Justin. Elle sâenhardit Ă demander â Vous nâauriez pas une valse ? â Comment donc !⊠Une valse⊠une !⊠Il compulsa les disques et retira de la collection que son pĂšre avait faite la valse de Faust. â Câest un peu vieux, dit-il. â Câest toujours agrĂ©able, ajouta Boussuge. â On ne sâen lasse pas, tandis quâon se lasse vite du tango et de la matchiche, renchĂ©rit Palmyre. Justin tourna le robinet, la valse jaillit et inonda la salle Ă manger. ZĂ©naĂŻde, tout en desservant, regardait le petit Nanand comme une mĂšre regarde son enfant heureux. Mais, heureux, ils lâĂ©taient tous. On ne pensait plus Ă la guerre, Ă la sĂ©paration, aux choses tristes. Le phonographe dĂ©roulait son fil, et le bonheur dâun moment semblait tenir Ă ce fil invisible et qui ne cousait rien. â Il y a tout de mĂȘme longtemps que je nâavais passĂ© une soirĂ©e pareille, dit Justin en allant se coucher. Il faudra remettre ça. Ătait-ce encore par Ă©mulation que les ChĂ©vremont avaient adoptĂ©, pour leur part, une intĂ©rimaire Ă lâĂ©cole communale, Mme ClĂ©mence Chantoiseau ? Elle remplaçait une adjointe mobilisĂ©e. Elle Ă©tait grande, maigre et sans beautĂ©. Ses yeux bleus semblaient sâĂȘtre fanĂ©s en mĂȘme temps que son teint. Elle se promenait seule, un livre Ă la main, et cueillait des fleurs des champs dont elle mĂąchait la tige. On ne savait rien dâelle, sinon, que ses parents avaient eu des revers de fortune, ce qui lâobligeait Ă travailler. Elle ne manquait pas de courage, mais elle manquait de santĂ©. Elle avait une petite toux sĂšche et de la tempĂ©rature » vers le soir. CâĂ©tait une Ă©pave de la vie qui sâen allait au fil de lâeau. Agathe ChĂ©vremont lâavait connue aux soupes de lâAssistance et lâinvitait Ă venir passer la soirĂ©e pour le cas oĂč lâon voudrait danser ». Mme Chantoiseau Ă©tait suffisamment musicienne, en effet, pour faire une bonne tapeuse. Elle rendait dâautres services. Le jeudi et le dimanche elle sortait avec Nanette et lui expliquait ce quâelle nâavait pas compris en classe. Il leur arrivait parfois de rencontrer en forĂȘt les enfants du Patronage Jeanne-dâArc, dont faisait partie Nanand. Ceux-ci jouaient sous la surveillance du vicaire, un jeune prĂȘtre qui portait des lunettes. Nanette aurait bien voulu se joindre Ă eux, car ils sâamusaient. La forĂȘt domaniale, en sa partie la plus rapprochĂ©e de Bourg, Ă©tait semĂ©e de vastes entonnoirs qui dĂ©chaussaient les arbres et se prĂȘtaient merveilleusement Ă la petite guerre. Ils provenaient de lâextraction du minerai de fer dont les forges autrefois sâĂ©taient alimentĂ©es. BaptisĂ©s trous dâobus » par la troupe enfantine, ces entonnoirs lui offraient des embuscades et des abris naturels dont elle sortait en poussant des cris. Le jeune vicaire avait dâabord songĂ© Ă interdire ce jeu ; et puis il sâĂ©tait contentĂ© de le dĂ©guiser en exercice historique et religieux. Fillettes et garçons jouaient au siĂšge dâOrlĂ©ans ». Les garçons reprĂ©sentaient les Anglais dans la ville et les fillettes lâarmĂ©e de Jeanne dâArc, quâelle conduisait Ă lâassaut. La plus grande, son mouchoir en banniĂšre au bout dâun bĂąton donnait le branle en criant Dieu le veut ! Dieu le veut ! » Nanette jetait en passant un coup dâĆil dâenvie sur les combattants quâelle connaissait pour la plupart. Elle leur souriait mais ne leur parlait pas. Elle ne parlait mĂȘme pas Ă Nanand, tellement elle avait peur de dĂ©plaire Ă M. ChĂ©vremont. Et les enfants du Patronage ne tenaient pas, de leur cĂŽtĂ©, Ă se compromettre. Plusieurs fillettes de lâĂąge de Nanette lui en voulaient de faire bande Ă part et nâĂ©taient pas fĂąchĂ©es de lui montrer quâon se divertissait sans elle. Nanette et lâinstitutrice traversaient donc la bataille et ne sây mĂȘlaient pas. Au bras lâune de lâautre, elles gagnaient Ă travers bois lâĂ©tang de SablonniĂšres, Ă cinq cents mĂštres de lĂ . Lâair sentait la rĂ©sine et les feuilles. Les hautes voĂ»tes vertes des sentiers cachaient le ciel. Nanette jacassait. Mme Chantoiseau nâĂ©tait pas Ă la conversation et la petite, parfois, en faisait la remarque. â RĂ©pondez-moi. Ă quoi pensez-vous ? â Ă mes leçons de demain qui ne se prĂ©parent pas toutes seules, rĂ©pondait lâintĂ©rimaire. Elles arrivaient enfin au bord de lâĂ©tang, but ordinaire de leurs promenades. Il nâĂ©tait ni vaste ni profond. Les Ă©tĂ©s brĂ»lants lâassĂ©chaient. Il avait une sorte de tristesse et de pauvretĂ©. Peut-ĂȘtre que, de grand matin, des biches y venaient boire. Il appartenait Ă un seigneur de la RĂ©publique, lequel permettait dây pĂȘcher, probablement pour distraire le brochet, qui serait mort dâennui sans cela. LâĂ©tang de SablonniĂšres nâajoutait rien Ă la beautĂ© de la forĂȘt. On en avait vite fait le tour ; aussi les habitants de Bourg le dĂ©laissaient-ils, comme un ermite abandonnĂ© Ă lui-mĂȘme. Lâazur et les nuages Ă©taient impuissants Ă rajeunir son eau fanĂ©e. Il avait cet air rĂ©signĂ© des malades qui souffrent sans se plaindre. Mme Chantoiseau sâasseyait un moment Ă son chevet, sur lâherbe et les mousses. Visite de convenance, plutĂŽt que dâaffection, Ă un parent Ă©loignĂ© qui dĂ©pĂ©rit. Nanette nâaimait pas ce coin mort. Les cris de ses petites camarades Dieu le veut ! Dieu le veut ! » la poursuivaient. Elle sautillait sur son pied valide, oiseau tombĂ© du nid et que le nid rappelle. Elle rĂ©pĂ©tait dix fois â On sâen va ? â Encore un moment, disait lâinstitutrice. On nâest pas bien ici ? â Il nây a pas assez dâeau. â Quâen ferais-tu sâil y en avait davantage ? â Je ne sais pas moi⊠CâĂ©tait vrai que celle-lĂ ne rafraĂźchissait pas mĂȘme les yeux. Mme Chantoiseau se levait enfin et lâon rentrait Ă petits pas. Mais les enfants du Patronage, que Nanette souhaitait revoir, avaient quittĂ© leurs trous dâobus et disparu. Le soir allait tomber. Tombait-il ? Ne montait-il pas plutĂŽt de lâĂ©tang, de son eau noire, grossie et dĂ©bordante, qui marchait sur les talons de lâinstitutrice avec des intentions suspectes de rĂŽdeur ? â Il commence Ă faire froid en forĂȘt, le soir, disait-elle. Et elle revenait, nĂ©anmoins, le lendemain, Ă lâĂ©tang dĂ©solĂ©, comme si elle prenait un amer plaisir Ă mettre, en sâen allant, cette traĂźne assortie Ă sa robe noire. VIII NANETTE VA Ă LA MESSE En 1915, Bourg-en-ForĂȘt reçut un hĂŽpital auxiliaire pour les petits blessĂ©s et les malades destinĂ©s Ă retourner au front. Il fut installĂ© dans lâĂ©cole des filles, dĂ©saffectĂ©e Ă cette intention. Les filles allĂšrent se faire instruire dans une salle mise par la mairie Ă leur disposition. On nâavait vu jusque-lĂ , dans les rues, que des convalescents et des permissionnaires en petit nombre, outre une compagnie de corbeaux qui musait en forĂȘt. Elle Ă©tait composĂ©e de territoriaux du Midi, bons vivants et inoffensifs, lesquels, entre deux coupes dâarbres, rĂ©coltaient des champignons ou braconnaient. Boussuge le mycologue eut dâabord en horreur ces hommes grossiers qui ravalaient le peuple cryptogame aux comestibles ; mais un territorial Ă©tant venu, un jour, lui demander de lâaider Ă dĂ©terminer une espĂšce, Boussuge rendit son estime aux parasites dont il avait dĂ©plorĂ© lâintrusion. Plus tard, dâailleurs, tout le monde devait les regretter, car ils ne firent pas autant de mal Ă la forĂȘt que les Canadiens, sur lesquels lâinspecteur Bourdillon avait moins dâempire. LâhĂŽpital fut bien accueilli par les commerçants. On venait voir les malades, et ceux-ci dĂ©pensaient Ă©galement. Dans les premiers temps. Boussuge allait au-devant dâeux Ă la gare, avec du tabac et des cigarettes plein ses poches. Il les leur offrait gĂ©nĂ©reusement en les appelant mes braves, et en leur disant quâils Ă©taient des hĂ©ros. Quelques-uns protestaient modestement. â Si, si, vous ĂȘtes des hĂ©ros ! Quâest-ce que nous serions devenus sans vous ? Allemands. Prenez, prenez⊠câest comme si je les donnais Ă mon fils qui est soldat comme vous. Il fallait aussi, le long des trains arrĂȘtĂ©s, quĂȘter les journaux que les voyageurs ne lisaient plus et il les portait Ă lâhĂŽpital. Enfin il se rendait utile le plus possible. Ă la fin, il se lassa de ces allĂ©es et venues ; mais il avait toujours sur lui quelques vues de Bourg sur cartes postales et il les distribuait aux convalescents quâil rencontrait. Il apprit que ChĂ©vremont se gaussait de son zĂšle. â Eh bien ! quâil en fasse autant, dit Boussuge. Mais Ă compter de ce jour, il se tint coi et se contenta de saluer le premier â quoique lĂ©gionnaire â les soldats quâil croisait en chemin. Certains lui rendaient son salut ; dâautres le regardaient avec Ă©tonnement et se demandaient entre eux â Tu connais ce type-lĂ , toi ? â Il est dĂ©corĂ©. Un ancien officier probablement. â Sans blague ! Un ancien officier ne saluerait pas le premier. â Alors, câest quĂ©que pĂ©trousquin qui veut se faire remarquer bouge pas. Une fois, il avait essayĂ© dâapaiser la querelle de deux soldats ivres qui sortaient du cabaret. Mal lui en prit. Les pochards le couvrirent dâinjures et il sentit que lâopinion publique ne lui Ă©tait pas favorable. Quoi ? Ces hommes Ă©taient Ă peine remis de leurs blessures et dĂ©sĆuvrĂ©s. Chacun prend son plaisir oĂč il le trouve. Tout est permis Ă des hĂ©ros. » Une discrĂšte enquĂȘte rĂ©vĂ©la Ă Boussuge que les deux hĂ©ros soignaient Ă lâhĂŽpital des douleurs rhumatismales ; mais il ne confia quâau maire cette dĂ©couverte. Le docteur Chazey ne sâen offusqua pas. â Ătes-vous encore naĂŻf, cher monsieur ! fit-il. Mettez-vous donc bien dans la tĂȘte que vous reprĂ©sentez au Conseil municipal les intĂ©rĂȘts des dĂ©bitants avant tout. Ce nâest pas quâils soient par eux-mĂȘmes grands Ă©lecteurs, comme on dit mais la clientĂšle reçoit leurs inspirations et vote en consĂ©quence. Il faut les mĂ©nager â ou passer la main. Quant aux ivrognes que vous avez prĂ©tendu sermonner et qui ont invectivĂ© contre vous, câest toute la leçon que vous mĂ©ritiez. Parfaitement. La guerre nâest pas finie. Vous devez les traiter en hĂ©ros⊠â Quâils ne sont pas encore. â Ăa viendra. Ils ont le temps. MĂȘme en Ă©tat dâivresse et momentanĂ©ment empĂȘchĂ©s, ils sont en puissance dâhĂ©roĂŻsme⊠Ăa ne peut faire aucun doute pour des civils comme vous et moi. â Vous ne croyez pas que câest la bande Ă ChĂ©vremont qui les excite ? â Mais non. Les passions sâexcitent sans cela. Câest sans importance. Bien faire et laisser dire. Savez-vous ce quâon me reproche Ă moi ? Je vous le donne en mille. â Câest trop. â On estime que mon hospitalitĂ© Ă la mĂšre Louvois et Ă ses trois enfants nâest pas dĂ©sintĂ©ressĂ©e. â Autrement dit ? â Que je couche avec elle. Une pareille supposition honore trop mes soixante-dix ans pour que je perde mon temps Ă en chercher la source. Si je nâagissais pas ainsi, je devrais commencer par mettre cette malheureuse Ă la porte pour faire plaisir Ă mes dĂ©tracteurs. Mais alors, au lieu de nâĂȘtre pas de bois pour les uns, je serais de pierre pour les autres⊠enfin dâune sĂ©cheresse de cĆur abominable. Voulez-vous me dire ce que jây gagnerais ? â Je vous trouve tout de mĂȘme de bonne composition, dit Boussuge. Mais vous pouvez vous offrir le luxe de mĂ©priser la calomnie⊠Quand on habite une maison de verre comme la vĂŽtre⊠â Elle nâest pas de verre, cher monsieur⊠heureusement pour moi ! Il nâen resterait rien, tant elle a dĂ©jĂ reçu de pierres ! Et elle en recevra encore car, loin de dĂ©sarmer la mĂ©disance, je vais sans doute lui donner un aliment. â Comment cela ? â Ma cuisiniĂšre est malade⊠condamnĂ©e au repos par une phlĂ©bite. Par qui la remplacerai-je ? Par ma rĂ©fugiĂ©e qui sait faire un peu de cuisine et se rend utile dans la maison. â Vous ĂȘtes beau joueur ! â Oui. Quitte ou double ! â Et Mme Louvois⊠quel front oppose-t-elle Ă la calomnie ? â Un front quâon ne voit pas rougir⊠peut-ĂȘtre parce quâil est hĂąlĂ©. Elle est philosophe comme moi et conserve peu dâillusions sur lâespĂšce humaine. Elle mâa dit hier Il est naturel que je fasse des envieuses parmi les autres rĂ©fugiĂ©es, si jâai tirĂ© un meilleur numĂ©ro quâelles Ă la loterie. » Boussuge et ChĂ©vremont ne sâĂ©taient pas rĂ©conciliĂ©s. Mais nos femmes se voient », disait le premier, Ă lâoccasion. Et lâon devinait par lĂ que tout espoir de raccommodement nâĂ©tait pas, de sa part, abandonnĂ©. Il ne tenait » plus que par amour-propre. Si ChĂ©vremont y avait mis du sien le moins du monde, les liens de lâamitiĂ© eussent Ă©tĂ© vite renouĂ©s. Agathe et Palmyre, en effet, quand elles se rencontraient, se demandaient des nouvelles de leurs fils et causaient un moment. Un Ă©vĂ©nement de petite ville rapprocha encore les distances. Les ChĂ©vremont, au bout de trois mois, avaient enfin reçu une lettre du pĂšre de Nanette en rĂ©ponse Ă leurs questions touchant les devoirs religieux de lâenfant. Marie-Anne a Ă©tĂ© baptisĂ©e. Elle ira Ă la messe et priera le bon Dieu pour moi. Je certifie que câest ma volontĂ©. JâespĂšre que je ne demande pas la mer Ă boire et que ça ne sera pas de refus. La lettre nâĂ©tait pas de sa main ; il lâavait simplement signĂ©e Ă gros jambages. â Eh bien ! que sa volontĂ© soit faite, dit rondement ChĂ©vremont. Mais il nâavait pas besoin dâajouter Je ne demande pas la mer Ă boire, sâil est vrai quâil aime Ă lever le coude. â Et puis, reprit Agathe, sa prĂ©tention, Ă cet homme, nâa rien dâexorbitant, somme toute, quand on songe que la femme de notre dĂ©putĂ© radical fait brĂ»ler un cierge chaque fois que son mari se reprĂ©sente devant les Ă©lecteurs. â Mieux vaut faire semblant de ne pas le savoir, dit le vĂ©tĂ©rinaire, qui soutenait la candidature de lâanticlĂ©rical. Il nâempĂȘcha pas Agathe dâaccompagner tous les dimanches Nanette Ă la messe. â On comprendra que nous ne lây laissions pas aller seule, dit-il. Mme ChĂ©vremont publiait, de son cĂŽtĂ©, les instructions quâelle avait reçues du pĂšre. Elle sây soumettait sans peine, dâailleurs, et mĂȘme avec une secrĂšte dĂ©lectation. Elle avait Ă©pousĂ© par convenance les opinions et les intĂ©rĂȘts de son mari, alors que son Ă©ducation lâinclinait Ă sâallier dans lâautre camp. Il lui restait dans lâesprit ce qui reste parfois dans le cĆur dâune femme mariĂ©e le souvenir trĂšs doux dâun premier amour blanc. Enfin, outre que la messe lui rappelait son enfance et une partie de sa jeunesse Ă OrlĂ©ans, comme elle restait coquette dans sa maturitĂ©, lâĂ©glise lui procurait une de ces occasions de sâhabiller si rares en province. Elle retrouva au fond dâun tiroir le vieux livre de messe de ses premiĂšres annĂ©es et ce fut dans ce livre que Nanette apprit ses priĂšres. â Tous les soirs en te couchant tu diras, aprĂšs ton Pater Mon Dieu, conservez la santĂ© Ă papa⊠» â Ă vous, Ă M. ChĂ©vremont et Ă M. Octave aussi, ajouta la fine mouche. â Ă M. Octave surtout, fit Agathe, qui rapporta Ă son mari la charmante pensĂ©e de lâenfant. â Ăa ne mâĂ©tonne pas, dit le vĂ©tĂ©rinaire ; elle a un fond excellent. Câest Ă©gal, si lâon mâavait annoncĂ© que quelquâun prierait pour moi, sous mon toit !⊠Et de rire, dans sa moustache de Gaulois dĂ©bonnaire. Le dimanche, Ă la messe, Agathe ne manquait pas de dire Ă la petite rĂ©fugiĂ©e â Nâoublie pas ton pĂšre⊠Tu nâas pas oubliĂ© ton pĂšre ? Elle Ă©tait chargĂ©e dâune commission elle sâen acquittait, rien de plus. â Je nâoublie personne, murmurait lâenfant en coulant un regard vers Nanand, sans doute appliquĂ© de son cĂŽtĂ© Ă la mĂȘme chose quâelle. Ă la sortie de lâĂ©glise, Agathe et Palmyre devisaient un instant. â Il me semble impossible que Dieu nâexauce pas le vĆu dâune mĂšre lorsquâil est exprimĂ©, en plus, par une bouche innocente comme celle-ci, dit un jour Palmyre Ă son amie en lui montrant Nanand. Deux priĂšres valent mieux quâune. Agathe ne rĂ©pondit pas ; mais le dimanche suivant, songeant Ă son fils en mĂȘme temps que Nanette songeait Ă son pĂšre, la femme du vĂ©tĂ©rinaire laissa errer sur ses lĂšvres ce quâĂ©grenaient celles de la petite. Seulement, elle nâen dit rien Ă ChĂ©vremont. Sur la conduite de ce dernier les avis Ă©taient partagĂ©s. Les uns disaient Quâavait-il besoin de consulter le pĂšre mobilisĂ© sur un point aussi secondaire ? » Ă quoi les autres rĂ©pliquaient Oui, mais lâayant consultĂ©, il ne lui restait quâĂ exĂ©cuter loyalement ses instructions. » LâabbĂ© GrossĆuvre, qui espĂ©rait beaucoup du retour dâAgathe, dĂ©clara modĂ©rĂ©ment â Je nâaurais pas cru M. ChĂ©vremont capable de ce sacrifice Ă ses opinions bien connues. Câest trĂšs honorable de sa part et il a fait preuve dâune haute sagesse en ne substituant pas son autoritĂ© Ă celle du pĂšre, dans un cas aussi grave. Lâenfant peut tomber malade, ĂȘtre en danger de mort⊠Quelle responsabilitĂ© pour cet homme si les secours de la religion manquaient au frĂȘle esquif en perdition ! Le premier major appelĂ© Ă diriger lâhĂŽpital auxiliaire fut un vieillard qui passa inaperçu. Il avait un bel uniforme neuf dans lequel sa compagne mirait la fiertĂ© de Baucis. Ils se promenaient tous les deux en forĂȘt, bras dessus, bras dessous, comme des petits rentiers, et grignotaient en paix une solde inespĂ©rĂ©e. La guerre leur donnant de quoi vivre Ă leur aise ils nâen revenaient pas ! Il y avait si peu de malades Ă lâhĂŽpital que lâon en contestait lâutilitĂ©. Mais ses partisans disaient Patience ! Souhaitez quâil ne devienne pas trop petit. » En attendant, mĂ©decin, pharmacien, gestionnaire, infirmiĂšres et employĂ©s, au nombre dâune vingtaine, vivaient modestement sur dix malades dont un seul gardait la chambre. Quelques dames leur apportaient des douceurs et les aiguillaient vers la cure oĂč lâabbĂ© GrossĆuvre, tous les dimanches aprĂšs vĂȘpres, offrait aux soldats qui allaient Ă la messe un sirop, des gĂąteaux secs ou des pruneaux et une conversation sur des sujets Ă©difiants. Et puis, un jour, le vieux major sentimental, auquel le voisinage humide de la forĂȘt ne convenait pas, obtint sa permutation ou rĂ©intĂ©gra Sainte-PĂ©rine avec sa digne compagne. Il fut remplacĂ© par un homme plus jeune et cĂ©libataire, qui avait Ă©tĂ© chirurgien en province et nâexerçait plus depuis quelques annĂ©es. Celui-ci se promenait Ă©galement, mais seul et Ă grandes enjambĂ©es, avec un chien de berger quâil avait amenĂ©. Il manifesta tout de suite une froide indĂ©pendance et le dĂ©sir quâon le laissĂąt tranquille, lui et les malades. Les dames qui avaient accĂšs dans lâhĂŽpital Ă toutes les heures du jour furent consignĂ©es Ă la porte, sauf le dimanche, de deux Ă quatre heures. â Pas de poules dans les plates-bandes, dit-il. Les poules sâen vengĂšrent en disant â Toi, mon bonhomme, tu ne moisiras pas ici. Le propos lui fut rĂ©pĂ©tĂ©. Il haussa les Ă©paules. â Jâengage ces pĂ©cores Ă venir me dire ça Ă deux pouces du nez en tirant la langue dâun pied ! Mais ce nâĂ©tait pas le nez quâil leur prĂ©sentait. Les soldats rigolĂšrent. Trois ou quatre cessĂšrent dâaller Ă la cure. ChĂ©vremont lâapprit et en jubila. â VoilĂ un de ces gaillards comme je les aime, dit-il. Je ferais volontiers sa connaissance. Mais le major Faucherel demeurait rĂ©fractaire aux avances, dâoĂč quâelles vinssent. Il saluait le maire, le curĂ©, le vĂ©tĂ©rinaire, tout le monde, mais ne frĂ©quentait personne. Lâinspecteur des forĂȘts Ă©tait la seule personne avec laquelle il sympathisait ouvertement. Ils avaient pour la forĂȘt la mĂȘme adoration muette. Les cĆurs Ă©pris sont silencieux ou discoureurs, en amour. Ils se contiennent ou sâĂ©panchent, suivant les tempĂ©raments. La forĂȘt est aimĂ©e, comme la femme, par les uns et par les autres. Le major Faucherel et lâinspecteur Bourdillon lâaimaient sans effusion, sans flux inutile de paroles. Ils Ă©taient les sages qui se taisent devant le tableau et se contentent dâen jouir. Ils prenaient, comme des bĂȘtes, contact avec la forĂȘt. Ils marchaient pendant une heure Ă travers les sentiers, pareils au chien qui suit une piste et va oĂč son nez le mĂšne. Ils aimaient voluptueusement la forĂȘt, comme il faut lâaimer et non pas comme lâaimait un Boussuge â en artiste, en amateur, en spĂ©cialiste. Ils Ă©vitaient le mycologue, car souvent encore, sa manie satisfaite, il sentait se rĂ©veiller en lui un littĂ©rateur, un poĂšte, un peintre, qui lâincitaient Ă traduire son admiration par des gestes, des vers, des citations, des touches de coloristes dans le vide. â Câest curieux, disait Faucherel Ă Bourdillon ; entre quatre murs, ce M. Boussuge est un causeur agrĂ©able ; il sait bien des choses et nâest pas ennuyeux ; et dĂšs quâil se trouve devant la nature⊠en forĂȘt, il devient insupportable. Pourquoi ? â Parce quâil veut nous faire plaisir, rĂ©pondait lâinspecteur. Il a le dĂ©faut commun Ă tous les citadins en partie de campagne il sâexalte, se grise, se dĂ©couvre une vocation dâexplorateur. Il vous prend Ă tĂ©moin de son ravissement. â Il nâĂ©prouve pas comme nous, tout dâun coup et tout simplement, le besoin impĂ©rieux⊠de fumer une bonne pipe. Il nâaime pas vĂ©ritablement la forĂȘt. â Non. Lâaimer, câest vivre en elle. Le bĂ»cheron lâaime. Il cogne dessus, mais il lâaime ils sont amis. Quant au braconnier, elle lui ouvre son lit comme Ă un mĂąle quâelle entretient son homme. La forĂȘt de Bourg nâattirait pas les peintres, ces parasites dâun autre genre. Ils nây trouvaient pas le motif », qui est leur rond de serviette. Elle ne les invitait pas Ă se mettre Ă table et Ă revenir. Et câĂ©tait une raison de plus pour que Faucherel fĂźt ses dĂ©lices des taillis et des futaies. Il sây promenait par tous les temps, et les plus mauvais ne le rebutaient pas. Il aimait les murmures de la forĂȘt sous son manteau de pluie. Longtemps aprĂšs quâelle avait fini de tomber, les arbres qui sâĂ©gouttaient en prolongeaient le bruit. Toutes les feuilles faisaient leur partie dans le concert. La feuille, comme lâoiseau, boit en chantant, et quand elle est morte, le dernier soupir de sa sĂ©cheresse est encore une chanson. Le major lâĂ©coutait comme on Ă©coute aux carrefours un refrain populaire. Son chien ayant Ă©tĂ© mordu par une vipĂšre, ChĂ©vremont lui donna des soins, et des rapports sâĂ©tablirent entre le vĂ©tĂ©rinaire et le major. Celui-ci nâaccepta pas Ă dĂ©jeuner, mais il accepta une tasse de cafĂ©, fut prĂ©sentĂ© Ă Mme ChĂ©vremont et vit Nanette aller et venir dans la maison en sautillant. â Croyez-vous que câest dommage ! dit ChĂ©vremont. Une enfant si gentille ! â Les parents sont bien coupables. Une intervention au dĂ©but eĂ»t Ă©tĂ© efficace, fit le major. â Et il est trop tard maintenant ? â Je ne sais pas. Il faudrait voir. On pourrait, en tout cas, attĂ©nuer le mal. ChĂ©vremont nâinsista pas ; mais une idĂ©e lui avait traversĂ© lâesprit et il la confia Ă sa femme. â Oui, dit-elle, câest une bonne idĂ©e ; mais on ne peut rien faire sans le consentement formel du pĂšre. â Câest mon avis. Il pourrait demander une permission quâil passerait ici et lâon en profiterait⊠â Je nây vois pas dâinconvĂ©nient. Quel triomphe pour la Libre-PensĂ©e de Bourg si lâenfant recouvrait la validitĂ©, non point par lâopĂ©ration du Saint-Esprit, mais par celle du chirurgien et pendant son sĂ©jour chez les ChĂ©vremont ! Le vĂ©tĂ©rinaire rĂ©crivit au pĂšre de Marie-Anne et lâinvite sans donner de prĂ©texte Ă son hospitalitĂ©. La rĂ©ponse nâarriva quâau bout dâun mois. Grimodet faisait Ă©crire Je nâaurai pas de permission avant six mois au moins. Je viens justement dâen passer une chez ma marraine ; mais la premiĂšre fois, on pourra en recauser. ChĂ©vremont prit la chose en riant. â Câest quand mĂȘme un drĂŽle de pĂšre ! Il aurait bien pu sâarranger pour venir embrasser sa fille, quâil nâa pas vue depuis tantĂŽt deux ans et qui est toute sa famille. IX Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE CâĂ©tait le temps des marraines de guerre, qui furent un baume sur des plaies⊠quand elles nâoccasionnĂšrent pas les plaies quâelles prĂ©tendaient panser. Et câĂ©tait aussi le temps des colis, qui eussent Ă©tĂ© moins nombreux si les filleuls nâen avaient point reçu leur large part. On leur en expĂ©diait de partout, et les plus modiques nâĂ©taient pas toujours les moins touchants. DenrĂ©es, tabac et lainages voyageurs ont fait, somme toute, moins de mal que de bien. En peut-on dire autant de ce qui revenait au pigeonnier en Ă©pĂźtres de remerciements, sous les ailes ? Mlle Chantoiseau, lâintĂ©rimaire de lâĂ©cole des filles, avait elle-mĂȘme un filleul. Elle ne le connaissait pas. Elle ne lâavait jamais vu. CâĂ©tait par une feuille mondaine qui traĂźnait sur une table, chez les ChĂ©vremont, que la jeune fille Ă©tait entrĂ©e en correspondance avec un aviateur, nommĂ© Gaston Romanet. Il ne demandait rien⊠que la sympathie dâune Ăąme-sĆur, lâĂąme pour le rĂȘve, la sĆur pour la rĂ©alitĂ©. ClĂ©mence avait Ă©crit ; Gaston avait rĂ©pondu. Une liaison idĂ©ale sâen Ă©tait suivie. Lâinstitutrice nâavait pas dissimulĂ© sa condition prĂ©caire et lâaviateur ne sâĂ©tait pas montrĂ© en reste de confiance. La dĂ©claration de guerre lâavait trouvĂ©, Ă vingt-neuf ans, comptable dans une grande fabrique de Lille. Il ne laissait personne derriĂšre lui. Orphelin de bonne heure, il sâinspirait, pour apitoyer lâinconnue, du romantisme de Didier dans Marion Delorme. Il jouait lâair de violon quâil savait le mieux ; et ClĂ©mence lâĂ©coutait, ravie. On, avait ensuite, Ă©changĂ© des photographies. Elle nâen possĂ©dait quâune, en carte postale, exĂ©cutĂ©e Ă Paris, sur les boulevards, Ă bas prix. Elle y apparaissait plutĂŽt Ă son avantage. La photographie nâenlaidit pas les laides. Le teint de Mlle Chantoiseau nâavait pas plus dâĂ©clat au naturel que sur son portrait et la pĂąleur de ses yeux pouvait ĂȘtre attribuĂ©e au mauvais Ă©clairage ou Ă lâinhabiletĂ© de lâopĂ©rateur. Gaston, lui, nâavait envoyĂ© quâun instantanĂ© pris aux armĂ©es par un amateur. CâĂ©tait, sous lâuniforme et la bourguignotte, un assez joli garçon, Ă moustache noire effilĂ©e, au menton carrĂ© un soldat. ClĂ©mence cherchait Ă se lâimaginer en civil, frĂšre dâinfortune, cĆur solitaire. Elle marchait⊠câest-Ă -dire quâelle avançait chaque jour en Ăąge et en affection pour son filleul. Elle Ă©tait au bord de lâamour. Il avait eu beau lui dire quâil ne dĂ©sirait que son amitiĂ©, elle Ă©tait persuadĂ©e quâil y mettait de la discrĂ©tion. Et puis la joie dâadresser, elle aussi, elle pauvre, un colis au combattant ! Elle ne sâen cachait pas. Elle avait inventĂ© un cousin aux armĂ©es. Elle nâĂ©tait plus seule, et il nâĂ©tait plus seul non plus. Elle aimait. Elle attendait une lettre. Le jour qui se lĂšve reçoit sa teinte du facteur. Attendre le facteur⊠le voir venir, approcher⊠Rien pour moi ?⊠â Si â Ah !⊠» Si prompte que soit la main, le cĆur lâa prĂ©cĂ©dĂ©e. Faire la classe ensuite. RĂ©clamer le silence. Pour mieux se faire entendre des Ă©lĂšves ? Non. Pour mieux entendre une autre voix que la sienne, que la leur ; pour mieux entendre bourdonner lâessaim des mots contenus dans la ruche. Elle Ă©tait impatiente dâaller sâenfermer dans sa chambre en location, pour lire et relire sa lettre, et puis Ă©crire, Ă©crire, Ă©crire⊠Tant dâĂ©conomies Ă dĂ©penser ! Elle avait acquis le droit dâĂȘtre prodigue. Quand elle sortait avec Nanette, elle sortait dans son rĂȘve, elle sortait en Gaston. La lettre dans son enveloppe battait sur sa poitrine comme une montre dans son boĂźtier. Elle la remontait en la relisant encore avant de sâendormir. Lorsque Nanette lui demandait Ă quoi pensez-vous ? mademoiselle ClĂ©mence ? » elle se retenait pour ne pas rĂ©pondre Ă Gaston, voyons ! Ă qui veux-tu que je pense ? » Si, Ă ce moment-lĂ , elle avait eu auprĂšs dâelle une amie, au lieu dâune fillette, son cĆur aurait Ă©clatĂ© en confidence, comme un fruit mĂ»r qui se fend. Il nâĂ©tait pas jusquâau sombre Ă©tang de SablonniĂšres, au milieu de la forĂȘt, qui ne changeĂąt dâaspect en la voyant paraĂźtre elle lâĂ©blouissait. Certain jour, oĂč, plus encore que dâhabitude, il sâenveloppait dâun douloureux mystĂšre, elle laissa Ă©chapper Mais non, il nâest pas si triste que cela⊠» Elle avait reçu, le matin, une tendre lettre, et les feuilles jaunies cousaient un volant dâor Ă la jupe de lâeau pleine de trous, et noire. Sans doute, elle nâexpĂ©diait quâun paquet par mois et câĂ©tait peu au regard du paquet que faisaient partir tous les deux jours, Ă lâadresse de leurs fils, une Mme ChĂ©vremont ou une Mme Boussuge⊠; mais que lâon songe aux privations que reprĂ©sentait ce colis de lâintĂ©rimaire obligĂ©e, avec cent francs par mois, de subvenir Ă son logement, Ă sa nourriture et Ă son entretien. Si son pĂšre ne lui avait pas envoyĂ© vingt francs de temps en temps, jamais la pauvre jeune fille nâeĂ»t joint les deux bouts. Elle y parvenait ; mais en rognant sur la table, en dĂźnant dâune tablette de chocolat. CâĂ©tait surtout dâillusions quâelle vivait. Elle ne gĂ©missait pas. Son filleul la consolait de tout. Elle savait par cĆur une Idylle prussienne de ThĂ©odore de Banville, tableau de genre reprĂ©sentant un moineau franc qui, sur le champ de bataille, boit, au creux dâun Ă©clat dâobus tachĂ© de sang, quelques gouttes de rosĂ©e. Le poĂšte concluait Ce charnier de deuil et de gloire Au souffle pestilentiel, Ă la fin sert Ă faire boire Un tout petit oiseau du ciel ! CâĂ©tait cela, ClĂ©mence ne lisait pas les communiquĂ©s et ne languissait quâaprĂšs le facteur. Il y avait la guerre uniquement pour lui donner lâoccasion de se rafraĂźchir, une fois par semaine, Ă la mĂȘme coupe alternativement remplie de sang et dâeau pure. Une fois quâelle se trouvait Ă la poste et quâelle y attendait son tour, Mme Boussuge envoyait un mandat de vingt francs Ă son fils. Quand elle fut sortie, la petite aide, qui sympathisait avec lâintĂ©rimaire, par affinitĂ©, lui dit â Toutes les semaines elle en envoie autant. Câest beau dâĂȘtre riche ! Elle disait cela sans envie ; elle Ă©tait jeune, elle ne mĂąchait pas amer encore. â Oui, câest beau, rĂ©pĂ©ta Mlle Chantoiseau. Câest surtout bon de pouvoir ne rien refuser Ă ceux quâon aime. Une idĂ©e germait dans son esprit. Gaston Ă©tait pauvre et le lui cachait, par dĂ©licatesse. Comment sây prendre pour lui faire accepter le petit mandat quâelle rĂȘvait de lui adresser, elle aussi, en se privant davantage ? Elle se reprochait sa franchise. Quâavait-elle eu besoin, au dĂ©but de leur correspondance, dâavouer sa situation prĂ©caire ? Elle gagnait sa vie. Elle nâĂ©tait pas des deux la plus Ă plaindre. Elle songeait Ă racheter sa maladresse puisque câĂ©tait non pas en disant la vĂ©ritĂ©, mais en mentant, quâelle se rapprochait le plus de lui. Elle mit un mois Ă bĂątir son petit roman, brin Ă brin, et les ChĂ©vremont, Ă leur insu, lui en fournirent lâintrigue. Elle nâinventa pas quâelle donnait Ă Marie-Anne des leçons particuliĂšres, mais elle inventa quâon les lui payait, et elle Ă©crivit dans ce sens Ă son filleul chĂ©ri. Elle Ă©tait riche ; elle allait pouvoir mettre un peu dâargent de cĂŽtĂ© pour les mauvais jours⊠ou pour soulager une infortune plus grande que la sienne. Elle amorçait lâenvoi dâargent possible grĂące au petit appoint quâelle recevait de son pĂšre⊠Mais la moitiĂ© seulement de la difficultĂ© Ă©tait surmontĂ©e, car Gaston, tel quâil se montrait sourcilleux sur le point dâhonneur, renverrait certainement la somme quâelle lui destinait. Et, dâautre part, elle ne se jugeait pas marraine complĂšte sans cela. Il y a tant de choses quâun soldat ne peut sâoffrir que sur place ! Un vin plus fin que le pinard, par exemple⊠Elle avait trouvĂ© ! Elle Ă©crivit Je veux vous faire partager mon plaisir. Je viens de toucher mon premier mois de leçons. Buvez une bouteille de bon vin avec le meilleur de vos camarades, en pensant Ă moi, et Ă votre santĂ©. Et elle glissa dans sa lettre deux coupures de cinq francs bien propres, ayant Ă peine circulĂ©. En revenant de la poste, elle rencontra la maman dâune de ses Ă©lĂšves et lui dit bonjour. â Comme vous avez bonne mine ! sâĂ©cria la femme. Lâair de Bourg vous profite Ă vous. â Oui, je vais bien. Je me plais ici. Elle avait crachĂ© rouge dans son mouchoir, la veille, et la flamme qui lui rosissait les joues la dĂ©vorait intĂ©rieurement. Mais puisque lâautre lui donnait le change, elle le prenait, tant elle Ă©tait heureuse ! Un peu dâapprĂ©hension, nĂ©anmoins, se mĂȘlait Ă son bonheur intime. Quâallait dire Gaston ? Il pourrait bien ne pas ĂȘtre dupe⊠Elle fut promptement rassurĂ©e. Merci, rĂ©pondit le filleul. Votre souhait charmant a Ă©tĂ© exaucĂ©. Nous avons bu Ă notre santĂ© ; mais câĂ©tait la vĂŽtre que je portais Ă part moi. Elle rayonna. Elle vida dâun trait sa coupe dâeau fraĂźche, son Ă©clat dâobus. Ah ! quâelle mĂ©ritait bien son nom de Chantoiseau ce jour-lĂ ! Elle Ă©tait ivre de rosĂ©e et elle chantait ! Elle dit Ă Nanette, au cours de leur promenade du jeudi en forĂȘt â Il faudra que tu me copies cette jolie chanson que tu chantes⊠tu sais⊠â Non. Laquelle, mademoiselle ? â Celle dont le refrain est Je tâai rencontrĂ© simplement Et tu nâas rien fait pour chercher Ă me plaire⊠â Je veux bien, mais en cachette, dit la petite. Madame prĂ©tend que ce nâest pas une chanson pour une enfant de mon Ăąge. â Bien sĂ»r, reprit lâintĂ©rimaire. Je ne te dis pas de la chanter, mais, puisque tu la sais, de me la copier. Câest mon filleul qui ne se rappelle pas les paroles et qui me les demande. Le mois suivant, elle sâenhardit ; elle ne chercha plus de prĂ©texte et mit dix francs, avec sa lettre, sous enveloppe. Et elle attendit, le cĆur battant, comme la premiĂšre fois. Nouvelle ivresse ! Gaston, jusque-lĂ , ne lâavait jamais tutoyĂ©e, mĂȘme dans le feu de ses dĂ©monstrations. Lui aussi sâĂ©mancipait Ă Ă©crire Jâai peur, marraine chĂ©rie, que tu ne fasses des folies pour moi⊠Mais la folie est contagieuse et la tienne me gagne⊠Prends garde ! Contre quoi elle aurait Ă se dĂ©fendre, il ne le disait pas ; mais une prĂ©cision est-elle nĂ©cessaire Ă qui nâa plus les moyens de lutter et bĂ©nit son dĂ©sarmement ? Une distraction pour les gens de loisir fut, pendant quelque temps dâaller voir une compagnie de prisonniers allemands travailler en forĂȘt. Ils venaient chaque jour de SablonniĂšres, Ă dix kilomĂštres de Bourg, et faisaient des traverses et des fagots⊠à moins quâils ne fissent rien. Ils Ă©taient dĂ©guenillĂ©s, mais les territoriaux chargĂ©s de leur surveillance nâĂ©taient pas beaucoup mieux vĂȘtus et paraissaient plus fatiguĂ©s. Les prisonniers nâauraient pas eu de peine Ă sâen dĂ©barrasser ; ils nây pensaient pas et jouissaient de leur sĂ©curitĂ©, Ă lâabri des marmites et des shrapnells. Un seul tenta de sâĂ©chapper et, repris, fut mal vu par les autres, auxquels, pendant huit jours, la vis fut serrĂ©e dâun tour. On avait la paix ; Ă©tait-ce raisonnable de la troubler ? Les jours, de pluie, les prisonniers ne sortaient pas de leur cantonnement ; ils nâen sortaient pas non plus le dimanche. Ils en profitaient pour raccommoder leurs hardes en chantonnant. Deux dâentre eux avaient une belle voix. Ils la faisaient entendre quelquefois sous bois, Ă lâinstigation des territoriaux eux-mĂȘmes. Tout le monde sâarrĂȘtait de travailler pour les Ă©couter. Un territorial faisait le guet, appuyĂ© sur son fusil, pour signaler les trouble-fĂȘte, officiers, inspecteurs, etc.⊠On eĂ»t Ă©tĂ© si tranquilles sans eux ! Une fois, les coryphĂ©es chantĂšrent un lied que tous les prisonniers, Ă©lectrisĂ©s, reprirent en chĆur et debout, comme sous les voĂ»tes dâune cathĂ©drale aux piliers frĂ©missant eux-mĂȘmes dâune Ă©motion sacrĂ©e. Boussuge Ă©tait de ceux qui allaient sus Boches » assez frĂ©quemment. Il leur trouvait des faces bestiales. Il tes voyait Ă travers les articles de journaux qui reprĂ©sentaient nos prisonniers Ă nous, victimes des mauvais traitements de lâAllemagne, dans les camps oĂč ils Ă©taient parquĂ©s. Il rĂ©clamait des reprĂ©sailles ; mais Pioux, le maĂźtre maçon qui avait un fils prisonnier, craignait, par des rigueurs de notre part, dâen provoquer de nouvelles chez lâennemi. Alors, oĂč sâarrĂȘterait-on ? Dâautant plus que le nombre de nos prisonniers Ă©tait sensiblement supĂ©rieur au nombre des prisonniers allemands. â Vous avez raison, dit Boussuge. Il pensait Ă son fils qui pouvait, lui aussi, tomber aux mains des Boches. Les territoriaux venaient quelquefois se ravitailler Ă Bourg. Ils ne manquaient pas, alors, dâaller vider bouteille au Plat dâĂ©tain, la meilleure auberge de Bourg-en-Thimerais. Elle Ă©tait la meilleure parce quâelle avait conservĂ© quelque chose des auberges dâautrefois. Elle Ă©tait intime et lâon y mangeait bien. La vaste cuisine Ă©tait une salle commune ouverte Ă tous. On y causait, on y buvait, on y regardait Mme Bretonnet, la patronne, prĂ©parer loyalement les repas, Ă©plucher les lĂ©gumes, battre les sauces, dĂ©couper les viandes sur un Ă©norme billot de chĂȘne. Le chĂȘne avait eu deux cents ans dâexistence et son cadavre inusable rendait encore des services. Il occupait le centre de la cuisine et toute la vie de la maison tournait autour ; il avait remplacĂ© le tourne-broche. Les territoriaux sâattablaient et sâattardaient, servis par Tiennette Bretonnet, une grande belle fille de vingt ans qui riait toujours et Ă laquelle on ne manquait pas de respect, parce quâelle envoyait, sans cesser de rire, son coude nu et pointu dans la figure des clients entreprenants. Elle avait, un jour, brisĂ© deux dents Ă lâun dâentre eux ; on se le tenait pour dit. Les territoriaux venaient aux nouvelles et en apportaient. Ils se laissaient interroger sur les prisonniers quâils gardaient, ils nâen disaient ni bien ni mal. Ils faisaient les commissions de ceux qui avaient un peu dâargent. Comme on leur demandait si quelques Boches parlaient français â Oui, rĂ©pondit un territorial⊠trois ou quatre, en dehors de leur interprĂšte, Ă©corchent notre langue. Tiens, ça me rappelle une chose⊠Est-ce que vous nâavez pas, ici, des rĂ©fugiĂ©s de lâAisne ? â Si. Plusieurs sont des environs de Laon et de Soissons. â Justement. Deux de nos prisonniers ont occupĂ© cette rĂ©gion et, ma foi, câest malheureux Ă dire, ils nâen gardent pas un mauvais souvenir. â Pourquoi ? â Parce quâils y ont reçu, quâils disent, la plus complĂšte hospitalitĂ©. Enfin, quoi ! ils ne manquaient de rien, vous comprenez ? Le territorial clignait de lâĆil en regardant Tiennette qui remettait ça », remplissait les verres. â Oh ! fit-elle, câest encore plus facile que malheureux Ă dire. Ă beau mentir qui vient de loin. â Ils donnent des dĂ©tails que je nâoserais pas rĂ©pĂ©ter devant vous, candide enfant⊠à moins que votre mĂšre ne mây autorise, reprit le territorial. â On ne vous les demande pas, trancha la belle fille. Il y avait lĂ une femme en camisole sale qui venait chercher, dans un pot Ă eau Ă©brĂ©chĂ©, un peu de bouillon pour son enfant malade. â Vous ne vous souvenez pas du nom de lâendroit oĂč ça se serait passĂ©, dit-elle au soldat. â Câest quelque chose comme⊠Il Ă©corcha le nom dâune localitĂ©. Elle rectifia. â Peut-ĂȘtre bien. â Et les noms des femmes complaisantes, tandis que leurs maris se font casser la gâŠ, vous ne les savez pas ? questionna Ăąprement la rĂ©fugiĂ©e. â Ah ! la petite mĂšre, si vous croyez que ça mâintĂ©resse !⊠Il nây en avait dâailleurs que deux au village, paraĂźt-il. Je ne les excuse pas, mais quoi ! Quand lâoccupant parle en vainqueur et en maĂźtre, une faible femme se rend⊠et nâen meurt pas⊠Il ne faut pas trop faire la maligne quand on nâa pas Ă©tĂ© exposĂ©e soi-mĂȘme⊠â Si câest vrai, interrompit la rĂ©fugiĂ©e, on peut dire tout de mĂȘme que voilĂ deux fameuses saletĂ©s ! Et elle sâen alla lentement, afin de ne pas renverser son bouillon, ou bien dans lâattente dâune rĂ©plique. Mais sa voix nâeut pas dâĂ©cho. La population indigĂšne de Bourg nâaimait pas les accourues et se mĂ©fiait de toutes, indistinctement. X BOBOCHE ET BANBAN On voyait entre Bourg et la lisiĂšre de la forĂȘt une grande ferme abandonnĂ©e Ă la suite dâun incendie qui en avait dĂ©vorĂ© une aile sur trois. On allait la reconstruire quand la mobilisation avait pris le fermier, dispersĂ© sa famille et dĂ©couragĂ© le propriĂ©taire, qui attendait la fin des hostilitĂ©s pour reprendre les travaux et repartir sur de nouveaux frais dâexploitation. Le docteur Chazey avait rĂ©quisitionnĂ© lâaide droite du bĂątiment pour y loger les accourues » que nâavaient point recueillies, Ă cause de leur famille trop nombreuse, les particuliers. Elles Ă©taient lĂ une douzaine avec vingt enfants en bas Ăąge. Elles touchaient lâallocation pour elles et pour eux. Les plus grands allaient Ă lâĂ©cole ; les petits occupaient leurs mĂšres et leur donnaient une contenance. Il y avait, Ă lâentrĂ©e de la Ferme, dite on ne savait pas pourquoi, Ferme Bourrue, un magnifique frĂȘne pleureur sous lequel sâabritaient les rĂ©fugiĂ©es pour causer entre elles, comme elles faisaient au lavoir naguĂšre ; mais au lieu de savonner, de tordre et de battre le linge, elles dĂ©maillotaient et remmaillottaient les marmots, leur donnaient le sein ou le biberon, les caressaient ou tapaient dessus. On leur avait proposĂ© des travaux dâaiguille pour se distraire ou combattre lâoisivetĂ© ; on leur avait offert de la toile et de lâĂ©toffe pour les inciter Ă confectionner elles-mĂȘmes layette, trousseau et vĂȘtements ; mais la plupart ne savaient pas coudre, et celles qui savaient Ă©taient paresseuses. Elles ne pratiquaient pas cette vertu bourgeoise le raccommodage. Le docteur Chazey avait lâĆil sur la colonie ; il surveillait avant tout lâallaitement des bĂ©bĂ©s. â Demandez-moi ce qui vous manque, disait-il, mais je ne veux pas⊠vous entendez bien, je ne veux pas de dĂ©cĂšs dâenfants. Il nây en a jamais ici. Des biberons bien propres, hein ? Si je trouve dedans, en arrivant Ă lâimproviste, autre chose que du lait ou ce que jâaurais prescrit dây mettre, câest le congĂ© immĂ©diat pour la mĂšre coupable. Parfaitement. Aussi coupable que si elle se servait encore du biberon Ă tube. On pourra vous dire que ce malfaiteur, traquĂ© par moi, sâest dĂ©fendu avec lâĂ©nergie du dĂ©sespoir⊠; mais je lâai eu. On nâen trouverait pas un Ă trois lieues Ă la ronde. Ce nâest plus quâun souvenir, un mauvais souvenir. Compris ? La santĂ© de lâenfant dĂ©pend de la mĂšre. Quand il meurt, elle devrait ĂȘtre poursuivie pour infanticide par imprudence. Jâai bien lâhonneur, mesdames, de vous saluer. Le bon docteur grommelait en sâen allant â Coupable, sans doute⊠mais pas nĂ©cessairement, et pas seule, Ă la vĂ©ritĂ©. Lâauteur du dĂ©lit est souvent le pĂšre. Sâil a mis dans le sang de lâenfant lâalcool que la mĂšre nâa pas versĂ© dans son biberonâŠ, la belle avance. Il tenait parole. Ă chacune de ses visites inopinĂ©es, il examinait les enfants sur toutes les coutures, comme Ă une consultation de nourrissons. Il donnait des conseils, et le moyen de les suivre. Sa sollicitude nâĂ©tait pas rĂ©compensĂ©e. Le choix quâil avait fait de la femme Louvois et de ses trois enfants lui aliĂ©nait les sympathies des douze locataires de la Ferme Bourrue. Pourquoi elle et pas nous ? » sâentre-disaient lâamertume et lâenvie. Le temps que les accourues ne passaient pas Ă se chercher dispute, elles lâemployaient Ă se rĂ©concilier sur le dos de Sa mignonne, de Sa chĂ©rie, comme elles appelaient le grand berger en cape brune, leur compagne dâinfortune cependant. CâĂ©tait le sujet quotidien de leurs conversations, quand elles ne se querellaient pas ; car la Ferme Bourrue, sur ce point, avait tout de la caserne de gendarmerie oĂč les mĂ©nages, excitĂ©s les uns contre les autres, se rendent invariablement la vie insupportable. Une des commĂšres, la Bougeaille, Ă©tait celle qui se trouvait au Plat dâĂ©tain lorsquâun territorial y avait colportĂ© des racontages sur quelques femmes restĂ©es dans lâAisne envahie. La Ferme abritait justement une femme du village dĂ©signĂ©. CâĂ©tait celui quâhabitaient Mme Louvois, Nanette et Nanand. Le cailletage sâalimenta pendant huit jours de cette devinette quelles Ă©taient les deux femmes sur lesquelles pouvaient se porter les soupçons ? La seule fugitive Ă mĂȘme dâĂ©mettre un avis, cherchait, passait en revue, conjecturait, sous le frĂȘne qui semblait pleurer de cette investigation. Les enfants Ă©coutaient, comme intĂ©ressĂ©s par la solution dâun problĂšme. Ă la fin, la commĂšre intriguĂ©e rendit son arrĂȘt. â Plus jây pense, plus je suis convaincue que les Boches font allusion Ă la Servais, la mĂšre du petit Fernand, qui est chez des bourgeois dâici. CâĂ©tait un mauvais mĂ©nage. Le gosse pourrait en dire long, si on le questionnait. Comprend-on quâelle lâait laissĂ© partir tout seul ? Elle Ă©loignait un tĂ©moin gĂȘnant. Elle a dĂ©jĂ eu des histoires Ă©tant jeune. Fernand est nĂ© avant son mariage. Il y avait chez eux des scĂšnes continuelles⊠Alors Servais sâest mis Ă boire, naturellement. La mobilisation a Ă©tĂ© un bon dĂ©barras pour tous les deux. Oui, plus jây rĂ©flĂ©chis, plus je la crois capable⊠Lâautre je nâen suis pas aussi sĂ»re⊠; jâaime mieux ne rien dire. â Câest tout de mĂȘme malheureux pour ce pauvre enfant⊠Quand il rentrera chez lui et quâil entendra juger sa mĂšre⊠â Elle ne pourra pas rester dans le pays, câest clair. Et les langues allaient leur train, sous le frĂȘne pleureur, devant la nichĂ©e tout oreilles. Les jours suivants, le fils de la Bougeaille, qui Ă©tait un peu plus ĂągĂ© que Fernand et ne lui pardonnait pas son existence agrĂ©able, redoubla dâanimositĂ© vis-Ă -vis de lui. Manifestement il le cherchait, se sentant soutenu par la majoritĂ© de ses camarades. Ă la rĂ©crĂ©ation, Nanand Ă©tait exclu de leurs jeux, ou bien on organisait un simulacre de bataille entre Allemands et Français, et comme câĂ©tait Ă qui ne serait pas Allemand â HĂ© ! Fernand, criait Bougeaille, dĂ©voue-toi⊠Tâas moins dâefforts Ă faire quâun autre. Nanand Ă©vitait de rĂ©pondre et demeurait Ă lâĂ©cart, nâĂ©tant point batailleur et ne comprenant pas. La rĂ©crĂ©ation lui devenait aussi pĂ©nible que la classe, Ă laquelle il ne prenait pas un intĂ©rĂȘt bien vif. Son intelligence restait endormie et nâavait que de courts rĂ©veils. Il attendait avec impatience la sortie. Il aimait Ă rencontrer Nanette quâil voyait venir clopin-clopant et qui lui eĂ»t moins plu si elle avait boitĂ© moins. Elle se distinguait par lĂ des autres. Elle Ă©tait bien tenue. Elle avait toujours des rubans clairs et propres au bout de ses nattes tombantes, et ses yeux Ă©taient ceux dâune grande personne ; elle paraissait les avoir empruntĂ©s et ils lâintimidaient un peu par leur Ă©clat et leur fixitĂ©. Elle avait toujours une bonne parole pour Nanand. Ils marchaient un moment Ă cĂŽtĂ© lâun de lâautre et se sĂ©paraient Ă regret, en se regardant amicalement. Ils allaient ainsi, gentiment, le jour oĂč le drame Ă©clata. Le fils Bougeaille les suivait en ricanant avec trois ou quatre drĂŽles de son espĂšce. Comme ils en Ă©taient pour leurs frais. Bougeaille pressa le pas et ayant dĂ©passĂ© Nanette et Nanand, se retourna pour dire insolemment â Boboche et Banban les deux font la paire ! Banban Ă©tait le surnom que les fillettes de la Ferme Bourrue avaient donnĂ© Ă Nanette pour la mortifier. En classe, on lâappelait plutĂŽt la Tite Bote. Un jour dĂ©jĂ , elle avait corrigĂ© une gamine de la Ferme, et elle Ă©tait toute prĂȘte Ă recommencer. Mais lâinsulte, cette fois, glissa sur elle, et ce fut Ă Nanand seulement quâelle prit garde. Elle rattrapa, dâun saut en avant, le mauvais garnement, le saisit par la manche, le secoua et dit â Pourquoi que tu lâappelles Boche ? â Demande-lui, rĂ©pondit lâautre en se dĂ©gageant. Elle rĂ©pĂ©ta â Quâest-ce quâil tâa fait pour que tu lâappelles Boche, ce petit ? Jamais ses yeux nâavaient Ă©tĂ© plus larges ni plus brillants ; mais la teinte en avait subitement passĂ© du bleu au violet. Bougeaille Ă©tait plus grand et plus fort quâelle ; deux raisons pour quâil sâexĂ©cutĂąt. â Quand on a une mĂšre qui fait ce que la sienne a fait avec les Allemands, on mĂ©rite le nom de Boboche, et ça nâest pas toi qui⊠Il nâacheva pas la petite lui avait plantĂ© ses ongles dans la figure, et sâacharnait. Nanand stupĂ©fait et les autres tĂ©moins, assistaient sans mot dire au chĂątiment du mĂ©chant garçon qui se dĂ©fendait mai et, aveuglĂ© par le sang, se bornait Ă parer de nouveaux coups de griffe. La poule câĂ©tait lui, et câĂ©tait elle le coq. La scĂšne se passait devant la boutique du sellier-bourrelier. Il sortit et intervint. Bougeaille, honteux, sâen alla. â Quâest-ce quâil tâavait fait ? demanda le bourrelier Ă Nanette. â Ă moi rien⊠Mais câest-y permis dâappeler Boboche un gosse qui ne lui disait rien de mal ? â Non, ça nâest pas permis, fit lâhomme, en riant du restant de colĂšre qui embellissait Nanette, car ses yeux Ă prĂ©sent lui mangeaient » la figure et le bleu en paraissait plus foncĂ© de ce quâelle Ă©tait plus pĂąle. â Nâaie pas peur, il se souviendra de la leçon, ajouta la petite en ramassant son cartable. Viens, Nanand. Et ils continuĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte leur chemin, sans sâadresser la parole. Au moment de se quitter seulement, pour rentrer chacun chez soi, elle dit encore â Tâen fais pas, va⊠Il nây reviendra plus⊠Nanand sourit Ă sa petite amie. Il ne trouvait pas de mots pour la remercier et nâen cherchait mĂȘme pas. Lâincident transpira tout de suite. On donna raison Ă la Tite Bote. Des gens quâelle ne connaissait pas lâarrĂȘtaient dans la rue pour la fĂ©liciter. â Câest toi qui as rossĂ© le gamin de la Ferme Bourrue ? Tu nâas pas froid aux yeux. Voyez-vous ce petit coq !⊠Mais il fallait expliquer la dispute⊠; et lâon sut ainsi ce quâil eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable quâon ignorĂąt. On sâapitoya hypocritement sur Nanand. Le sobriquet infamant le marqua. On disait Câest le petit rĂ©fugiĂ© quâon appelle Boboche, Ă cause que sa mĂšre a eu des bontĂ©s pour les Allemands logĂ©s chez elle. » On brodait. On forgeait des dĂ©tails. Un essaim de mots, comme un essaim de mouches, voletait sur cette ordure et la propageait. On ne fut pas fĂąchĂ© quâelle pĂ©nĂ©trĂąt chez les Boussuge et les punĂźt dâavoir les moyens de recueillir un rĂ©fugiĂ©. Il faut bien que la fortune, elle aussi, expose Ă de petits dĂ©sagrĂ©ments. Les Boussuge nâavaient pas eu la main heureuse. Tant pis. Boussuge avait fait son enquĂȘte et en publiait coram populo les rĂ©sultats. â Rien nâautorise mĂȘme une conjecture, vous savez⊠Câest un simple ragot⊠Ce territorial que jâai interrogĂ© nâa prononcĂ© aucun nom. Celui du village nâest mĂȘme pas certain. Ce canard est nĂ© Ă la Ferme Bourrue⊠il est bon de ne pas le laisser courir et de lui tordre le cou. â Bien sĂ»r, monsieur Boussuge, rĂ©pondaient les gens. Mais on Ă©lĂšve encore plus de vipĂšres que de canards chez ces accourus⊠Et puis, quand mĂȘme il y aurait une part de vĂ©ritĂ©, votre petit serait-il responsable ? On ne choisit pas ses parents. Lâenfant avait heureusement des dĂ©fenseurs moins circonspects. ZĂ©naĂŻde bougonnait â Câest dommage que cette petite Nanette soit chez M. ChĂ©vremont jâaurais du plaisir Ă lâembrasser. Ce quâon lui a dit⊠je ne conseille Ă personne de le rĂ©pĂ©ter devant moi. Ma main serait encore trop propre pour la figure du saligaud !⊠La galerie, avertie, finit par sâabstenir de commentaires ; mais des regards, pendant quelque temps encore, tĂ©moignĂšrent aux Boussuge une discrĂšte compassion. Ils nâavaient pas de chance. Faire le bien nâest pas chose facile. ZĂ©naĂŻde, cependant, nâosait pas sâavouer quâelle Ă©tait tentĂ©e dâajouter foi Ă lâodieux commĂ©rage. Tout ce qui faisait le vide autour de lâenfant le rapprochait davantage de la servante. Elle ne lui posa aucune question ; mais, le soir, en bordant son lit elle disait parfois â Si tu entends des paroles malsonnantes, mon fieu, ne les rĂ©pĂšte quâĂ moi⊠Tu ne les entendras pas deux fois de la mĂȘme bouche, je tâen rĂ©ponds. Bonne nuit. Dors bien. Quant Ă Boussuge, il avait fait part de ses impressions au maire. â Il ne faut pas que cela se renouvelle. Câest honteux. Parents et enfants ont autant besoin les uns que les autres quâon leur donne sur les doigts. Câest surtout le rĂŽle du prĂȘtre et du maĂźtre dâĂ©cole, jâen parlerai Ă lâabbĂ© GrossĆuvre ; parlez-en, de votre cĂŽtĂ©, Ă M. Faverol. â Je nây manquerai pas, dit le docteur Chazey ; et la premiĂšre fois que jâirai Ă la Ferme Bourrue, je laverai la tĂȘte aux pies borgnes. Comptez-y. Ainsi fut fait. Lâalgarade de Nanette avait plutĂŽt flattĂ© les ChĂ©vremont. Il ne leur dĂ©plaisait pas quâelle eĂ»t protĂ©gĂ© le petit rĂ©fugiĂ© des Boussuge. Agathe et Palmyre en sortant de la messe, le dimanche suivant, sâentretinrent un moment de lâaffaire chez le pĂątissier. â Cette petite a du cĆur, dit Palmyre. Notre Nanand aussi en a câest le caractĂšre qui chez lui est mou. Il ne paraĂźt pas non plus, par bonheur, avoir trĂšs bien compris lâallusion Ă la conduite de sa mĂšre. La petite a lâesprit plus Ă©veillĂ©, lâintelligence plus prĂ©coce⊠â Câest une fille, dit Agathe. XI LA MALAISĂE Depuis plusieurs jours, Nanand ne venait plus Ă lâĂ©cole. Nanette le cherchait en vain, des yeux, dans la Grande Rue, Ă lâheure oĂč, dâhabitude, elle le rencontrait. Bougeaille, en passant Ă cĂŽtĂ© dâelle, lui jetait un mauvais regard, et il Ă©tait entourĂ© de camarades quâelle nâosait pas interroger. Elle craignait de sâattirer une rĂ©ponse injurieuse et dâĂȘtre encore obligĂ©e de se battre. Elle avait eu beau promettre Ă Mme ChĂ©vremont de ne pas faire attention Ă ce que pourraient lui dire les mauvais sujets », ses petits poings se crispaient Ă lâidĂ©e seulement quâelle sâentendait appeler Banban. Il semblait que le gars Bougeaille lui eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ© sa disgrĂące. Elle en Ă©tait malheureuse. Elle sâobservait en marchant. Elle boitait davantage en ne sautillant plus pour paraĂźtre boiter moins. Comment faire pour savoir ce que devenait Nanand ? Elle sâavisa soudain de sâadresser Ă Mlle Chantoiseau. Sa directrice, Mme Faverol, nâavait quâĂ demander Ă son mari qui Ă©tait le maĂźtre dâĂ©cole des garçons. Ătait-ce bĂȘte de nây avoir pas songĂ© plus tĂŽt ! Mlle Chantoiseau sâacquitta volontiers de la commission. â Fernand Servais est malade, rapporta-t-elle Ă Nanette. â Quâest-ce quâil a ? â On ne sait pas. Il est alitĂ© le docteur Chazey va le voir. Le docteur, en effet, aprĂšs avoir examinĂ© lâenfant, qui ne se plaignait pas, mais qui demeurait prostrĂ©, Ă la suite dâun abondant saignement de nez, le docteur rĂ©servait son diagnostic. Il le formula enfin lâenfant faisait une fiĂšvre muqueuse bĂ©nigne. Si aucune complication ne survenait, il en serait quitte pour garder la chambre pendant six semaines. â Câest bien, dit Mme Boussuge, on le soignera. Justin Ă©tait, Ă cette Ă©poque, sur la Somme, oĂč lâon se battait. Les Boussuge sâinquiĂ©taient lorsquâils Ă©taient plus de quatre ou cinq jours sans recevoir de ses nouvelles, car il Ă©crivait dâhabitude rĂ©guliĂšrement. Mme Boussuge sâalarmait surtout le soir, quand Nanand, dont elle prenait la tempĂ©rature, avait quelques dixiĂšmes de plus. On eĂ»t dit que le thermomĂštre la renseignait autant sur la santĂ© de son fils que sur celle du petit rĂ©fugiĂ©. Elle Ă©tablissait mentalement un rapport entre la derniĂšre lettre de Justin, le communiquĂ© et lâĂ©lĂ©vation de la tempĂ©rature du malade. Elle ne se rendait pas compte elle-mĂȘme des effets de sa superstition. Elle ne lâavouait pas. Elle subissait ce vague malaise que cause un pressentiment. Lorsque le docteur lui avait apportĂ©, le lendemain matin, une lettre rassurante de Justin, elle ne sâĂ©tonnait pas que Nanand eĂ»t passĂ© une meilleure nuit et que sa fiĂšvre fĂ»t tombĂ©e dâun degrĂ©. ZĂ©naĂŻde couchait Ă cĂŽtĂ© de lui, sur un matelas. Elle Ă©tait dâune humeur de dogue. Elle attribuait la maladie de lâenfant Ă la scĂšne que lui avait faite dans la rue le fils de la Bougeaille. â Son cerveau a trop travaillĂ© lĂ -dessus, disait-elle ; câest lĂ quâest le mal ; mais le mĂ©decin nâen conviendra pas, parce quâil nây a pas de drogues pour guĂ©rir ça. â Vous dites des bĂȘtises, ZĂ©naĂŻde, tranchait Mme Boussuge. Une fiĂšvre typhoĂŻde est une fiĂšvre typhoĂŻde et rien de plus. Un chagrin dâenfant ne suffit pas pour la lui donner. â Câest votre idĂ©e, jâai la mienne, rĂ©pondait la servante. Elle avait une sourde irritation contre le thermomĂštre. Elle le regardait sur la cheminĂ©e, haussait les Ă©paules et bougonnait â On ne sait plus quoi inventer ! Jâen fais autant avec ma main. Aussi bien, quand elle avait posĂ© sa main sur le front de lâenfant ou touchĂ© ses mains, ma foi ! elle savait tout ce que le thermomĂštre allait apprendre au docteur ou Ă Mme Boussuge. Celle-ci fit un jour la rĂ©flexion suivante â Si sa mĂšre nâĂ©tait pas dans les pays envahis, notre devoir serait de lâavertir. Elle viendrait ou ne viendrait pas en tout cas, elle serait avertie. ZĂ©naĂŻde grogna â Laissez-la donc. Elle est bien oĂč elle est. â Si pourtant lâĂ©tat du petit sâaggravait, objecta Boussuge. Palmyre se retourna furieuse contre lui. Elle pensait Ă Justin ; elle dit â En voilĂ une supposition ! â Sa mĂšre ne sâembarrasse guĂšre de lui, reprit la MalaisĂ©e. CâĂ©tait son cerveau Ă elle qui avait travaillĂ© depuis lâallusion faite Ă la conduite de Mme Servais. ZĂ©naĂŻde avait commencĂ© par ne pas ajouter crĂ©ance aux caquets de la Ferme Bourrue. Que Nanand fĂ»t sĂ©parĂ© de sa mĂšre, nâĂ©tait-ce pas assez pour son malheur prĂ©sent ?⊠Et puis, Ă mesure quâelle sâattachait davantage Ă lâenfant, son affection Ă©tait devenue plus exclusive, et elle en arrivait Ă se rĂ©jouir de tout ce qui rabaissait la famille vĂ©ritable Ă laquelle insensiblement elle se substituait. Elle sâimaginait acquĂ©rir sur Nanand les droits que sâĂŽtaient les parents. Elle gagnait le terrain quâils perdaient en se dĂ©sintĂ©ressant de lui et en se dĂ©gradant dans lâestime publique. Mais cette affaire la regardait seule⊠Il Ă©tait bien trop jeune pour rĂ©flĂ©chir sur des choses de cette gravitĂ©. Il avait le temps de savoir et de comprendre. Pour le moment, elle Ă©piait son sommeil et prĂȘtait une oreille attentive aux mots sans suite qui lui Ă©chappaient dans le dĂ©lire. Elle faisait comme un apprentissage de la maternitĂ©. Lâenfant entrait en elle au lieu dâen sortir. Elle Ă©tait mĂšre au rebours des mĂšres. â Depuis que cet enfant est malade, disait Mme Boussuge, ZĂ©naĂŻde est insupportable, comme si câĂ©tait le sien. La MalaisĂ©e, qui nâavait jamais mieux mĂ©ritĂ© son sobriquet, ne montait plus dans sa chambre, mĂȘme le dimanche. DĂšs quâelle avait un instant de libertĂ©, elle venait le passer auprĂšs du petit. Pour elle aussi, il Ă©tait lâhirondelle sous le toit il en Ă©loignait les flĂ©aux. Il y a plusieurs sortes de vieilles filles. Celle qui a aimĂ©, qui a cru ĂȘtre aimĂ©e, qui lâa Ă©tĂ©, est bien plus longue quâune autre Ă se racornir et Ă se dessĂ©cher. Elle vit de profondes racines qui ne veulent pas mourir. Elle nâattend pour reverdir quâun rayon de soleil et des larmes de joie. Elle nâa pas renoncĂ© Ă jouer Ă la poupĂ©e. Un amour est toujours, grĂące Ă cela, en puissance dans son cĆur, et sa chair qui nâa pas tressailli Ă la naissance dâun enfant, peut en adopter un qui lui fasse mal dans ses plus secrĂštes fibres. Câest vĂ©ritablement la faiseuse dâanges ils passent en elle de la vie Ă la mort. Quand par hasard son rĂȘve a lâoccasion de sâincarner, quelle prĂ©cipitation de sa tendresse Ă rattraper le temps perdu ! Nanand incarnait le rĂȘve de ZĂ©naĂŻde. Le docteur Chazey ne sâĂ©tait pas trompĂ© la fiĂšvre typhoĂŻde ne sâaggrava pas et le petit rĂ©fugiĂ© fut bientĂŽt hors de danger. Dans le mĂȘme temps, lâoffensive Ă laquelle Justin avait participĂ© sâarrĂȘta et son rĂ©giment fut envoyĂ© au repos. Mme Boussuge ne manqua pas dâobserver la coĂŻncidence. â JâespĂšre que vous allez maintenant nous faire meilleur visage, dit Mme Boussuge Ă sa servante. La MalaisĂ©e ne rĂ©pondit pas ; mais ce jour-lĂ , vers le soir, un miracle sâaccomplit dans la chambre de lâenfant on entendit ZĂ©naĂŻde chanter ! Telle fut la surprise du mĂ©nage, que Boussuge et sa femme, sortant chacun dâune piĂšce du rez-de-chaussĂ©e, se rencontrĂšrent au pied de lâescalier, lâoreille tendue. â Tu distingues ce quâelle chante, toi ? demanda Palmyre. â Je distinguerais si tu ne parlais pas, fit-il. Ăcoute donc. Le fait est que la MalaisĂ©e chantait chez ses maĂźtres pour la premiĂšre fois. Et que chantait-elle ? Ceci Tra la la la, la la, la la, Sont-ils veinards, Tous ces Bidards ! â Elle devient folle, dit Mme Boussuge. AprĂšs qui en a-t-elle ? Tu le sais, toi ? â Câest un refrain populaire de sa jeunesse⊠le seul quâelle ait retenu⊠et encore ! expliqua Boussuge. Je mâen souviens. Câest lâhistoire dâune famille qui nâavait quâun billet de loterie, rien quâun billet⊠et qui a gagnĂ© le gros lot. On a chantĂ© ça Ă Paris⊠il y a belle lurette ! Au premier Ă©tage, cependant, ZĂ©naĂŻde rĂ©pĂ©tait Ă satiĂ©tĂ©, de sa forte voix inassouplie Tra la la la, la la, la la, Sont-ils veinards, Tous ces Bidards ! â Dieu me pardonne ! je crois quâelle danse en chantant ! â Elle est contente. Elle Ă©tait contente. Longtemps comprimĂ©, le stupide refrain nâen finissait pas de se dĂ©rouler dans sa mĂ©moire, comme dans la mĂ©moire dâune nourrice un refrain qui lâa elle-mĂȘme bercĂ©e. Une chose pourtant inquiĂ©tait encore ZĂ©naĂŻde. Nanand demeurait un peu hĂ©bĂ©tĂ© ; elle lui parlait et il ne semblait pas lâentendre ; il nâavait pas envie de jouer ; on eĂ»t dit quâil dormait Ă©veillĂ©. â Quâest-ce qui te ferait plaisir ? Je te le donnerai. Ă cette question rĂ©itĂ©rĂ©e, lâenfant rĂ©pondit enfin â Je voudrais voir Marie-Anne. La MalaisĂ©e, de lâindex, se grattait les sourcils, ce qui Ă©tait chez elle le signe dâune grande perplexitĂ©. Elle nâignorait pas que ses maĂźtres, malgrĂ© la rĂ©conciliation des deux amies, Ă©vitaient de se demander aucun service. Bonjour, bonsoir. Les deux petits rĂ©fugiĂ©s se rencontraient dehors ou Ă lâĂ©glise câĂ©tait suffisant. â Ah ! tu voudrais voir Marie-Anne⊠â Oui. Il a bon cĆur, pensait la servante il nâoublie pas que cette petite a pris sa dĂ©fense. On ne peut pas lui refuser ce quâil demande⊠Mais câest les uns et les autres qui va nous mettre des bĂątons dans les roues⊠Câest bien plus simple de se passer de leur consentement. » Le lendemain, elle sâattarda aux commissions et guetta Nanette Ă la sortie de lâĂ©cole. Quand elle la vit venir, elle lâappela â Marie-Anne ! La petite sâarrĂȘta. ZĂ©naĂŻde lui dit â Tu sais que ton petit camarade, Fernand Servais, va maintenant tout Ă fait bien. Il ne tardera plus Ă retourner Ă lâĂ©cole. â Ah !⊠Tant mieux, fit la petite dont les beaux yeux sâanimĂšrent. â Il parle souvent de toi. Il te rĂ©clame. â Je serais contente aussi de le voir. â Il ne tient quâĂ toi. Veux-tu monter lâembrasser ? Câest lâaffaire de deux minutes. La petite eut une courte hĂ©sitation. â Vous nâavez pas peur que⊠â Quoi ? Quâon ne trouve Ă redire ? Je prends ça sur moi. Personne ne te grondera, je te le promets. Elle entraĂźna Nanette. Dans le couloir de la maison, elles se heurtĂšrent contre Mme Boussuge, qui rangeait tout et rien. â JâamĂšne Ă notre petit de la visite, fit dĂ©libĂ©rĂ©ment la MalaisĂ©e. Marie-Anne passait⊠Elle se faisait prier pour rentrer⊠; mais câest une trop bonne surprise pour en priver Nanand⊠On ne peut pas lui administrer de meilleur remĂšde. La plus embarrassĂ©e des trois Ă©tait Palmyre. â Si vous croyezâŠ, dit-elle. Va, ma petite. Et elle sâeffaça pour dĂ©gager lâescalier. Lorsque ZĂ©naĂŻde et Marie-Anne entrĂšrent dans la chambre de Nanand, celui-ci, assis sur son lit, regardait vaguement les images dâun vieux tome du Magasin pittoresque, quâil appuyait au pupitre de ses genoux. La corpulence de la servante cacha dâabord Nanette Ă son petit ami. â Devine qui vient te dire bonjour, mon fieu ? Le convalescent ne paraissait pas curieux de le savoir. Alors, la MalaisĂ©e ne le fit pas languir davantage elle sâĂ©carta et dĂ©couvrit Nanette qui sâavança vers le lit, la main et les yeux grands ouverts. Nanand prit la main tendue, sans Ă©lan, mais son visage reflĂ©ta un peu de joie intĂ©rieure. â Quâest-ce que tu lis de beau ? demanda Nanette, continuant Ă faire tous les frais. Il ne rĂ©pondait pas ; elle se pencha sur le livre et lut la lĂ©gende dâune gravure Les cĂšdres du Liban. â Câest amusant ? Il dit oui dâun signe de tĂȘte. Elle crut avoir trouvĂ©, dans une association dâidĂ©es, le mot pour rire. â Quand tu vas sortir, tu verras comment ils ont arrangĂ© les tilleuls de lâavenue de la Gare⊠Elle faisait allusion Ă la taille rigoureuse que ces arbres avaient subie Ă la veille de PĂąques. On nâavait laissĂ© aux tilleuls que leur fĂ»t terminĂ© par lâĂ©ventail dâune main noire aux doigts dĂ©formĂ©s, comme ils le sont chez les goutteux. Quelques mains nâavaient que trois ou quatre doigts, et celles qui en alignaient cinq ne les prĂ©sentaient pas dans leur ordre naturel⊠CâĂ©tait plus fantastique encore le soir. Lâavenue exposait en bordure une double haie de chimpanzĂ©s crucifiĂ©s, aux membres tordus et pelucheux, aux tĂȘtes grimaçantes dans lâagonie. Toutes ces tĂȘtes ne demeuraient pas droites, comme au bout dâune pique, ou penchĂ©es sur une Ă©paule ; quelques patients dĂ©capitĂ©s portaient leur tĂȘte sur les bras, jusquâau jour oĂč le printemps finissait par cacher ces hideurs en les gantant de feuilles. â Un vrai jeu de massacre ! dit Nanette, sans parvenir Ă dĂ©rider son petit camarade. â Eh bien ! quoi, Nanand, tu as perdu ta langue ? Moi qui croyais te faire plaisir, dit ZĂ©naĂŻde avec un peu de dĂ©sappointement. Lâexcuse, ce fut encore Nanette qui la proposa. â Il ne sâattendait pas⊠Nâest-ce pas, Fernand, que tu ne tâattendais pas Ă me voir ? Il leva enfin les yeux sur elle avec reconnaissance. Elle poursuivit â Je reviendrai un jour que jâaurai plus de temps⊠bientĂŽt⊠Je te promets⊠Je vais ĂȘtre en retard pour dĂ©jeuner. Elle prit sur le drap la main de Nanand toujours muet, la lui serra et redescendit lâescalier en clopinant. Et de lâentendre ainsi, telle que son oreille la lui reprĂ©sentait, Nanand Ă©tait encore plus charmĂ© quâĂ la vue de sa petite amie. â Sais-tu que tu nâas pas Ă©tĂ© aimable avec elle ? dit ZĂ©naĂŻde en remontant. Il rĂ©pondit la tĂȘte baissĂ©e sur son livre â Câest pas ceux qui chantent qui est le plus heureux. Quelques jours aprĂšs, Nanand se leva et recommença dâaller et venir dans la maison. Il Ă©tait seul admis dans la chambre de ZĂ©naĂŻde ; il lây suivait quelquefois, parce que, de sa fenĂȘtre, la vue embrassait Bourg et ses toits couverts de tuiles, par-dessus lesquels la forĂȘt dĂ©ployait sa ceinture. Son regard se perdait sur tout cela et nâaimait Ă distinguer que lâhabitation des ChĂ©vremont, oĂč se trouvait Nanette. Il la repĂ©rait aisĂ©ment, sur lâavenue de la Gare, grĂące aux tilleuls qui traçaient deux lignes parallĂšles terminĂ©es par le point dâexclamation de lâĂ©glise. DerriĂšre Nanand, la MalaisĂ©e virait, bricolait, ravaudait⊠Jamais elle nâavait ouvert devant lui sa fameuse malle au couvercle velu, contenant tout ce qui appartenait Ă la servante. Large, haute et lourde, la malle faisait lâoffice de commode dans un coin et ne se dĂ©plaçait pas sans effort. Or, ce dimanche-lĂ , Nanand, de son poste dâobservation Ă la croisĂ©e, entendit ZĂ©naĂŻde tirer la malle au milieu de la chambre. Il se retourna, curieux du spectacle nouveau qui semblait sâannoncer. â Tu cherches quelque chose ? demanda-t-il. â Non, rĂ©pondit-elle. Câest pour mettre un peu dâordre. Elle avait ouvert le cadenas, soulevĂ© le couvercle. Nanand aperçut avec Ă©tonnement lâaffreux sac de Julien Damoy, CafĂ© en grains, qui avait Ă©tĂ© son sac de voyage, dans sa fuite. â Tu le reconnais ? interrogea ZĂ©naĂŻde en souriant autant que le lui permettait une fluxion finissante. â Oui⊠mais pourquoi gardes-tu ça ? Elle hĂ©sita une seconde et dit â Pour garantir le dessus de mes affairesâŠ, tu comprends ? â Tu me le rendras, quand je mâen irai ? â Nous nâen sommes pas encore lĂ , fit-elle vivement. La malle Ă©tait Ă compartiments superposĂ©s ; dans chaque compartiment, il y avait du linge bien rangĂ©, et Ă mesure quâon pĂ©nĂ©trait plus avant, le linge paraissait avoir moins servi. Tout au fond, il Ă©tait neuf, et une robe blanche sâĂ©talait. ZĂ©naĂŻde la regarda un moment en silence. â Tu lâas portĂ©e ? demanda Nanand. â Non, rĂ©pondit sourdement la MalaisĂ©e sans lever la tĂȘte. Il reprit, avec lâinsistance indiscrĂšte des enfants â Pourquoi que tu ne lâas pas portĂ©e ? â Un deuil. Quand je lâai quittĂ©, elle nâĂ©tait plus de mode. â Alors, tu ne la mettras jamais ? â Il y a des chances. Comme elle demeurait la tĂȘte basse, sa fluxion semblait sâĂȘtre reformĂ©e et la dĂ©figurait Ă©trangement. DerriĂšre la joue Ă©norme, le nez avait disparu, comme une borne dans un mouvement de terrain. On eĂ»t dit que la bonne femme ramenait sa joue sur son visage pour cacher quelque chose. Lâinstinct de lâenfant ne sây mĂ©prit pas. Sans raison apparente, il jeta ses bras au cou de sa servante, lâobligeant ainsi Ă dĂ©tourner son attention sur lui⊠Et les deux ĂȘtres sevrĂ©s dâaffection connurent ensemble la joie de rompre le jeĂ»ne. XII NANETTE EST OPĂRĂE Trois mois aprĂšs quâil avait Ă©crit au pĂšre de Nanette, ChĂ©vremont reçut enfin sa rĂ©ponse. Monsieur, Je prendrai dans quinze jours la permission que jâai droit et jâirai la passer Ă Bourg auprĂšs de ma fille. En attendant lâhonneur de vous saluer je suis, Votre fidĂšle serviteur ArsĂšne Grimodet. â Il ne parle pas de lâopĂ©ration, dit ChĂ©vremont. Ma foi ! je vais faire comme sâil lâautorisait et en toucher deux mots au major. Cette fois celui-ci examina attentivement lâenfant. â Son pied bot est la consĂ©quence dâune anomalie osseuse, dĂ©clara-t-il. On pourrait se borner Ă rĂ©sĂ©quer un coin, sans se prĂ©occuper des os. LâopĂ©ration est facile. Mais mieux vaut pratiquer lâablation de lâastragale ; il en rĂ©sultera un raccourcissement insignifiant et la croissance du pied nâen sera pas contrariĂ©e. Les fonctions se rĂ©tabliront vite. Il nây en aura pas moins des prĂ©cautions Ă prendre pour maintenir le redressement et prĂ©venir la reproduction de la dĂ©viation. â Elle boitera encore beaucoup ? demanda le vĂ©tĂ©rinaire. â Non, mais le port de chaussures orthopĂ©diques restera indispensable. â LâopĂ©ration est sans danger ? â Aucun. Il eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable, Ă©videmment, de la pratiquer plus tĂŽt, lorsque la dĂ©viation Ă©tait moins accusĂ©e et que les os avaient acquis moins de dĂ©veloppement ; mais vous connaissez la nĂ©gligence des gens de la campagne Ă cet Ă©gard. Pour un animal, on vous fait venir⊠â Et encore ! Quand un paysan fait soigner une bĂȘte, câest avec la quasi certitude quâelle lui rendra, guĂ©rie, les mĂȘmes services quâavant sa maladie. Autrement, il juge plus expĂ©dient dâappeler le boucher ou lâĂ©quarisseur. Et puis, il y a lâempirique, un concurrent redoutable⊠â Pour un enfant, poursuivit le major, on nâa pas dĂ©rangĂ© le mĂ©decin, en pensant que la bonne nature, Ă la longue, rĂ©parerait le mal. â Vous feriez lâopĂ©ration Ă la maison ? questionna encore ChĂ©vremont. â Comme vous voudrez. Il nây avait plus quâĂ attendre le pĂšre. Il arriva un soir sans crier gare et causa quelque surprise aux ChĂ©vremont, qui se faisaient de lui une autre idĂ©e. CâĂ©tait un de ces hommes desquels on dit, dans toutes les conditions, quâils nâengendrent pas la mĂ©lancolie. Il ne lâengendrait pas, non. Petit et sec, le poil roux, la moustache rare, le nez relevĂ© du bout, il fermait un Ćil pour mettre de la malice dans ce quâil disait et recherchait lâapprobation de la galerie. CâĂ©tait le portrait tout crachĂ© du loustic. Comme il faisait Ă©crire ses lettres par nâimporte qui, il nâĂ©tait pas Ă©tonnant que leur ton contrastĂąt avec sa dĂ©gaine. Il amusait dâabord et fatiguait vite. La bosse de la paternitĂ© enfin ne le signalait pas. Il se prĂ©senta sans embarras, comme sâil avait vu sa fille la veille et regarda au bout de cinq minutes les ChĂ©vremont comme de vieilles connaissances. â Eh bien ! gosse, tu ne te refuses rien comme billet de logement ! Tu te souviendras de la guerre⊠Moi aussi. Il cligna de lâĆil. â Câest pas que je sois Ă plaindre. Je conduis des convois de ravitaillement et jâai un bon copain qui reçoit de lâargent⊠quâon dĂ©pense ensemble, il ne peut pas se passer de moi. Je fais tout son fourbi et je le distrais quand il a le noir⊠Câest un commerçant de Valenciennes⊠Il pense tout le temps Ă sa famille, Ă sa maison. Il en rĂȘve la nuit. Il se bile pour sa femme et ses deux enfants bien tranquilles, rĂ©fugiĂ©s Ă Poitiers. Un brave typeâŠ, on ne peut pas dire le contraire Pichot est un brave type. Il sâappelle Pichot. On est cul et chemise. Il ne fait rien sans me consulter. Il est, sans moi, comme un enfant sans mĂšre. Il voulait mâemmener en permission. Câest-i que tâas peur de tâennuyer loin dâArsĂšne ? » que jây ai dit. Mais câĂ©tait pas la raison. Il me lâa dite, la raison je rassurerais sa famille, Ă câtâhomme. En me voyant auprĂšs de lui, elle attendrait les Ă©vĂ©nements avec plus de confiance. Malheureusement, on ne peut pas sâabsenter en mĂȘme temps. Quand on arrive quelque part, il me dit Grimodet, vâlĂ vingt francs⊠dĂ©brouille-toi. » Et il se couche. Câest vrai quâil paie ; mais câest vrai aussi que je le nourris bien et quâon ne manque jamais du nĂ©cessaire. Le systĂšme DâŠ, ça me connaĂźt ! Et son Ćil gauche fermĂ© en portait tĂ©moignage. Les ChĂ©vremont essayĂšrent en vain de dĂ©tourner la conversation sur sa femme dĂ©cĂ©dĂ©e, sur Marie-Anne, sa croissance, son infirmitĂ©, ses aptitudes ; il revenait toujours Ă Pichot ; il en avait fait son conjoint adoptif. â Je parie que câest lui qui Ă©crit vos lettres, insinua ChĂ©vremont. â Lui ? Puisque je vous dis quâil nâen fiche pas un coup. Il rĂȘve. Câest sa femme qui faisait marcher leur commerce de lingerie. Elle lui envoie de lâargent, tout ce quâil demande. Une bonne femme, sĂ©rieuse⊠Ah ! câest pas une maison oĂč on doit rigoler tous les jours⊠Alors, jâaime autant, sâil faut tout vous dire, que Pichot aille en permission de son cĂŽtĂ© et moi du mien. Lâimportant est que le manche retrouve sa lame, pas vrai ? Et il ponctuait de lâĆil gauche cette dĂ©claration. Le premier soir, les ChĂ©vremont se retirĂšrent discrĂštement aprĂšs dĂźner, afin de laisser seuls un moment Marie-Anne et son pĂšre. Quand ils revinrent, Grimodet reprenait de la fine pour la troisiĂšme fois et racontait â Elle est bonneâŠ, elle a de la chaleur, mais elle ne vaut pas celle que jâai rapportĂ©e un soir Ă Pichot dâun sale petit patelin oĂč il mâavait envoyĂ© en maraude et qui avait tout du cimetiĂšre, tellement quâil Ă©tait dĂ©sert et silencieux. Jâai pourtant fini par dĂ©goter un vieux cultivateur et je lui ai dit que je cherchais de quoi ranimer des blessĂ©s. Alors, il est allĂ© me dĂ©terrer un de ces biberons comme jamais nourrice nâen a foutu dans la gueule Ă son mioche. Tu parles dâun Pichot content, ma gosse ! On a vidĂ© illico la bouteille de lait, et puis Ă la paille, insectes ! Pas besoin de bercer Pichot ni de lui chanter Pichot do, Pichot dormira bientĂŽt ! â Vous allez tout de mĂȘme passer une bonne nuit ; vous devez ĂȘtre fatigué⊠On va vous montrer votre chambre, dit Mme ChĂ©vremont. Il y avait deux chambres sous les combles lâune, dans laquelle couchaient Marie-Anne et Rose ; lâautre, qui servait de dĂ©barras. On y fit le lit du permissionnaire, et il sây dĂ©clara fort bien. Le lendemain, la maison fut rĂ©veillĂ©e de bonne heure par une musique Ă©trange. Quelquâun jouait sur le flageolet Viens, poupoule et la Madelon. â Que se passe-t-il donc lĂ -haut ? demanda ChĂ©vremont Ă Rose qui redescendait en riant. â Câest le pĂšre de Marie-Anne qui sonne le rĂ©veil, rĂ©pondit-elle. Il est en banniĂšre et il danse au son de sa musique. Cinq minutes aprĂšs, Grimodet, vĂȘtu de son pantalon seulement, complĂ©ta cette explication. â Je suis matinal⊠Pichot ne lâest pas, lui⊠Il se pagnote aussi bien dans la paille que dans la plume. Tous les jours, je suis obligĂ© de lui verser un petit air dans lâoreille pour quâil se lĂšve. Quand je lâembĂȘte, il me jette un fafiot en me disant Trouve-nous quelque chose Ă boire. » Et quand je reviens, il sâest rendormi. â Nous avons Ă causer nous deux, dit le vĂ©tĂ©rinaire en entraĂźnant Grimodet dans la salle Ă manger. Quâest-ce que vous prenez, le matin ? â La mĂȘme chose que le soir. â Je veux dire pour votre premier dĂ©jeuner. â Nâimporte quoi du pain, du fromage et un litre. Du blanc, du rouge, ça mâest Ă©gal. â On va vous servir ça⊠Asseyez-vous. Je vous ai Ă©crit pour vous demander, comme je devais le faire, si vous consentiriez Ă ce quâon essaie de corriger la dĂ©formation du pied chez Marie-Anne. Une si gentille enfant, câest dommage. Nous nous sommes attachĂ©s Ă elle ; nous voudrions profiter de son sĂ©jour chez nous pour la faire opĂ©rer par un chirurgien trĂšs capable qui dirige lâhĂŽpital. Si câĂ©tait ma fille, moi, je nâhĂ©siterais pas⊠; mais câest la vĂŽtre Ă vous de dĂ©cider. Grimodet vida son verre, sâessuya la bouche dâun revers de main et dit â Allez-y carrĂ©ment ! Jâavais lâintention de la conduire chez un spĂ©cialiste, et puis la guerre est arrivĂ©e⊠Faut saisir lâoccasion. Câest pour son bien, pas vrai ? Pour les maladies, je suis de lâavis de Pichot les majors et rien câest kif-kif. Mais une opĂ©ration, câest de la chirurgie, hein ? Ils sây entendent. On peut leur confier le pied de Marie-Anne. Le mien a le temps dâattendre. Allez-y carrĂ©ment que je vous dis. â Eh bien ! on lâopĂ©rera aprĂšs-demain matin, ici. Elle ne court aucun danger, et vous ne repartirez pas avant dâen avoir eu lâassurance. Dâailleurs, jâai averti le docteur de votre arrivĂ©e. Allez le voir Ă lâhĂŽpital⊠; il vous confirmera de vive voix ce que je viens de vous dire. â Bien sĂ»r que jây vais⊠et de ce pas de parade, Bourg mâa lâair dâun petit patelin Ă frĂ©quenter. On va faire connaissance. Jâai promis Ă Pichot de lui envoyer des cartes postales du paysâŠ, histoire de lui faire prendre patience. Ce quâil doit sâennuyer sans moi !⊠Le litre Ă©tait vide ; il fit le geste dâen traire le goulot, comme un pis. Mais ChĂ©vremont restait indiffĂ©rent Ă lâinvitation de remettre ça ; alors Grimodet se leva, alla sâhabiller et sortit. Il ne rentra que dans la soirĂ©e, en Ă©tat dâivresse, Ă©vita les ChĂ©vremont et ne parla quâĂ Rose. Il nâavait pas vu le major, mais la plupart des malades en traitement Ă lâhĂŽpital Ă©taient maintenant ses amis et il avait fait avec eux le tour des cabarets en jouant du flageolet. Il se fĂ©licitait de sa permission, grĂące Ă laquelle il pouvait sâacquitter envers les bienfaiteurs de sa fille. De quelle maniĂšre ? En chantant partout leurs louanges. On savait Ă prĂ©sent ce quâils avaient fait pour Marie-Anne et ce quâils Ă©taient encore disposĂ©s Ă faire. â Câest trĂšs heureux que je sois venu, dit-il Ă Rose. Il est difficile Ă tes maĂźtres de se faire mousser, tu comprends⊠Tandis que moi, câest tout naturel. Jâinspire confiance ; je connais mon devoir et je nây vais pas avec le dos de la cuiller. Je lui soigne sa publicitĂ© Ă ton patron. Il nâaura pas obligĂ© un ingrat. ArsĂšne nâest le dĂ©biteur de personne, pas plus du vĂ©tĂ©rinaire que de Pichot. Un service en vaut un autre. Je ferai mention de toi aussi, Rose jolie, dans mes priĂšres. En attendant, et avant dâaller au pieu, voilĂ pour toi, mon ange⊠Et tirant son flageolet dâune poche profonde, il exhala sa reconnaissance dans la cuisine, sur un air de polka. Marie-Anne fut opĂ©rĂ©e le lendemain, Ă la satisfaction du major Faucherel qui lui immobilisa le pied dans le plĂątre pour en maintenir le redressement. Les ChĂ©vremont avaient installĂ© la petite au premier, dans la chambre de leur fils OctaveâŠ, une chose que Grimodet nâavait pas dite Ă ses nouveaux amis. Il partit donc Ă leur recherche afin de rĂ©parer sans retard cet oubli. Ils vidĂšrent ensemble jusquâau soir quelques bouteilles, et le pĂšre de Nanette sâen applaudit ensuite, sur le flageolet, dâabord, et puis auprĂšs de Rose. Il ajouta â Un qui nâest pas non plus Ă plaindre de mâavoir trouvĂ© sur sa route le major Fauchemachin. Tout le monde sait maintenant, grĂące Ă moi, de quoi il est capable. Il me devra une fiĂšre chandelle ! Et ça nâa pas traĂźnĂ© je paie comptant, moi. â Vous avez peut-ĂȘtre tort, dit Rose⊠si Nanette boitait encore aprĂšs, tout de mĂȘme⊠Grimodet ferma lâĆil gauche et rĂ©pondit â Eh bien, câest le toubib qui me redevra quelque chose ! Les ChĂ©vremont montrĂšrent beaucoup de patience et nâeurent pas lieu de le regretter. Quoi quâil fĂźt pour passer son temps agrĂ©ablement, Grimodet ne tarda pas Ă sâennuyer. On lui avait signalĂ© la prĂ©sence Ă Bourg de quelques rĂ©fugiĂ©es de son pays ; il nâeut pas la curiositĂ© de se mettre Ă leur recherche. â Des fumelles ! dit-il avec mĂ©pris. Elles ne mâapprendraient rien, puisquâelles sont parties. Il aimait mieux la sociĂ©tĂ© des soldats de lâhĂŽpital. Il trouvait avec qui causer et boire. Il ne se lassa dâeux que lorsquâils ne lâemmenĂšrent plus au cabaret. â Il ne reviendra pas, dit Rose, quâil avait prise pour confidente. Il pense dĂ©jĂ Ă passer sa prochaine permission chez une marraine quâil a Ă Paris. Câest une dame riche quâil voit Ă peine ; mais il y a trois domestiques Ă lâoffice cuisiniĂšre, femme de chambre et chauffeur. VoilĂ une maison gaie. On va tous les soirs au cinĂ©ma⊠et la cave est bien garnie. La cuisiniĂšre a promis au pĂšre de Nanette de lâattendre. La guerre terminĂ©e, il se propose dâaller travailler Ă Paris. â Ah ! dit Mme ChĂ©vremont. Et sa fille, dans tout cela ? â Ma foi ! câest bien comme si elle nâexistait pas. Il prĂ©tend pourtant connaĂźtre ses devoirs de pĂšre⊠à preuve quâil est venu les remplir. Pour un numĂ©ro, en voilĂ un ! Le jour de son dĂ©part, il resta pour la premiĂšre fois pendant une heure au chevet de sa fille et la rĂ©gala de tous les morceaux de son rĂ©pertoire. Son pied battait la mesure sur le plancher. Aussi bien, câĂ©tait moins pour distraire Nanette quâil lui donnait ce concert, que pour ramasser ses coquilles ; tel un professeur, qui entend nâen oublier aucune chez ses Ă©lĂšves. Grimodet prit son dernier repas Ă la table des ChĂ©vremont. â Encore une dâĂ©cossĂ©e ! dit-il en parlant de sa permission. Il but sec, encouragĂ© par le vĂ©tĂ©rinaire qui sâamusait de ses rĂ©parties. Au dessert le convoyeur avait la langue dĂ©liĂ©e. Il dit Ă son hĂŽte, en le voyant rire â Je parie que vous regretterez ArsĂšne !⊠â Oh ! certainement. â OĂč jâai passĂ©, on me regrette toujours, je voudrais bien vous promettre de revenir⊠; mais il cligna de lâĆil jâai de lâouvrage autre part⊠Marie-Anne est bien iciâŠ, voilĂ le principal. Elle a trouvĂ© une seconde famille, je pars tranquille. Elle ne manquera de rien. Câest comme moi avec Pichot. Ce quâil va ĂȘtre heureux de me revoir ! Je suis sa seconde famille Ă lui. Il faut une guerre pour quâon se dĂ©couvre comme ça des parents un peu partout sous la calotte des cieux. Ă la vĂŽtre !⊠et puissions-nous en faire autant⊠à lâoccasion de la premiĂšre communion de Marie-Anne, si la guerre nâest pas terminĂ©e dâici lĂ . â Sa mĂšre avait des sentiments religieux ? demanda Mme ChĂ©vremont, et câest pour exĂ©cuter ses derniĂšres volontĂ©s⊠â Non, interrompit Grimodet⊠enfin je ne sais pas⊠Mais la premiĂšre communion est une rĂ©union de famille. On donne un repas. On nâĂ©pargne rien. Jâapprendrai quelque chose de gentil, pour la circonstance. Il nây a rien de plus sacrĂ© que la premiĂšre communion sous la calotte des cieux. Il sâĂ©tait levĂ©, comme pour porter un toast ou remercier solennellement ses hĂŽtes de leurs prĂ©venances pour sa fille et pour lui. â Est-ce que je vous ai jouĂ© les Cloches de Corneville ? dit-il. â Non, fit ChĂ©vremont. â En tout cas, reprit Grimodet, je ne vous les ai pas jouĂ©es, jâen suis sĂ»r, Ă ma maniĂšre, qui nâest pas dans une culotte de zouave. Il ferma lâĆil, sâintroduisit le bec de son flageolet dans une narine et exĂ©cuta, en balançant la tĂȘte, lâair Va, petit mousse. Quand il eut fini â Je sais aussi les paroles, dit-il. Et il chanta Sur ton navire, Vogue ou chaville Vogue ou chaville au grĂ© des flots. Le rire emplissait de larmes les gros yeux bleus de ChĂ©vremont. â Câest un succĂšs, fit le musicien. JâĂ©tais certain de tâamuser. Ă la tienne !⊠Il se tourna galamment vers Agathe â Et Ă la compagnie ! Une surprise lâattendait lorsquâil monta embrasser Marie-Anne. Il trouva auprĂšs dâelle le petit Fernand qui lui rendait sa visite. â Toi, ici ? sâĂ©cria Grimodet⊠La gosse ne mâavait pas dit⊠Câest-i par le mĂȘme train de plaisir que vous ĂȘtes arrivĂ©s ? â Oui, mâsieu Grimodet. â Tu as de bonnes nouvelles de ton pĂšre, mon vieux Joseph ? â Oui, mâsieu Grimodet. â Ta mĂšre est avec toi ? â Non, elle est restĂ©e au pays. â Eh bien, bonne chance Ă la ronde ! Il redescendit. Agathe lâavait suivi. â Vous connaissez les parents de cet enfant ? demanda-t-elle. â Les Servais ? Tiens, parbleu ! Des voisins⊠â Le pĂšre est un brave homme ? â Joseph ? Pour ça, oui. AprĂšs Pichot, il nây a pas meilleur⊠Et si bien nommĂ© !⊠â Et⊠la mĂšre ? â La mĂšre ? la Sidonie, quoi ?⊠LâĆil gauche de Grimodet se voila de sa paupiĂšre. â Ah ! pour ce qui est de Sidonie, on peut le dire sans faire de la peine Ă Servais puisquâil nâest pas là ⊠Eh bien, sauf votre respect, elle est portĂ©e sur la bagatelle⊠Mais pour ĂȘtre une mĂ©chante femme, non, ça nâest pas une mĂ©chante femme⊠Si elle fait cocu mon pauvre Servais, ça le regarde, est-ce pas ? Quand on sâappelle Joseph⊠â Vous la croyez capable ?⊠Il haussa dĂ©daigneusement les Ă©paules et dit â Une fumelle ! Grimodet laissa Ă Bourg-en-ForĂȘt un souvenir durable. Le docteur Chazey avait entendu parler de lui. â Il est venu rendre visite Ă ma rĂ©fugiĂ©e, qui est de son pays, dit le maire Ă ChĂ©vremont. Je nâĂ©tais pas lĂ . Je le regrette. Si lâon mâa fait du personnage une peinture exacte, câest le dernier Ă©chantillon dâune espĂšce Ă peu prĂšs disparue lâivrogne. Jâai connu ici lâavant-dernier, il y a longtemps, dans ma jeunesse. CâĂ©tait un fin menuisier auquel dix litres par jour ne faisaient par peur trois Ă chaque repas, les autres dans les entrâactes. Ce colosse travaillait en chantant et son aimable Ă©briĂ©tĂ© se rĂ©pandait elle-mĂȘme en refrains ; elle Ă©tait joyeuse, inventive, gaillarde, gĂ©nĂ©reuse, et toujours inoffensive. Elle mettait la rue en joie. Quand on entendait dire VoilĂ Massicot en pointe de vin ou dans les vignes du Seigneur, on pouvait sâapprĂȘter Ă rire. En pointe de vin ! Dans les vignes du Seigneur ! Est-ce assez joli, assez vieille France ! Cet ivrogne nâest plus quâun souvenir. Lâalcoolique lâa remplacĂ© et ses vignes du Seigneur, Ă lui, câest lâalambic du distillateur⊠un Ă©teignoir. Ah ! quâil mâeĂ»t Ă©tĂ© agrĂ©able de rencontrer ce Grimodet, fidĂšle au vin et courtier de ses vertus impĂ©rissables. â Je ne voudrais pas vous causer une dĂ©sillusion, observa ChĂ©vremont, mais la vĂ©ritĂ© mâoblige Ă convenir que Grimodet nâest pas exclusif. â Autrement dit ? â Câest ce que jâappellerai un buveur mixte. Il va du vin Ă lâalcool⊠peut-ĂȘtre avec un goĂ»t marquĂ© pour le vin, mais je nâen suis pas sĂ»r, car il consomme indiffĂ©remment le pinard et la gnĂŽle. â Ah ! fit le docteur, douchĂ©. Enfin, si rĂ©ellement il aime mieux le vin, le bon vin, il ne faut pas dĂ©sespĂ©rer de son amendement. â Sans doute. Malheureusement, je ne lui crois pas un palais sensible Ă la qualitĂ© du vin. Câest surtout la quantitĂ© quâil considĂšre. Il ne sâhumecte pas, il se rince son palais est une dalle. â Alors, nâen parlons plus, dit le docteur Chazey ; jâai vu dĂ©cidĂ©ment le dernier ivrogne⊠le dernier. XIII LA PETITE AIDE La poste est le bureau de renseignements des petites villes. Ils y ont leur source. Une lettre qui part ou qui arrive est gonflĂ©e de secrets. Une suscription devenue familiĂšre parle aux yeux dont elle a appelĂ© lâattention. La receveuse et le facteur nâont pas besoin dâune vive imagination pour en tirer des consĂ©quences. Ils sont au courant de tout ils pĂ©nĂštrent dans la vie intime sans effort. On ne cache rien au facteur rural. Ă lâimpatience avec laquelle on le guette, il devine combien la lettre quâil distribue est dĂ©sirĂ©e. Il rend volontiers des petits services et quand on les lui demande, il est depuis longtemps prĂȘt Ă obliger. CĂ©lĂ©ritĂ©, discrĂ©tion. Mme Philbert, la petite factrice de Bourg, Ă©tait ainsi au courant de bien des choses. Elle avait une intuition que les hommes nâont pas. Les mains et le visage tendus la fixaient sur lâimportance dâune lettre elle nâavait plus quâĂ attendre, du destinataire lui-mĂȘme souvent, confirmation de ses pressentiments. Mme Philbert savait donc que Mlle Chantoiseau avait un ami aux armĂ©es, depuis que lâintĂ©rimaire se faisait remettre sa correspondance militaire en mains propres ; et elle savait aussi que la petite aide de la poste, ThĂ©rĂšse Paulin, recevait clandestinement des lettres de Justin Boussuge. Celui-ci ne dĂ©guisait pas son Ă©criture, et le mĂȘme courrier apportait frĂ©quemment de ses nouvelles Ă ses parents et Ă la petite employĂ©e. ThĂ©rĂšse dĂźnait une ou deux fois par mois chez les Boussuge, mais elle y Ă©tait Ă©galement invitĂ©e Ă chacune des permissions de leur fils. Ils lui mĂ©nageaient cette distraction pendant son sĂ©jour. Au dessert, le gramophone Ă©pandait son rĂ©pertoire. Les Boussuge ne sâapercevaient pas du plaisir quâĂ©prouvaient les jeunes gens Ă lâentendre⊠à entendre les Noces de Jeannette et la valse de Faust et dâautres valses, notamment celle de la Veuve joyeuse, que ThĂ©rĂšse redemandait toujours, si peu de saison quâelle fĂ»t. Libre le dimanche aprĂšs-midi, pendant deux ou trois heures, la jeune fille allait se promener en forĂȘt avec les Boussuge, leur fils et le petit rĂ©fugiĂ©. Une fois, Palmyre et son mari, fatiguĂ©s, nâavaient point accompagnĂ© Justin et ThĂ©rĂšse mais Nanand Ă©tait avec eux. Tandis que lâenfant cherchait des champignons, pour montrer quâil avait profitĂ© des leçons de Boussuge, ThĂ©rĂšse et Justin sâĂ©taient assis auprĂšs lâun de lâautre, Ă lâombre. Quand il revint, il ne les trouva plus Ă la place oĂč il les avait laissĂ©s. Il appela. Ils ne rĂ©pondirent pas tout de suite, et quand ils rĂ©pondirent, leur voix venait de loin et rĂ©sonnait dans les futaies. Il cria â OĂč ĂȘtes-vous ? Il eut de la peine Ă les rejoindre. Ils avaient lâair de jouer Ă cache-cache. Il les vit enfin au bout dâun sentier. Ils marchaient lentement cĂŽte Ă cĂŽte en se donnant la main. Quand il les rattrapa, leurs mains se dĂ©sunirent. Nanand avait son tablier plein de girolles et de pieds de mouton. â Nâest-ce pas que ceux-lĂ sont bons Ă manger ? demanda-t-il Ă Justin. Ce dernier les regarda Ă peine et dit â Oui⊠mais il nây en a pas assez. â M. Boussuge mâa promis de mettre dix sous dans la tirelire, si je ne mâĂ©tais pas trompĂ©. â Rapporte-mâen encore autant, et je double la somme. Mais Nanand manifesta aussitĂŽt la mauvaise volontĂ© des enfants lorsquâon les sollicite. â Je suis fatiguĂ©, dit-il. Jâaime mieux rester avec vous. â Tu as tort de ne pas faire ce que M. Justin te demande, insista ThĂ©rĂšse. Tu nâes pas gentil. Il rĂ©pĂ©ta â Puisque je suis fatiguĂ©. â Câest bon, câest bon⊠Je tâaurais portĂ© ta rĂ©colte, tu prĂ©fĂšres en ĂȘtre chargé⊠à ton aise. Marche devant. â Allons, tu as entendu va devant, reprit Justin dâun ton brusque. Nanand obĂ©it. DerriĂšre lui le couple se taisait. Ă quelques pas de lĂ , lâenfant se retourna entre ThĂ©rĂšse et Justin, les mains avaient rĂ©tabli la passerelle. Environ six semaines aprĂšs la derniĂšre permission de Justin, vers la fin dâoctobre, Mme Boussuge cousait comme dâhabitude derriĂšre sa croisĂ©e en donnant de temps en temps un coup dâĆil au mouvement de la rue. Il y passait peu de monde. Lâhiver commençait de bonne heure. Une humiditĂ© pĂ©nĂ©trante tombait du ciel voilĂ© Ă trois heures de lâaprĂšs-midi, et trempait le sol. Tout provoquait Ă la tristesse et lâentretenait dehors et dans les maisons. La guerre a paru longue Ă toutes les mĂšres ; mais celles qui vivaient sous le couvercle de la province et tiraient lâaiguille pour passer le temps, Ă©taient peut-ĂȘtre plus absorbĂ©es que les autres dans lâinquiĂ©tude. Lâeau qui dort est plus noire que lâeau courante. Mme Boussuge finissait un ourlet en pensant Ă Justin, lorsquâelle leva les yeux et vit Mme Lefouin, un chĂąle Ă©cossais sur la tĂȘte et sur les Ă©paules, traverser la rue et venir sonner Ă la porte. Palmyre elle-mĂȘme alla ouvrir, tant elle Ă©tait surprise et vaguement alarmĂ©e. Depuis la guerre et le dĂ©part de Justin la poste cultivait ses transes. Elle ne pouvait pas voir une dĂ©pĂȘche sortir du bureau aux mains dâun porteur ou dâune porteuse, sans un battement de cĆur. Elle apprĂ©hendait une mauvaise nouvelle pour la maison. Elle rĂ©pĂ©tait Ă ThĂ©rĂšse Paulin, quand celle-ci dĂźnait chez eux â Ne nous faites jamais rien attendre de ce qui arrivera pour nous, surtout ! â Oh ! vous pouvez ĂȘtre tranquille, madame, protestait la petite. Et voilĂ que la receveuse en personne se dĂ©rangeait, sans doute pour remettre Ă ses voisins un pli dissimulĂ© sous son chĂąle. Il fallait que ce fĂ»t sĂ©rieux. â Quây a-t-il ? demanda Palmyre anxieusement. Rien de grave, jâespĂšre. â Non, rĂ©pondit Mme Lefouin. Je dispose dâun moment⊠voulez-vous mâaccorder cinq minutes ?⊠â Je crois bien ! Entrez donc. Elle introduisit la receveuse dans la salle Ă manger oĂč Mme Boussuge recevait ses visites sans quitter le coin de la fenĂȘtre ; mais Mme Lefouin ne sâassit pas en face dâelle, car on eĂ»t pu la voir du dehors⊠Elle recula sa chaise dans une ombre complice. â Alors ?⊠interrogea Mme Boussuge, avidement encore, mais un peu rassurĂ©e dĂ©jĂ du fait que la receveuse avait enlevĂ© son chĂąle Ă©cossais sans quâun papier en tombĂąt. â Eh bien, voilĂ , commença Mme Lefouin. JâhĂ©site depuis plusieurs jours Ă vous parler dâune dĂ©couverte que jâai faite⊠bien par hasard⊠et qui nâest pas sans intĂ©rĂȘt pour vous⊠ni pour moi. â Vous mâintriguez, madame, dit Palmyre. Mme Lefouin continua â Jâavais remarquĂ© chez Mme Paulin, ma petite aide⊠qui mâaide si peu, des distractions, des absences, que jâattribuais Ă lâĂ©tourderie et dont le service en tout cas, souffrait. Câest mon mari qui, en dĂ©pouillant le courrier Ă sa place, pour la soulager, a Ă©ventĂ© la mĂšche. Il sâest aperçu que cette jeune fille⊠presque une enfant encore, recevait assez souvent des lettres quâelle faisait disparaĂźtre en classant le courrier. Deux de ces lettres attirĂšrent mon attention, grĂące Ă un rapprochement fortuit. La mĂȘme main avait Ă©crit leur adresse â et la vĂŽtre, et lâexpĂ©diteur bĂ©nĂ©ficiait de la franchise militaire. DĂšs lors, plus de doute possible, nâest-ce pas ?⊠Mme Boussuge, cependant, regardait son interlocutrice sans comprendre ; celle-ci dut mettre les points sur les i. â LâĂ©criture de M. Justin mâest bien connue. Il vous envoie tous les trois jours au moins une lettre ou une carte. Eh bien ! en mĂȘme temps quâavec vous, il correspond avec Mlle Paulin. â Et vous croyez que câest lui qui la prĂ©occupe ? dit Mme Boussuge. â Jâen suis sĂ»re. Câest pourquoi jâai pensĂ© quâil Ă©tait de mon devoir de vous avertir. â Vous avez bien fait, et je vous remercie. â Vous avez tĂ©moignĂ© Ă cette petite la plus entiĂšre confiance en lui ouvrant votre maison, et elle menace dây jeter le trouble. Mme Boussuge posa avec embarras une question difficile. â Et⊠vous ne savez pas, naturellement⊠ce que contiennent les lettres de Justin Ă Mlle Paulin ? La receveuse dĂ©clara vivement â Oh ! pas le moins du monde ! Vous oubliez que nous avons prĂȘtĂ© serment. Le secret de la correspondance est inviolable⊠Mlle Paulin nâest pas ma fille pour que je cĂšde Ă la tentation de lire ses lettres⊠Mais jâai nĂ©anmoins charge dâĂąme, du moment quâelle vit sous mon toit. Je voudrais Ă©viter un Ă©clat⊠ne pas mĂȘme avoir Ă demander le changement de Mlle Paulin⊠â Pourtant⊠objecta Palmyre. Mme Lefouin lâinterrompit â Non, rĂ©flĂ©chissez⊠Ils continueront dâautant plus Ă sâĂ©crire quâils pourront le faire sans danger, hors de ma surveillance. â Câest vrai. â Je suis convaincue, dâailleurs, reprit la bonne piĂšce, que câest une simple amourette Ă laquelle il ne faut pas attacher plus dâimportance quâelle en a⊠pour le moment. Si je pouvais me permettre de vous donner un conseil⊠â Donnez, madame Lefouin, je vous en prie⊠â Ă votre place, et aussi bien Ă lâĂ©gard de Mlle Paulin que vis-Ă -vis de M. Justin, je feindrais de tout ignorer. Je me contenterais dâespacer les visites de cette petite, afin de ne point paraĂźtre encourager ses espĂ©rances⊠ses illusions⊠si elle en a. â Vous avez raison. â Si elle ne comprend pas, mon Dieu, il sera toujours temps pour vous dâavoir une explication avec M. Justin, la premiĂšre fois quâil viendra en permission. â Vous nous rendez un vĂ©ritable service, dit sincĂšrement Mme Boussuge. â Jâen rends un Ă ces enfants, surtout, fit la receveuse modestement. Cette petite nâest pas un parti pour Monsieur votre fils⊠Alors, ne vaut-il pas mieux leur Ă©pargner Ă tous deux les dĂ©ceptions, les chagrins qui rĂ©sulteraient dâune mise en demeure tardive ? M. Justin parle-t-il de Mlle Paulin dans les lettres quâil vous Ă©crit ? â Quelquefois, oui. Il demande si nous lâavons vue. â Ne rĂ©pondez pas. Laissez-la tomber. â Comment ? Mme Lefouin eut ce sourire qui enlaidit les mĂ©chants â Ne vous mĂ©prenez pas sur le sens de ce mot. Câen est encore un que la guerre a dĂ©tournĂ© de son acception courante. Laisser tomber signifie Ă prĂ©sent nĂ©gliger, traiter avec indiffĂ©rence⊠Avant la guerre, on disait semer⊠â Ah ! bon⊠Jây suis. â Câest mon mari qui mâapprend tout cela. Je lâai consultĂ© avant de venir vous trouver. Si je lâĂ©coutais, ou bien je renverrais la petite Ă ses parents ou bien je demanderais son dĂ©placement. Mais ce sont des rĂ©fugiĂ©s⊠assez Ă plaindre comme ça, les pauvres gens ! Ils ont du moins la chance dâĂȘtre remplacĂ©s auprĂšs de leur enfant par quelquâun qui la maintiendra dans le droit chemin. AprĂšs, dame ! je ne rĂ©ponds plus de rien. La receveuse sâĂ©tait levĂ©e. Mme Boussuge lui saisit les mains et les serra avec effusion. â Je ne sais comment vous remercier de ce que vous faites pour nous, madame Lefouin. Je vais prendre conseil de M. Boussuge, naturellement ; mais je ne doute pas quâil ne se range Ă votre avis ne rien brusquer. Il est inutile dâajouter une contrariĂ©tĂ© aux Ă©preuves de notre cher fils. Le temps remet de lâordre dans tout. Et elle reconduisit la receveuse jusquâĂ la porte. La vraie mĂ©chancetĂ© est dĂ©sintĂ©ressĂ©e. La peste de la poste », comme on appelait Mme Lefouin, nâavait aucune raison, en rĂ©alitĂ©, de sâarmer de rigueur contre sa petite aide ; et la tranquillitĂ© des Boussuge lui Ă©tait par ailleurs profondĂ©ment indiffĂ©rente. Mais les mĂ©diocres sont jaloux ; le bonheur et la chance dâautrui ne peuvent les effleurer, mĂȘme du bout de lâaile, sans crever la poche Ă fiel quâils portent en eux. Instruit de ce qui sâĂ©tait passĂ©, Boussuge en Ă©prouva un vif mĂ©contentement. La poste Ă©tait une habitude Ă laquelle il lui coĂ»tait de renoncer. Chaque fois quâil avait affaire au guichet, il sây attardait Ă causer un moment, soit avec lâancien maĂźtre dâarmes, soit avec sa femme, ou bien avec cette petite ThĂ©rĂšse, qui lui demandait, lâhypocrite â Toujours de bonnes nouvelles de M. Justin, monsieur Boussuge ? Comme si elle ne lui en eĂ»t pas plutĂŽt donnĂ©, des nouvelles ! Il ne pouvait, Ă part cela, que sourire au plan de Palmyre. Il fallait Ă©viter entre eux et Justin tout sujet de mĂ©sintelligence. Ă la longue, et leur silence aidant, il comprendrait sans doute. Ils cessĂšrent donc de recevoir Mlle Paulin et Boussuge sâabstint sans affectation, de tailler des bavettes avec elle, Ă la poste. Mais la jeune fille Ă©tait une fine mouche. Elle remarqua le changement et le fit remonter au jour oĂč Mme Lefouin avait rendu visite Ă ses voisins. Pas de doute la peste de la poste Ă©tait au courant de sa correspondance avec Justin. Elle en avertit ce dernier et ils prirent des prĂ©cautions pour dĂ©jouer la surveillance dont ils se sentaient lâobjet. Le soldat, dĂ©guisant son Ă©criture, adressa ses billets doux sous double enveloppe Ă Mme Philbert, la petite factrice qui avait reçu les confidences de ThĂ©rĂšse, et celle-ci usa du mĂȘme intermĂ©diaire pour faire partir ses lettres. Au bout dâun mois de ce manĂšge, Mme Boussuge dit Ă son mari â Tu ne trouves pas drĂŽle que Justin ne nous parle plus de la petite postiĂšre ? â Il pourrait te rĂ©pondre quâil imite notre rĂ©serve. â Tu ne crois pas quâils continuent de correspondre ? â Rien dâimpossible Ă cela. â Sous le couvert de quelquâun, alors ? â Peut-ĂȘtre. â Câest extraordinaire tu as lâair dâen prendre ton parti. â Je nâempĂȘche que ce que je peux empĂȘcher. Ă la vĂ©ritĂ©, cette histoire ennuyait Boussuge. Les observations quâil lui eĂ»t semblĂ© naturel de faire Ă son fils en temps de paix, nâĂ©taient pas de saison du moment que celui-ci courait chaque jour un danger mortel. Beaucoup de parents ont raisonnĂ© ainsi pendant la guerre et donnĂ© leur approbation Ă des projets dont ils ne voulaient pas avoir Ă©ventuellement lâabandon sur la conscience. â Renseigne-toi donc auprĂšs de M. Lefouin, quand tu le rencontreras au cafĂ© ou ailleurs, dit Palmyre. â Soit, rĂ©pondit-il ; mais Justin est loin ; nous nâavons pas perdu son affection⊠Que veux-tu de plus ? Lâancien maĂźtre dâarmes questionnĂ©, accorda Ă Boussuge une marque insigne de sympathie et de confiance. â Mme Lefouin vous est encore plus dĂ©vouĂ©e que vous ne pensez, dit-il. Promettre et tenir, câest tout un pour elle. Aucun fait nouveau nâaurait Ă©chappĂ© Ă sa vigilance. Il y a tout lieu de croire Ă prĂ©sent que vous en serez quittes pour la peur. La petite nâest plus nerveuse ni distraite comme nous la voyions quand ma femme a dĂ©couvert le pot aux roses. Fini et bien fini, le beau rĂȘve ! Ne vous tourmentez plus. â Vous ĂȘtes sĂ»r ?⊠â Jâai de la peine Ă vous convaincre⊠Faut-il tout vous dire ? Bon, je prends ça sur moi, car si Ălodie se doutait⊠Apprenez donc quâelle a⊠furetĂ© dans la chambre de cette petite⊠Les amoureux laissent toujours traĂźner quelque chose⊠Ma femme nâa rien trouvé⊠â Peut-ĂȘtre parce que Mlle Paulin a dĂ©truit⊠â Allons donc ! Une tĂȘte de linotte comme elle ne songe pas Ă tout⊠Encore une fois, dormez tranquille⊠Ce nâĂ©tait quâun commencement dâincendie⊠; grĂące Ă nous, les pompiers sont arrivĂ©s Ă temps pour lâĂ©teindre. â Je vous remercie, dit Boussuge. Vous enlevez Ă ma femme une belle Ă©pine du pied. â Ă vous aussi, avouez-le. â Non. Un pĂšre est moins jaloux quâune mĂšre des affections de son fils. Quant Ă lâavenir des amourettes et des liaisons nĂ©es de la guerre, il nâest pas entre nos mains. Rien de plus vain, en ce cas, que les conseils de lâexpĂ©rience. Ils sont inopĂ©rants », comme on dit dans le langage dâaujourdâhui. Le meilleur moyen de dĂ©sarmer les parents, voyez-vous, câest encore dâappeler leurs fils aux armes ils les retournent contre nous. XIV Mlle CHANTOISEAU REĂOIT UNE VISITE La rentrĂ©e des classes venait de sâaccomplir, aprĂšs deux mois de vacances que ClĂ©mence Chantoiseau avait bien employĂ©es. JusquâĂ la fin, elle sâĂ©tait bercĂ©e de lâespoir que Gaston Romanet, son filleul, Ă la faveur dâune permission, pourrait la rejoindre Ă Paris, oĂč elle devait passer, chez ses parents, la plus grande partie des vacances. Ils demeuraient au Grand-Montrouge ; M. Chantoiseau Ă©tait second caissier dans un Ă©tablissement de crĂ©dit. Il avait toujours vĂ©gĂ©tĂ© auprĂšs dâune femme maladive et rĂ©signĂ©e. LâintĂ©rieur Ă©tait pauvre et triste ; mais Mlle Chantoiseau lâavait illuminĂ© de son rĂȘve Ă©blouissant. Rien ne la distrayait de son amour. Elle partait, le matin, avec un livre et allait sâasseoir sur un banc, au Parc de Montsouris Ă peu prĂšs dĂ©sert. Elle y Ă©tait comme chez elle. Les moineaux pĂ©piaient sur sa tĂȘte et sautillaient Ă ses pieds. Quelques enfants mal peignĂ©s jouaient comme pour lui rappeler sa classe et lui faire sentir lâagrĂ©ment de nâavoir point Ă les surveiller. Elle lisait. Elle lisait dâabord les derniĂšres lettres de lâaviateur ; et puis elle en relisait dâautres glissĂ©es entre les pages du livre quâelle avait emportĂ©. Un roman dâamour ? Non. Rarement. Le plus beau roman, elle le vivait. Elle aimait mieux les poĂštes. Ses prĂ©fĂ©rĂ©s Ă©taient Albert Samain et Charles GuĂ©rin, jardiniers des rĂȘves. Ils entretenaient les siens. Ils Ă©taient doux et graves. Ils rompaient le silence et ne le troublaient pas. Mais quelles Ă©motions profondes elle leur devait !⊠Car leur frĂšre dâĂąme Francis Jammes a bien dit Que rien nâest dĂ©chirant comme un cri du silence. Mlle Chantoiseau relisait des vers quâelle savait par cĆur, comme on repasse Ă lâencre des mots tracĂ©s au crayon. Les jeux du soleil et de lâombre fleuronnaient la page que son regard couvait. Lâoiseau, dâun Ă©lan, Courbe, en sâenvolant, La branche ; Sous lâombrage obscur, La source au flot pur SâĂ©panche. Viens tâasseoir au bord, OĂč les boutons dâor Foisonnent, Le vent sur les eaux Heurte les roseaux Qui sonnent. Et demeure ainsi Toute au doux souci De plaire Une rose aux dents Et ton pied nu dans Lâeau claire. CâĂ©tait elleâŠ, et ce doux souci de plaire Ă©tait le sien. Elle aimait et on lâaimait. Il nây a point de jeunesse fanĂ©e dont les couleurs ne se ravivent Ă de beaux vers et les poĂštes ont le privilĂšge de faire oublier la laideur aux amants qui la portent ou qui la considĂšrent. ClĂ©mence Ă©tait certaine dâavoir embelli depuis sa merveilleuse aventure. Les glaces, chez ses parents, ne lâavaient pas reconnue et elle-mĂȘme, en sây regardant, ne se reconnaissait pas. Lâamour opĂ©rait son miracle. En passant devant la vitrine dâun petit photographe qui exposait ses produits, elle avait cĂ©dĂ© Ă lâenvie de faire faire son portrait sur carte postale pour lâenvoyer Ă Gaston, Ă la place de lâimage dâelle quâil possĂ©dait dĂ©jĂ . Fallait-il quâelle fĂ»t sĂ»re dâun changement Ă son avantage ! Changement quâil avait dâailleurs lui-mĂȘme constatĂ©. La belle matinĂ©e au Parc de Montsouris que celle oĂč ClĂ©mence avait lu, dans un rayon de soleil Je presse sur mon cĆur les traits charmants de ma marraine chĂ©rie ! Elle nâavait point un penchant dĂ©cidĂ© pour les gosses le courant ne sâĂ©tait pas Ă©tabli entre lâinstitutrice et ses Ă©lĂšves. Ce jour-lĂ , cependant, en voyant une gamine morveuse et dĂ©penaillĂ©e tomber le nez dans le sable, ClĂ©mence sâĂ©tait prĂ©cipitĂ©e, rĂ©vĂ©lant Ă lâenfant du faubourg une tendresse quasi maternelle. Quelle chance de se trouver lĂ quand nâimporte quelle Ă©tincelle embrase un cĆur ! Quelques jours avant la fin des vacances, ClĂ©mence fut invitĂ©e par son filleul Ă ne pas sâinquiĂ©ter sâil restait une huitaine sans donner de ses nouvelles. Lâescadrille Ă laquelle il appartenait Ă©tait dĂ©signĂ©e pour aller bombarder des villes allemandes. Comme ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois quâil lâavertissait ainsi, Mlle Chantoiseau regagna Bourg-en-Thimerais dans la derniĂšre semaine de septembre, afin de prĂ©parer sa rentrĂ©e des classes. Elle retrouva, au-dessus de lâĂ©picerie, la petite chambre quâelle louait et qui Ă©tait misĂ©rable. Un lit, deux chaises, une armoire et deux tables en bois blanc, lâune pour Ă©crire, lâautre garnie dâune cuvette et dâun pot Ă eau, meublaient cette chambre de bonne. Tout ce que lâinstitutrice possĂ©dait de personnel et dâintime tenait dans une malle fermĂ©e Ă clef. Elle y conservait les lettres de Gaston, dans lâordre oĂč elle les avait reçues. Elle ouvrait chaque soir cette malle pour contempler un portrait quâelle glissait sous son oreiller avant de sâendormir. Elle le retirait le matin et le remettait dans la malle, ce coffret des servantes et des indigents. Les murs Ă©taient nus ; elle y avait Ă©pinglĂ© des scĂšnes de la vie aĂ©rienne, des modĂšles dâavions, de noires images dĂ©coupĂ©es dans les journaux illustrĂ©s, et ces images ensoleillaient son rĂ©duit. Les plus belles aventures sont celles quâon suggĂšre. Il est impossible aux cĆurs Ă©pris de ne pas trahir leur prĂ©occupation autour de lâamoureuse, tout avait visage dâaviateur. Lâobservateur le plus novice eĂ»t dit en entrant dans la chambre Je sais qui rĂšgne ici. » La premiĂšre visite de Mlle Chantoiseau fut pour les ChĂ©vremont et leur petite rĂ©fugiĂ©e. AprĂšs avoir eu, pendant six semaines, le pied emprisonnĂ© dans le plĂątre, Nanette recommençait Ă marcher et Ă sortir. Elle boitait encore un peu, mais comme par habitude. Cependant, le mĂ©decin-major rĂ©servait son opinion sur le redressement dĂ©finitif du pied. â Te sens-tu la force dâaller jusquâĂ lâĂ©tang ? demanda lâinstitutrice Ă sa petite Ă©lĂšve. â Oh ! je crois bien, dit celle-ci. Je suis allĂ©e plus loin dĂ©jĂ . Et toutes les deux avaient fait, Ă travers la forĂȘt, leur promenade favorite. Lâautomne Ă©paississait le tapis dâor quâelles foulaient. Les arbres dĂ©pouillaient leurs vĂȘtements dâĂ©tĂ©. Toutes les branches allaient bientĂŽt se ressembler et lâon ne ferait plus de diffĂ©rence entre les vivantes et les mortes. Le temps, depuis quinze jours, Ă©tait sec et les feuilles bruissaient sous les pas, dans lâair calme et froid. La campagne dâhiver sâorganisait dans les taillis. Le sombre Ă©tang avait un frisson Ă fleur dâeau. Des nuages fuyaient dans le ciel, comme des besaces sur des dos invisibles. ClĂ©mence ne fut pas plutĂŽt assise pour prendre un instant de repos, quâelle se leva. â Marchons, dit-elle, si tu nâes pas fatiguĂ©e. On attraperait vite froid ici⊠Et elles retournĂšrent sur leurs pas. Nanette sâappuyait au bras de son amie silencieuse. â Ă quoi pensez-vous, mademoiselle ? Il eĂ»t fallu dire Ă qui ? Le 11 octobre tombait un jeudi. Mlle Chantoiseau avait passĂ© la matinĂ©e Ă corriger des devoirs, et puis aprĂšs dĂ©jeuner, elle avait Ă©crit longuement Ă son bien-aimĂ©. Elle commençait Ă se tourmenter. Elle Ă©tait sans nouvelles de lui depuis presque un mois. Les lettres quâelle lui avait adressĂ©es Ă©taient restĂ©es sans rĂ©ponse. Pas mĂȘme un mot au crayon sur ces cartes-correspondance en franchise, ornĂ©es dâun faisceau de drapeaux alliĂ©s. Au sursaut de la rentrĂ©e, pendant huit jours, avait succĂ©dĂ© non pas le calme, mais le bruit plat des classes, leur faux silence et leur bourdonnement. Comme elle nâavait pas la vocation pĂ©dagogique, elle arrivait Ă lâĂ©cole pour y prendre le collier qui pesait Ă ses Ă©paules Ă©troites⊠Elle Ă©tait, suivant le mot de lâinstituteur en proie aux enfants ». Ils ne la dĂ©voraient pas, mais ils lâaccablaient. Elle avait leurs mains nombreuses sur la nuque et relevait la tĂȘte avec effort. Elle sâintĂ©ressait Ă deux ou trois petites, qui Ă©taient gentilles, et ne demandait aux autres que de ne pas bĂȘler trop haut dans lâĂ©table imprĂ©gnĂ©e de leur suint. Avant les vacances, elle faisait quelquefois une bonne classe aprĂšs avoir lu et relu une lettre de son filleul elle en recevait une sorte de coup de fouet. Un peu de rouge lui fardait la joue et son regard brillait entre ses paupiĂšres dĂ©closes, comme une flambĂ©e dans lâĂątre quand la trappe en est relevĂ©e. Les fillettes assistaient au miracle sans en deviner la cause. Elles Ă©coutaient plus attentivement. Ă la chaleur que rĂ©pandait la leçon, les bouches sâentrâouvraient comme des fleurs de serre. Quand, au contraire, la maĂźtresse languissait aprĂšs une lettre, son visage fermĂ© fermait tous les fronts. Comment le professeur qui ne sĂšme rien rĂ©colterait-il ? Le grain nâarrive au sillon, lâenseignement nâest profitable, que si le geste accompagne le grain. Depuis plusieurs jours, Mlle Chantoiseau reprochait Ă sa classe une animation singuliĂšre, sans sâapercevoir quâelle en Ă©tait responsable. Elle relut sa lettre, la mit sous enveloppe et dĂ©cida de la porter elle-mĂȘme Ă la gare avant dâaller chercher Nanette pour faire un tour en forĂȘt. Elle avait son chapeau sur la tĂȘte et finissait de se ganter, lorsquâon frappa Ă sa porte. La clef Ă©tait dans la serrure ClĂ©mence dit Entrez. » Lâheure du facteur Ă©tait passĂ©e tout la laissait indiffĂ©rente. Une dame en noir entra⊠câest-Ă -dire que le malheur entra, tellement lâinconnue avait sa figure. Elle nâĂ©tait pas avancĂ©e en Ăąge et paraissait vieille. Elle nâavait point besoin de se nommer câĂ©tait sa mĂšre. Sa ressemblance frappante avec lui tenait moins aux traits du visage quâĂ un dĂ©tail qui sauta aux yeux de ClĂ©mence. Gaston, sur son portrait, avait Ă la joue le mĂȘme signe quâĂ la sienne portait la visiteuse, une large tache marron qui tranchait sur le teint dâune malade du foie⊠â Mademoiselle Chantoiseau ? â Oui, madame. â Madame Romanet. ClĂ©mence eĂ»t voulu Ă©pargner Ă la maman de Gaston la peine de se prĂ©senter, puisquâelle lâavait reconnue. Elle dĂ©barrassa une chaise, la vieille dame sâassit. ClĂ©mence resta debout. Le cadre Ă©troit se resserra encore sur les deux femmes en prĂ©sence. â Vous excuserez ma dĂ©marche, mademoiselle, si rien ne la justifie⊠Câest une mĂšre dĂ©sespĂ©rĂ©e qui sâadresse Ă vous⊠une mĂšre Ă laquelle sa douleur suffit sans que de nouvelles inquiĂ©tudes ajoutent Ă son deuil. Mon fils, Gaston Romanet, entretenait une correspondance avec vous, nâest-ce pas ? Lâinstitutrice baissa la tĂȘte et rĂ©pondit â Oui, madame. â Je vous rapporte ses derniĂšres lettres qui mâont Ă©tĂ© remises avec dâautres choses lui appartenant. Il est mort le 30 septembre des suites dâune blessure reçue au cours dâune expĂ©dition. Je suis arrivĂ©e Ă lâhĂŽpital oĂč on lâavait transportĂ©, pour assister Ă ses derniers moments. Mâa-t-il reconnue ? Je nâen sais rien. Il Ă©tait dĂ©jĂ dans le coma⊠La seconde chaise qui meublait la chambre se trouvait prĂšs de la fenĂȘtre⊠La jeune fille, dont les jambes flĂ©chissaient, sâaffala sur un coin de sa malle⊠et les deux femmes confrontĂšrent des visages dĂ©composĂ©s sous le chapeau qui leur donnait lâair dâĂȘtre en visite chez quelquâun dâabsent. Mme Romanet reprit doucement â Des lettres placĂ©es dans sa cantine, et votre dernier colis, qui nâa pas Ă©tĂ© ouvert, expliquent le rapprochement que jâai fait et qui mâamĂšne ici. Vous connaissez Gaston depuis longtemps ? â Depuis un an. â Puis-je vous demander oĂč vous lâavez rencontrĂ© ? â Je ne lâai jamais rencontrĂ© jâĂ©tais sa marraine sans lâavoir vu. â MĂȘme en image ? â Pardon jâai son portrait quâil mâa envoyĂ©. â Comme il avait le vĂŽtre. â Quand vous ĂȘtes entrĂ©e, je vous ai nommĂ©e vous ĂȘtes toute en lui, dit Mlle Chantoiseau. â Au premier abord, moi aussi je vous ai identifiĂ©e, repartit la mĂšre. Je ne regrette pas dâĂȘtre venue, ma pauvre enfant⊠Telle je vous imaginais, telle vous mâapparaissez. Voulez-vous que nous causions ? â Oui, madame, fit ClĂ©mence. Elle sâĂ©tait machinalement dĂ©gantĂ©e elle ĂŽta son chapeau quâelle posa Ă cĂŽtĂ© dâelle, sur la malle. Il Ă©tait ornĂ© dâune rose-thĂ© artificielle qui exprimait, comme ses pareilles, la tristesse de ne point mourir. â Me permettez-vous de vous questionner ? poursuivit la vieille dame, avec un peu plus dâautoritĂ© quâelle nâen avait en arrivant. ClĂ©mence fit de la tĂȘte un signe affirmatif. NâĂ©tait-elle pas, maintenant, prĂȘte Ă tout entendre ? â Mon fils vous avait-il mise au courant de sa situation dans le civil ? â Oui, madame. Je savais quâil Ă©tait comptable Ă Lille, dans une fabrique. â Ă Lille ? â Oui. â Mais⊠de sa famille⊠vous avait-il parlĂ© ? â Il nâen avait pas, disait-il, ayant perdu ses parents de bonne heure. Il Ă©tait seul au monde. â Pourquoi mentait-il ainsi ? murmura la mĂšre. â Pour mâattacher Ă lui davantage probablement, dit Mlle Chantoiseau. Il mâavait donnĂ© lâimpression dâĂȘtre sans soutien⊠sans soutien moral dans la vie⊠et quelle vie⊠si prĂšs de la mort ! â Vous lui envoyiez souvent des colis ? â De temps en temps. Mme Romanet jeta un coup dâĆil sur le dĂ©nuement du logis et ajouta â Et câĂ©tait sans doute une dĂ©pense au-dessus de vos moyens ?⊠Mais ClĂ©mence protesta en rougissant lĂ©gĂšrement â Jâai de la famille. Je ne suis pas malheureuse. Je voyais bien, dâailleurs, quâil attendait surtout de moi des lettres⊠des marques de sympathie⊠â Lâaffection nâest venue que plus tard ? â Oui, madame⊠à la longue⊠â Alors, pas une minute vous nâavez eu lâidĂ©e⊠quâil nâĂ©tait pas libre ? â Rien dans ce quâil mâĂ©crivait nâeĂ»t pu me le faire croire. â Câest pourtant la vĂ©rité⊠la douloureuse vĂ©ritĂ© que vous ne connaissiez pas encore tout entiĂšre⊠Il ne tenait quâĂ cette femme de ne pas la dire. La jeune fille ne lâinterrogeait pas, ne la provoquait pas, subissait son ascendant avec rĂ©signation. Elle tombait de haut, mais elle nâĂ©tait encore que saisie et dĂ©faite⊠à quelle force mauvaise obĂ©it lâautre en dĂ©voilant ce quâelle pouvait taire ? Vengea-t-elle le dĂ©pit de sâĂȘtre vue, elle, la mĂšre, en quelque sorte reniĂ©e par un orphelin ? Ou bien cĂ©da-t-elle Ă une de ces obscures impulsions qui nous viennent dâun organe malade, le cĆur, le foie, lâestomac, la vessie⊠? Dans les crimes que lâon dirait commis avec prĂ©mĂ©ditation, câest bien souvent lâinstinct qui joue le plus grand rĂŽle. Les femmes ont la mĂȘme cruautĂ© entre elles que les fĂ©lidĂ©s envers la proie Ă laquelle ils commencent par casser les reins. La dame en deuil reprit â Nous habitions, avant la guerre, non pas Lille, mais Roubaix oĂč mon fils avait, dans le commerce, une situation qui le rendait indĂ©pendant. Si je dis quâil nâĂ©tait pas libre, mademoiselle, câest parce quâil laisse une femme et deux jeunes enfants. Il Ă©tait mariĂ© depuis cinq ans. Il a succĂ©dĂ© dans les affaires Ă son pĂšre qui est mort peu de temps avant la guerre. Le pauvre homme nâaura pas eu, du moins, le chagrin de voir toutes ces dĂ©bĂącles. LâĂ©garement de son fils est certainement ce qui lâaurait le plus affectĂ©. Je nây comprends rien⊠Son mĂ©nage Ă©tait uni⊠sa conduite irrĂ©prochable⊠Je ne peux pas croire quâil avait son bon sens quand il vous Ă©crivait. Sa derniĂšre permission, il lâa encore passĂ©e au milieu de nous⊠en famille. Il a eu, comme tant dâautres, le cerveau dĂ©rangĂ© par cette maudite guerre. La corruption est contagieuse. La guerre a perverti nos enfants⊠Gaston a jouĂ© aux marraines comme elles jouaient aux soldats. Il a fait ce quâil voyait faire autour de lui, sans envisager les consĂ©quences de sa lĂ©gĂšretĂ©. Il ne faut pas lui en vouloir⊠Sa femme ne se doute de rien. Câest pour lui Ă©pargner la peine dâune douloureuse rĂ©vĂ©lation, au terme dâune grossesse avancĂ©e, que je suis venue vous trouver. Pardonnez-moi⊠Je ne savais pas Ă qui nous avions affaire nâest-ce pas ? Je le sais maintenant. Je suis sĂ»re que vous aurez pitiĂ© de deux pauvres femmes suffisamment accablĂ©es⊠et que vous oublierez lâentraĂźnement dâune heure. Sâil a fait une victime⊠songez que le coupable a expiĂ© sa faute. Impossible de poser sur une tĂȘte une couronne dâĂ©pines mieux conditionnĂ©e⊠il nâen manquait pas une. Mais depuis longtemps la patiente nâĂ©coutait plus. Elle avait cachĂ© sa figure dans ses mains et sanglotait. Ses cheveux dĂ©nouĂ©s tombaient sur ses Ă©paules. MariĂ© depuis cinq ans⊠» Ă partir de ces mots, elle nâavait plus entendu que des mois qui coulaient comme une eau de fontaine, Ă petit bruit. Le saisissement de la jeune fille, en apprenant la mort de son bien-aimĂ©, nâavait pas Ă©tĂ© suivi de larmes. CâĂ©tait seulement sur le mensonge de son ami quâelle pleurait. Quelque chose de plus que lui Ă©tait mort en elle⊠une croyance, un amour, un rĂȘve, la plus puissante raison de vivre⊠Elle pleurait au fond du gouffre, tandis que penchĂ©e dessus, la dame en noir lâexhortait Ă©goĂŻstement au silence, Ă lâoubli. Celle-ci sâĂ©tait levĂ©e⊠Il y avait encore pour elle un moyen de sauvetage, une corde Ă jeter, un cri Ă pousser⊠; il y avait peut-ĂȘtre Ă refermer deux bras sur lâabandonnĂ©e avant de prendre congĂ© dâelle⊠Mais ou bien le geste coĂ»tait Ă la mĂšre, ou bien elle nây pensa mĂȘme pas. Elle se contenta de toucher lĂ©gĂšrement Ă lâĂ©paule la jeune fille Ă©croulĂ©e, et lui dit â Je vous ai rapportĂ© ses derniĂšres lettres⊠Est-ce que je peux vous redemander les siennes⊠ce que vous avez de lui ?⊠CâĂ©tait cela surtout le but de son voyage que rien ne subsistĂąt de lâaventure. ClĂ©mence Chantoiseau se redressa sans rĂ©pondre, chercha son sac Ă main, et puis, dans ce sac, la clef de sa malle quâelle ouvrit. Le paquet de lettres, assez volumineux, Ă©tait sous des mouchoirs⊠Elle le prit et le tendit Ă lâĂ©trangĂšre au teint jaune, Ă lâĆil froid, Ă la main longue et sĂšche. â Elles sont dans lâordre, fit simplement lâinstitutrice, pour qui les grains du chapelet avaient chacun une date. â Le portrait⊠son portrait⊠est avec ?⊠demanda lâinexorable. â Oui⊠non⊠je ne sais plus⊠attendez⊠Il y Ă©tait hier encore⊠Elle Ă©tait si troublĂ©e quâelle ne se rappelait pas lâavoir mis dans son sac Ă main ; elle lâen retira et le remit Ă la mĂšre, sans lâavoir regardĂ© une derniĂšre fois. Elle avait lâair du voleur qui restitue. Une mĂšche de cheveux collait Ă son front moite. Son visage Ă©tait Ă©mouvant comme celui dâun malade Ă lâagonie. Aussi bien, la photographie rendue sâanimait sous ses yeux pour un adieu suprĂȘme. Les traits de la mĂšre, durcis par lâĂąge, la maladie et la province, Ă©taient les traits du fils ; une tache sur la joue les signait et se gravait dans la mĂ©moire de lâinstitutrice, comme un de ces menus dĂ©tails dont lâobsession rachĂštera lâinsignifiance. La tragique visiteuse sâen alla comme elle Ă©tait venue. ClĂ©mence lâaccompagna jusquâĂ la porte. LĂ , sans se retourner, lâautre dit â Il y a un train vers Paris Ă cinq heures, nâest-ce pas ? â Oui, madame. â Merci. Elle descendit, dâun pas pesant, lâescalier qui Ă©tait Ă©troit et obscur⊠En bas, elle prit le vent et se dirigea vers la gare, la conscience tranquille, tel un chirurgien aprĂšs une belle opĂ©ration qui vient de tuer le malade. XV OĂ LâON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU Lâautomne touchait Ă sa fin on allait entrer dans lâhiver. Boussuge profitait des derniers beaux jours pour se livrer Ă sa chasse favorite. Il revenait souvent avec une courbature, mais payĂ© de sa peine par les connaissances mycologiques Ă©tendues quâil avait acquises. Son apprentissage Ă©tait terminé⊠Nul ne notait avec plus dâexactitude que lui la station, les formes, la consistance, la couleur, lâodeur et la saveur des champignons vivants. AprĂšs les avoir cassĂ©s, flairĂ©s et goĂ»tĂ©s, il les dĂ©terminait avec prĂ©cision, tantĂŽt dâaprĂšs leur saveur astringente ou poivrĂ©e, tantĂŽt leur odeur innocente ou vireuse. Quand il avait encore une hĂ©sitation, il sâen serait plutĂŽt rĂ©joui, car elle lui donnait lâoccasion de soumettre le cas au Laboratoire de cryptogamie du MusĂ©um, qui prononçait. Il ne se contentait plus, pour tapisser les murs de son cabinet de travail, des cartes Ă©ditĂ©es en France ; il en avait fait venir de lâĂ©tranger et sâĂ©tait procurĂ© par surcroĂźt, en y mettant le prix, les ouvrages des bonnes autoritĂ©s, il alignait sur les rayons de sa bibliothĂšque les TraitĂ©s et Flores de Paulet, dâĂlias Fries, le LinnĂ© de la mycologie dont la classification des hymĂ©nomycĂštes est cĂ©lĂšbre ; de Persoon, Boudier, Quelet, Gillet, Lucaud, Bigeard et Guillaumin, Sartory et Maire, Bulliard, Cordier, Crouan, de Seynes, Cook, SecrĂ©tan, et jusquâaux quinze volumes de lâitalien Saccardo. Sans parler des Revues et Bulletins par fascicules ou reliĂ©s. Il contemplait avec respect ces doctes et massives leçons qui avaient repoussĂ© et parquĂ© dans un coin la cavalerie lĂ©gĂšre des poĂštes de sa jeunesse. Il ne les reniait pas. Il avait renouvelĂ© ses motifs dâinspiration, voilĂ tout. Pourquoi la spore nâen serait-elle pas un, de mĂȘme que le pollen des fleurs ? Il comptait bien nâĂȘtre jamais au bout de ses recherches, travaillant sur des espĂšces sans nombre et que lâon doit Ă©tudier Ă tous les Ăąges, jeunesse, complet dĂ©veloppement et dĂ©clin. Il rĂ©pĂ©tait volontiers â On ne connaĂźt pas les champignons⊠On croit les connaĂźtre on ne les connaĂźt pas. Ils ont leur existence propre et mystĂ©rieuse, et une chair comme nous. Il nây a ici que lâinstituteur avec qui je puisse parler dâeux⊠Et encore ! Tout ce quâil ne sait pas ! Câest une science⊠On ne sâimprovise pas mycologue. On le devient Ă la longue et lorsquâon est initiĂ© aux mĆurs et coutumes de ce petit peuple les champignons. Aucun nâest plus sociable et patriarcal que lui. On peut me plaisanter comme fait ce grand dadais de ChĂ©vremont en disant que jâĂ©cris la Vie tragique des amanites et des volvaires, les Crimes de lâentolome livide⊠ou bien un feuilleton populaire intitulĂ© Tue-mouches, la fausse oronge⊠Câest trĂšs spirituel⊠mais quâest-ce que cela prouve ? Que la vie des champignons, pour qui sait lâobserver, renferme autant dâĂ©lĂ©ments dâintĂ©rĂȘt que la vie humaine ; je nâentends pas dĂ©montrer autre chose. Boussuge avait commencĂ©, comme tout le monde, par ne considĂ©rer les champignons quâau point de vue comestible et simplement pour discerner les mauvais des bons. Puis, ces rudiments franchis, il avait pris goĂ»t Ă toutes les espĂšces indistinctement, il les avait aimĂ©es pour elles-mĂȘmes et jusque dans leurs risques. Sa curiositĂ© insatiable finissait mĂȘme par le conduire Ă prĂ©fĂ©rer les nuisibles, amanites redoutables et volvaires perfides, aux inoffensifs, aux domestiques, aux cĂšpes bordelaises, aux champignons de couche et de bouche. Une planche quâil avait sous les yeux et qui reprĂ©sentait des Ă©chantillons de champignons vĂ©nĂ©neux, Ă©tait sĂ©duisante, comme une gravure de modes. On y voyait lâamanite panthĂšre, au bĂ©ret mouchetĂ©, le tricholome tigrĂ©, Ă la casquette de laine enfoncĂ©e sur les oreilles, le bolet satan, boletus satanas, trapu, verdĂątre et au chapeau tachĂ© de sang. â Mes apaches, disait Boussuge avec orgueil. Il ajoutait â Et lâamanite citrine est-elle assez Ă©lĂ©gante sous son feutre Ă larges bords, parsemĂ© de boutons dâor, et sa collerette rabattue ? Ne pas sây fier⊠bien quâelle soit moins dangereuse, en dĂ©finitive, que la Reine des pierreuses, lâamanite tue-mouches, assez mal chaussĂ©e, mais dâune chair si blanche, et si aguicheuse, la mĂątine, dans les bois, sous son parasol vermillon ! Vous avez peur de ces rouĂ©es qui sentent lâanis, le laurier-cerise et lâamande amĂšre ? Eh ! laissez-les tranquilles. Nâallez pas les chercher pour les faire cuire et les consommer. Elles se dĂ©fendent. Les champignons, en tout cas, ont cette supĂ©rioritĂ© sur les familles humaines, quâils ne se dĂ©vorent pas entre eux. Toutes les espĂšces vivent entre elles en bonne intelligence. De combien de nations et mĂȘme de races peut-on en dire autant ? Il avait des sujets dâirritation qui amusaient ses amis. Il ne comprenait pas que la tendance des champignons Ă se grouper en cercle eĂ»t incitĂ© le vulgaire Ă baptiser ces rĂ©unions intimes cercles du sabbat ou ronds des sorciĂšres. Les assemblĂ©es de champignons sur la souche dâun sapin ou dâun hĂȘtre Ă©voquaient plutĂŽt le hameau, lâĂ©cart, la veillĂ©e autour de lâĂątre des villageois de la vieille France, fĂ©conds, paisibles et si loin de tout ! Les champignons prolongeaient la causette dans la journĂ©e, tout simplement. Il demeuraient immobiles sur leur tabouret et avaient toujours, Ă la lueur du feu ou au coucher du soleil, une histoire Ă se conter, histoire de bĂȘtes ou histoire dâhommes. Les hommes sont plus mĂ©chants encore que les insectes qui vivent sur les champignons. Et ceux-ci ne se vengeraient pas de lâhomme en lâempoisonnant accidentellement ? Non, mais !⊠Enfin, il arrivait parfois quâun profane Ă©grillard Ă qui Boussuge montrait de belles illustrations en couleurs, avançait le groin vers lâamanite phalloĂŻde, en ricanant⊠Le mycologue haussait les Ă©paules Ă ces Ă©mois faciles, il avait la chastetĂ© des savants devant les aspects et les formes dont lâignorant sâĂ©baudit. Les planches anatomiques lâexcitaient autrement, le transportaient littĂ©ralement au cĆur de la forĂȘt. Il avait un recul physique en contemplant certaines oronges Ă lâodeur fĂ©tide. Il la sentait rĂ©ellement, comme il sentait la chair fraĂźche, tendre et veloutĂ©e dâautres espĂšces. Au dĂ©but de sa carriĂšre, il avait Ă©tĂ© flattĂ© quâon vĂźnt soumettre Ă son examen les cas suspects. Il tenait bureau de consultation. Et puis, blasĂ© sur les satisfactions de lâexpertise, il ne sâĂ©tait plus souciĂ© de rabaisser ses connaissances botaniques Ă ce rĂŽle utilitaire. Dâautant plus, â il faut le dire, â quâil nâaimait pas les champignons, les digĂ©rant mal. On en servait Ă sa table, mais il nâen mangeait pas. Sa compĂ©tence Ă©loignait lâidĂ©e quâil pĂ»t craindre dâĂȘtre empoisonnĂ©. La rĂ©sistance de son estomac lui laissait le bĂ©nĂ©fice dâun goĂ»t purement artistique et scientifique. Le spĂ©cialiste ne frayait pas avec le gastronome. Il nâĂ©tait ambitieux que dâentendre dire de lui Lâhomme de la rĂ©gion qui connaĂźt le mieux les champignons. » Ses cartes de visite mentionnaient uniquement son nom membre de la SociĂ©tĂ© mycologique de France, chevalier de la LĂ©gion dâhonneur. Si bien que la premiĂšre distinction semblait lui avoir valu lâautre. Quelquâun signala un jour Ă Boussuge lâardeur quâun mycologue, ancien juge de paix, apportait dans sa campagne contre le Maudit. Ce missionnaire cantonal traitait le champignon comme les hygiĂ©nistes traitent lâalcool et, sur lâaffiche destinĂ©e Ă la propagande, faisait surmonter dâune tĂȘte de mort emblĂ©matique deux tibias de panoplie ! Boussuge souriait de ce zĂšle et ne sây associait en aucune façon. â Il serait si simple de dĂ©crĂ©ter que nulle espĂšce nâest comestible, disait-il. On cesserait bientĂŽt de commercialiser le vĂ©gĂ©tal qui sâhabille le mieux et qui porte, comme la rose, des noms si variĂ©s, si charmants et si bien appropriĂ©s la boule de neige, la chanterelle, lâanisĂ©, lâamĂ©thyste, la palombette, la russule jolie, la chevrette, la girondelle, la tĂȘte de nĂšgre⊠» Il leur donnait plus volontiers ces noms vulgaires que leurs noms latins, chers aux pĂ©dants. Loin de modĂ©rer sa passion, la guerre en avait fait un culte oĂč il se rĂ©fugiait, sâisolait, cherchait Ă sâabstraire⊠La dĂ©mence des hommes, acharnĂ©s Ă leur destruction, lui faisait chĂ©rir davantage, par contraste, la diligence des parasites Ă se reproduire, Ă multiplier, Ă sâabriter, par bandes ou solitaires, sous leurs petits toits moussus et leurs boucliers fragiles. Il pensait Ah ! si jâavais le talent de Maeterlinck, quel pendant je donnerais Ă sa Vie des abeilles, sous ce titre CaractĂšres gĂ©nĂ©raux dâun peuple dispersĂ© ! » Il rencontrait assez souvent Mlle Chantoiseau en forĂȘt. Il la saluait, mais il ne lui parlait pas. La prĂ©sence de Nanette auprĂšs dâelle la rapprochait trop de ChĂ©vremont pour ne point imposer une certaine rĂ©serve Ă leur ancien ami. Mais, dans cette seconde quinzaine dâoctobre, Boussuge remarqua que lâinstitutrice se promenait seule. Sa silhouette mince et noire apparaissait de loin, au bout dâune allĂ©e, comme un fĂ»t Ă©lancĂ©, moins haut que les autres. Deux ou trois fois, le mycologue croisa lâinstitutrice et lui trouva mauvaise mine. Les vacances ne lui avaient point profitĂ©. Il en fit lâobservation Ă sa femme. â Elle a lâair de filer un vilain coton. Câest un dur mĂ©tier, pour les poitrines dĂ©licates, que celui de maĂźtresse dâĂ©cole. Elle ne pourra pas rester dans lâenseignement. ClĂ©mence Chantoiseau, en effet, dĂ©pĂ©rissait. Elle avait de plus en plus, en classe, des absences ». Elle Ă©tait ailleurs » ; mais son visage exprimait maintenant autre chose que lâattente consolĂ©e ; elle suivait toujours, par la fenĂȘtre, les nuages ; mais sa pensĂ©e ne les accompagnait plus. Elle Ă©tait triste et lasse. De la visite quâelle avait reçue, pas un mot. Il faut laisser le temps aux mauvaises nouvelles de faire leur Ćuvre. Le cadavre de son amour se putrĂ©fiait en elle et lâempoisonnait lentement. Son cĆur ne bondissait plus au-devant de la petite factrice sautant de sa bicyclette pour lui remettre une lettre. La vue de cette femme, au contraire, causait Ă ClĂ©mence une douleur lancinante. Nous souffrons de nos habitudes enracinĂ©es comme dâune dent gĂątĂ©e. Deux jeudis de suite, sous prĂ©texte de leçons Ă prĂ©parer, la jeune fille nâalla point chez les ChĂ©vremont, et ils ne la virent pas davantage le dimanche. Elle sâenfermait dans sa chambre et nây faisait pas plus de bruit que dâhabitude, si bien que lâĂ©piciĂšre, sa voisine de palier, eĂ»t Ă©tĂ© incapable de dire si elle Ă©tait lĂ ou non. Le jour de la Toussaint fut lugubre. Il avait plu, la veille, sans interruption et toute la nuit la forĂȘt sâĂ©tait plainte dans le vent. Son souffle humide, fourrier de lâhiver, prenait possession des maisons. Il pleuvait encore au sortir de la grandâmesse, aprĂšs quoi chacun rentra chez soi. CâĂ©tait le moment dâune de ces hĂ©sitations qui remplissent la vie de province. Il ne faisait pas assez froid pour allumer les poĂȘles, et la petite ville ; cependant, trempĂ©e et transie, tendait les bras Ă une flambĂ©e. Beaucoup sâen privaient nĂ©anmoins, gagnaient encore un jour, quitte Ă se blottir de bonne heure dans des draps glacĂ©s. Les vieilles personnes qui ont le plus besoin de chaleur sont les derniĂšres, par Ă©conomie, Ă faire du feu. Câest peut-ĂȘtre parce que le feu ne pĂ©tille plus comme autrefois. Le bois, dans la cheminĂ©e vide, ne jette plus dâĂ©tincelles. La bĂ»che ne brĂ»le plus gaiement sur les chenets. La chaleur a cessĂ© dâentrer par les yeux dâabord dans le corps frissonnant. PoĂȘles, fourneaux et radiateurs conjurĂ©s ont asservi la flamme libre qui donnait tant de prix au retour de lâhiver. Il y eut une Ă©claircie aprĂšs le dĂ©jeuner. â Ma foi ! dit Boussuge, je vais faire un tour pour me rĂ©chauffer. Viens-tu avec moi, gamin ? Nanand nây tenait pas. Palmyre prit son parti. â Jâaime mieux quâil reste ici. Il nâest pas comme toi, solidement chaussĂ©, il me rapporterait un rhume⊠Merci bien ! Le temps nâest pas tellement engageant⊠â Possible, mais je me morfonds ici, sans feu. â On nâen fait nulle part avant la Toussaint, et encore !⊠tu le sais bien. LâĂ©tĂ© de la Saint-Martin promet quelques beaux jours, les derniers. Demande Ă AurĂ©lie si elle aime Ă rallumer les feux Ă©teints. Boussuge nâinsista pas, sâenveloppa dans sa pĂšlerine, prit sa canne et se dirigea vers la forĂȘt. Elle Ă©tait sombre et mouillĂ©e ; elle avait lâair dâun pauvre ruisselant dâeau sous sa charge de bois mort. Les pieds enfonçaient dans un sol Ă©lastique, les feuilles Ă©paississant le plus possible leurs tapis pour retarder le moment oĂč elles deviennent de la boue. Ă la lisiĂšre, au bord de la route, Boussuge rencontra le major Faucherel qui faisait, lui aussi, sa promenade quotidienne. Ils se serrĂšrent la main. â Il nây a que nous deux pour ĂȘtre dehors par un temps pareil, monsieur le major, dit Boussuge. â Câest bien pour cela que jây suis, rĂ©pondit Faucherel. Ce qui me plaĂźt avant tout dans une forĂȘt, câest la solitude. Elle nâest complĂšte que par un mauvais temps comme celui-ci. On nâaperçoit Ăąme qui vive. La terre peuplĂ©e est petite. Le moins vaste dĂ©sert est immense. LâannĂ©e prochaine, si la guerre est finie, jâirai en Suisse. Pour les mĂȘmes raisons, la hauteur mâattire, les ascensions me tentent⊠Vous, pas ? Ils Ă©taient entrĂ©s sous bois en causant ; ils prirent une allĂ©e Ă©troite et fangeuse qui aboutissait Ă lâĂ©tang. Les arbres au tronc luisant sâĂ©gouttaient ; un voile de brume recouvrait la forĂȘt ; des limaces rouges ou noires traversaient le sentier, pompaient les feuilles. Le major reprit â Je pensais Ă vous ce matin en lisant quâun botaniste avait dĂ©couvert dans les Alpes, Ă deux mille six cents mĂštres dâaltitude, un champignon savoureux, cousin de lâedelweiss. Il est du genre pleurote, et comestible. â Il y a, dit Boussuge, le pleurote du chĂȘne, le pleurote de lâolivier, qui est vĂ©nĂ©neux ; le pleurote de lâorme, dont le chapeau est blanc crĂšme et qui pousse sur lâorme et le charme ; le pleurote huĂźtre, ainsi nommĂ© parce quâil se prĂ©sente comme une Ă©caille dâhuĂźtre⊠Il pousse en touffes et les Vosgiens sâen nourrissent. â Le pleurote dont je vous signale lâexistence est appelĂ© pleurote des neiges. PrĂ©parĂ© Ă la bĂ©chamel, câest un rĂ©gal, paraĂźt-il. â Je ne le connais pas, dit Boussuge, et je vous avoue que jâaimerais Ă lâexaminer ailleurs que sur mon assiette et autrement quâen gourmet. â Les cĂšpes dont lâodeur se rĂ©pand de la cuisine dans la maison lâembaument, dĂ©clara le major⊠; mais il y faut une pointe dâail du Midi. â Je ne sais pas, rĂ©pliqua Boussuge. JâĂ©tudie les champignons, je ne me flatte pas dâĂȘtre le tombeau des meilleurs. â Vous ne buvez pas le vin des burettes, fit le major en riant. Il marchait pesamment et Ă si grandes enjambĂ©es que son compagnon Ă©tait toujours derriĂšre lui. Au dĂ©bouchĂ© du sentier quâils avaient parcouru, lâĂ©tang de SablonniĂšres songeait. Il exerçait sur les promeneurs une sorte de fascination. Il nâoffrait rien de plaisant et lâon allait vers lui comme si la forĂȘt nâavait eu des chemins que pour y conduire. On prenait le premier venu et lâĂ©tang Ă©tait au bout, comme par hasard. Boussuge et Faucherel eux-mĂȘmes avaient subi encore une fois la force attractive de cet aimant. Ils sâarrĂȘtĂšrent au bord de lâĂ©tang quelques minutes avant de rebrousser chemin. Il Ă©tait Ă©quivoque dans le brouillard et ne reflĂ©tait rien. Son eau trouble ne se dĂ©fendait plus contre les herbes qui lâavaient envahie et aveuglĂ©e. Le soir descendait sur lui comme sur une ruine. Les deux hommes le contemplĂšrent en silence et furent tirĂ©s par un frissonnement de leurs rĂ©flexions. Ils nâapercevaient dĂ©jĂ plus le bord opposĂ© ; le haut du cadre formĂ© par les arbres Ă©tait seul visible. LâĂ©tang, dâailleurs son pouvoir de sĂ©duction satisfait, ne retenait personne. Il ressemblait aux femmes froides qui se bornent Ă constater quâelles sont encore dĂ©sirables et auxquelles on ne connaĂźt pas dâamants. â Allons-nous-en, dit Faucherel, Que faisons-nous ici ? En se retournant pour le suivre, Boussuge vit quelque chose Ă ses pieds, se baissa et ramassa une paire de gants noirs et usagĂ©s quâil avait dâabord pris pour une souche. Il allait les rejeter, il se ravisa. Il Ă©tendit les gants sur sa canne et les prĂ©senta au major. â Voyez donc⊠ils ont Ă©tĂ© perdus ici depuis peu⊠Ce sont des gants de femme⊠pas beaux⊠et qui sentent encore le nettoyage Ă la benzine, malgrĂ© la pluie qui est tombĂ©e dessus⊠Ces gants mouillĂ©s nâĂ©taient pas beaux, en effet ; leurs doigts vides pendaient comme les pattes dâune peau dâĂ©cureuil ou de fouine. Faucherel ne donna quâun coup dâĆil Ă la trouvaille, et dit â Jetez donc ça. Ce que fit Boussuge. Ils repartirent et se sĂ©parĂšrent Ă lâentrĂ©e du village, sur une poignĂ©e de main. En attendant le dĂźner, Boussuge eut lâidĂ©e, pour se distraire, de faire rĂ©pĂ©ter ses leçons Ă Nanand. Il dit Ă ZĂ©naĂŻde de lui envoyer le petit et demanda en mĂȘme temps Ă la servante si sa maĂźtresse Ă©tait en haut avec lui. â Non, monsieur, rĂ©pondit la MalaisĂ©e ; Madame est ressortie aprĂšs vĂȘpres pour une commission quâelle avait oubliĂ©e. Nanand Ă©tait descendu sans empressement, son livre de rĂ©citation Ă la main ; mais tandis quâil Ăąnonnait la fin de la fable Le ChĂȘne et le Roseau, Palmyre survint. â Jâavais affaire chez lâĂ©picier, dit-elle ; je mây suis un peu attardĂ©e. Elle nous confiait ses inquiĂ©tudes relativement Ă lâinstitutrice qui est, comme tu le sais, sa locataire. Le lait et le pain quâon dĂ©pose chaque matin, Ă sa porte, y sont restĂ©s. Mlle Chantoiseau nâa pas couchĂ© dans sa chambre. Mme Brun en possĂšde une clef⊠Le lit nâĂ©tait pas dĂ©fait. On a dâabord cru quâelle avait pris le train pour Paris, hier soir ; mais le chef de gare est certain de ne pas lui avoir dĂ©livrĂ© de billet⊠Alors ? â Câest le cas de dire quâon se perd en conjectures, plaisanta Boussuge. â Si Mlle Chantoiseau sâest lancĂ©e dans une aventure, insinua Palmyre, lâĂ©cole laĂŻque nây gagnera rien en prestige. Ils pensaient tous les deux aux ChĂ©vremont chez qui la jeune fille Ă©tait reçue et donnait des leçons Ă Nanette. Car la province ne sâintĂ©resse Ă un scandale quâen raison du nombre de victimes quâil fait par Ă©claboussement. â Jâai aperçu Agathe et sa petite rĂ©fugiĂ©e Ă la sortie des vĂȘpres, dit Mme Boussuge. Agathe avait un air tout drĂŽle. Dame ! la disparition de lâinstitutrice faisait le sujet de toutes les conversations⊠â Et câest pourquoi tu tâes mise en quĂȘte dâun supplĂ©ment dâinformations auprĂšs de lâĂ©piciĂšre, conclut Boussuge malicieusement. Ils nâen reparlĂšrent plus de la soirĂ©e, bien que la langue dĂ©mangeĂąt Ă Palmyre ; mais, au milieu de la nuit, Boussuge, qui ne donnait pas, sâagita jusquâĂ ce quâil eĂ»t rĂ©veillĂ© sa femme. â Tu es souffrant ? demanda-t-elle. â Non, tu ne sais pas Ă quoi je pense ? Et il raconta la dĂ©couverte, qui lui Ă©tait revenue Ă lâesprit dans son sommeil, de la paire de gants au bord de lâĂ©tang de SablonniĂšres. â Pourquoi ne lâas-tu pas rapportĂ©e ? dit Palmyre. â Est-ce que je pouvais, Ă ce moment-lĂ , me douter ?⊠Et puis, il nây a peut-ĂȘtre aucun rapprochement Ă faire⊠Il serait facile de la retrouver, dâailleurs⊠; mais avant dâorienter les recherches par lĂ , il faudrait savoir si Mlle Chantoiseau avait un motif de dĂ©sespoir tel⊠â Elle en avait un certainement. Elle a reçu, il y a peu de temps, une visite mystĂ©rieuse⊠et, depuis cette visite, Mlle Chantoiseau, prĂ©occupĂ©e, nâĂ©tait plus la mĂȘme. â Le fait est que sa mauvaise mine mâa frappĂ© la derniĂšre fois que nous nous sommes croisĂ©s dans la forĂȘt. Car câĂ©tait son lieu de promenade favori, avec la petite rĂ©fugiĂ©e de ChĂ©vremont⊠â Justement ! Depuis la rentrĂ©e des classes, elle nâemmenait plus cette enfant⊠On lâa remarqué⊠Avertis le docteur Chazey, dĂšs demain, de tes prĂ©somptions⊠; le maire et lâinstituteur. â Et aussi le major, qui Ă©tait avec moi. Si rĂ©ellement cette paire de gants appartenait Ă Mlle Chantoiseau, lâindice serait troublant⊠Ils causĂšrent longtemps encore sur lâoreiller. Les vieux mĂ©nages, qui dorment peu, ont la nuit pour renouer les conversations du jour⊠Ils aperçoivent mieux dans les tĂ©nĂšbres ce quâils nâont pas vu dans la lumiĂšre. Le premier soin de Boussuge, au rĂ©veil, fut dâaller chez le docteur Chazey, auquel il confia ses inquiĂ©tudes. â Je les partage, dit le maire. Jâai vu M. Faverol hier soir⊠Pour lui aussi la disparition de son intĂ©rimaire est inexplicable. Il Ă©prouvait un peu dâembarras Ă mâen parler, et je comprends cela. Il sent bien que des aventures de ce genre sont prĂ©judiciables Ă lâĂ©cole laĂŻque et, comme il est lui-mĂȘme irrĂ©prochable, il sâafflige de tout ce qui rend son exemple stĂ©rile. Jâaurai beau demeurer personnellement hors du dĂ©bat, je nâempĂȘcherai pas les soutiens de lâĂ©cole libre dâexploiter lâincident contre leurs adversaires. Câest bien fĂącheux. Mon rĂŽle est dĂ©licat. Je serai aussi suspect si je fais preuve de diligence que si je nâen montre pas assez. Mlle Chantoiseau, nâavait aucune raison que je sache de se suicider⊠Tout est possible, nĂ©anmoins⊠à ce moment, la petite factrice, laissant sa bicyclette Ă la porte du maire, entra pour lui remettre le courrier du matin. Il ne se disposait Ă le dĂ©pouiller en prĂ©sence de Boussuge, lorsque Mme Philbert demanda â On nâa pas de nouvelles de Mlle ClĂ©mence, monsieur le maire ? â Non, fit celui-ci. â Excusez-moi, monsieur le maire, de vous faire observer quâil y a une lettre dâelle Ă votre adresse. Oh ! câest bien son Ă©criture⊠La lettre a Ă©tĂ© mise Ă la poste ici⊠Le docteur Chazey la trouva tout de suite, en effet, parmi sa correspondance. â Bien, fit-il. Je vous remercie, mon enfant. Nous allons ĂȘtre sans doute rassurĂ©s sur son compte. Il attendit pourtant que la factrice fĂ»t partie, dĂ©cacheta la lettre, en prit connaissance et la tendit dâune main tremblante Ă Boussuge qui lut Ă son tour Je vous demande pardon, monsieur le maire, pour les ennuis que je vais certainement vous occasionner. Que lâon ne sâinquiĂšte pas de ma disparition ; câest volontairement que je dis adieu Ă la vie, nâayant plus rien Ă en espĂ©rer de bon. ClĂ©mence Chantoiseau. Les deux hommes se consultĂšrent rapidement. â Voyez⊠fit le docteur Chazey. Si vous retrouvez cette paire de gants et si rĂ©ellement elle a appartenu Ă lâinstitutrice, jâordonnerai tout de suite des recherches. Les gants Ă©taient encore Ă lâendroit oĂč Boussuge les avait jetĂ©s ; il les rapporta et lâĂ©piciĂšre qui logeait Mlle Chantoiseau les reconnut. Une longue exploration ne fut pas nĂ©cessaire pour que lâĂ©tang livrĂąt le cadavre de la suicidĂ©e. On le dĂ©couvrit non loin du bord, dans les herbes visqueuses que la jeune fille avait agrippĂ©es, obĂ©issant Ă lâinstinct de la conservation. Le pĂšre et la mĂšre, avertis, assistĂšrent muets et hagards aux obsĂšques. Eux non plus ne comprenaient rien au drame⊠Ils Ă©coutaient les questions, se regardaient en silence et ne rĂ©pondaient pas. Le pĂšre avait apportĂ©, pour tout bagage, dans un carton Ă chapeau, un haut de forme ancien quâil en retira avant la cĂ©rĂ©monie et quâil y remit soigneusement au moment de reprendre le train. La mĂšre avait cet air effacĂ© des gens quâon ne sâimagine pas autrement que les yeux rouges et en deuil. Tout ce que possĂ©dait la dĂ©funte tenait dans sa malle. Lâinstitutrice, quand ses parents furent partis, ne laissa rien derriĂšre elle, pas mĂȘme une priĂšre. LâĂglise ne lui avait pas pardonnĂ© son acte de dĂ©sespoir et lâĂ©cole lui en voulait de lâavoir compromise. LâĂ©tang seul garda son souvenir. Lâeau morte en reçut comme un regain de vie. Câest lĂ que sâest noyĂ©e lâintĂ©rimaire⊠» LâĂ©tang de SablonniĂšres hanta les veillĂ©es sous les apparences dâun visage humain, triste et livide. Le soir du jour oĂč Mlle Chantoiseau eut Ă©tĂ© inhumĂ©e dans le cimetiĂšre communal, la petite factrice demanda Ă parler au docteur Chazey. Elle lui rĂ©vĂ©la que la jeune fille entretenait une correspondance avec un aviateur et que son caractĂšre sâĂ©tait assombri quand cette correspondance avait cessĂ©. â Pour moi, monsieur le maire, câest dâun chagrin dâamour quâelle est morte⊠et ses parents mĂȘmes ne sâen doutent pas. Il y a environ trois semaines, une dame en noir est venue de Paris lui rendre visite et probablement lui apporter une mauvaise nouvelle. On ne mâĂŽtera pas de lâidĂ©e que cette personne savait son secret⊠Le docteur Chazey rĂ©flĂ©chit une minute et dit â Vous nâavez fait cette confidence quâĂ moi ? â Oui, monsieur le maire. â Eh bien ! quâelle reste entre nous deux. Lâopinion publique lâinterprĂ©terait diffĂ©remment et sâen servirait peut-ĂȘtre pour alimenter des querelles locales⊠Est-ce bien utile ? je ne le crois pas. Cette malheureuse a emportĂ© son secret avec elle laissons-le lui. Soyons moins sĂ©vĂšres que lâĂglise qui refuse ses priĂšres aux suicidĂ©s ; pratiquons le moyen dâexpression qui convient le mieux Ă la misĂ©ricorde le silence. XVI LE GESTIONNAIRE Un autre sujet de conversation fut bientĂŽt fourni aux habitants de Bourg par le dĂ©pĂšcement de la forĂȘt. Un beau matin, les Canadiens sâabattirent dessus et la mirent en coupe rĂ©glĂ©e. Ils commencĂšrent par sây construire des baraquements, un petit village ; puis ils Ă©levĂšrent une vaste scierie mĂ©canique au cĆur frais de la forĂȘt ». Le bon docteur Chazey ne dĂ©colĂ©rait pas. Il blĂąmait Ă la fois le dĂ©boisement et la curiositĂ© publique. Il Ă©tait conservateur dans toutes les acceptions du mot. Il nâadmettait pas cette exigence de la dĂ©fense nationale qui, pour sauver une partie de notre patrimoine, en sacrifiait une autre. Avec nous ou contre nous, les mĂȘmes forces destructives agissaient. Il appelait le Camp des Canadiens lâAbattoir et regardait dâun mauvais Ćil les tueurs lorsquâils voituraient vers la gare le troupeau Ă©gorgĂ©. Il disait Ă ses administrĂ©s qui allaient en promenade, sur le lieu des exĂ©cutions â Vous nâĂȘtes pas honteux ! Est-ce un spectacle pour les honnĂȘtes gens ? On vous pille et vous assistez au pillage en spectateurs pour lesquels il est une distraction ! Vous nâaimez donc pas les arbres ? Ceux-lĂ sont vos ancĂȘtres et il y a parmi eux des patriarches que vous paraissiez vĂ©nĂ©rer pourtant, puisque vous les montriez avec orgueil et que des cartes postales en reproduisent lâauguste image. Ce nâĂ©tait donc quâune enseigne banale ? Allez Ă la fĂȘte, et soyez logiques si les Canadiens vous demandent un coup de main, ne le refusez pas. On feignait de croire quâil plaisantait ; ses adversaires politiques le taxaient dâantipatriotisme. Ils disaient Qui veut la fin veut les moyens, tous les moyens. Sâil faut que des arbres pĂ©rissent pour que les hommes vivent, pĂ©rissent les arbres ! » Les sĂ©dentaires du pays, en donnant la forĂȘt, avaient lâair de donner quelque chose dâeux-mĂȘmes, de souscrire en nature Ă lâemprunt ils versaient leurs arbres. Ă dire vrai, les habitants de Bourg, sâils ne tuaient pas les arbres, les blessaient cruellement. PlutĂŽt que de cueillir la fleur des tilleuls, lâĂ©poque venue, ils arrachaient brutalement les branches ; elles pendaient, lamentables, aux arbres mutilĂ©s de lâavenue. Les arrĂȘtĂ©s du maire ne les prĂ©servaient pas de ce vandalisme, si bien que les Canadiens Ă©taient fondĂ©s Ă penser Nous, du moins, nous ne les faisons pas souffrir mieux vaut la mort quâun supplice annuel. » ZĂ©naĂŻde, elle, se rĂ©jouissait ouvertement de la dĂ©vastation. Peu de temps avant lâinvasion des Canadiens, elle avait eu encore la figure enflĂ©e et les dents au martyre ; elle accueillit lâentreprise des bĂ»cherons comme une dĂ©livrance. Elle ne doutait pas quâils ne vinssent Ă bout de leur tĂąche avant la fin de la guerre. Ils allaient chasser le Malin. De temps en temps, elle interrogeait son maĂźtre â Est-ce quâils avancent ? â Qui ça ? demandait Boussuge, tout au communiquĂ©. â Les Canadiens, pardi ! Combien de temps mettront-ils Ă tout abattre ? â Dâabord, jâespĂšre que leurs dĂ©gĂąts sont limitĂ©s. â On voit bien que vous ne souffrez pas des dents. â Ils procĂšdent mĂ©thodiquement. AprĂšs avoir renversĂ© lâarbre, ils le dĂ©bitent comme une viande de consommation. Câest instructif. Jâai dĂ©jĂ menĂ© Nanand voir cela. Vous devriez, ZĂ©naĂŻde, aller un dimanche avec lui faire un tour par lĂ . Vous ne connaissez pas votre ennemie, la forĂȘt câest une occasion⊠Elle hĂ©sitait ; mais aprĂšs une semaine de mentonniĂšre et de torture, elle se fit conduire par le petit rĂ©fugiĂ© au camp des Canadiens. Leur petit chemin de fer Ă voie Ă©troite parcourait la partie de la forĂȘt qui leur avait Ă©tĂ© concĂ©dĂ©e. Des trains roulaient au milieu de la dĂ©pouille et du sang des arbres. Le docteur Chazey disait bien des AbattoirsâŠ, des abattoirs modernes, perfectionnĂ©s, tels que lâAmĂ©rique en possĂšde pour transformer avec cĂ©lĂ©ritĂ© le gros bĂ©tail en viande. Lâarbre assommĂ©, tuĂ©, passait par des centaines de mains habiles Ă le prĂ©parer, Ă entailler sa peau, Ă le coucher sur son lit de mort, Ă lâĂ©ventrer, Ă mettre de cĂŽtĂ© les dĂ©chets utilisables, Ă tout traiter mĂ©caniquement, enfin poil, peau, viande, fressure et carcasse. Rien nâĂ©tait perdu. La scie glissait, comme un couteau dans du beurre, et du bel arbre qui avait vĂ©cu dans le ciel, dans la lumiĂšre et pleurĂ© sous lâorage ; des chĂȘnes, des hĂȘtres et des charmes populeux habitĂ©s par les familles dâoiseaux, il ne restait plus que des toisons Ă©parses et des rognures de peaux, des madriers et des traverses pour la guerre et lâindustrie. Et, câĂ©tait une mort joyeuse, exempte des effroyables beuglements dont retentissent les stick-yards de Chicago. La mort des vieux arbres français, sous la cognĂ©e et la scie des Ă©trangers, Ă©tait discrĂšte et digne. Leur majestĂ© allait au supplice comme un souverain Ă lâĂ©chafaud. Et tout cela sâaccomplissait parmi la gaietĂ© des soldats et lâindiffĂ©rence de la foule. Ceux-ci chantaient et sifflaient en travaillant. Ils avaient leur cantine et leur infirmerie dans le camp, et dans les chambrĂ©es, le soir, au son des gramophones, les hommes dansaient entre eux, comme des lutins dans un cimetiĂšre. Câen Ă©tait un. Les petites lampes de poche des officiers qui rentraient allumaient des feux follets çà et lĂ . ZĂ©naĂŻde, tenant le petit rĂ©fugiĂ© par la main, parcourait, du pas lourd dâun gĂ©nĂ©ral inspecteur, le terrain jonchĂ© de morts. Et ce fut lâenfant qui, dans son innocence, prononça les paroles de sagesse â Quel mal quâils faisaient ? La question surprit la servante ; elle eut honte dâavouer lâintĂ©rĂȘt personnel quâelle croyait avoir Ă lâextermination, et elle dit, du ton sans rĂ©plique de lâignorance prise au dĂ©pourvu â Tu es trop jeune pour savoir. Ce fut le moment oĂč Octave ChĂ©vremont, lĂ©gĂšrement blessĂ© Ă la tĂȘte, vint en convalescence Ă Bourg-en-Thimerais, aprĂšs un mois dâhĂŽpital. Il lâavait Ă©chappĂ© belle et Mme ChĂ©vremont attribuait cette chance Ă la prophylaxie superstitieuse quâelle avait pratiquĂ©e en faisant opĂ©rer Nanette et en lâentourant de soins Ă cette occasion. Octave en Ă©tait quitte pour une plaie de peu dâĂ©tendue et qui nâintĂ©ressait que le cuir chevelu. Il arriva, le front encore bandĂ© et sâappuyant sur une canne dont il nâavait nul besoin. Il portait avec plus de plaisir le bandeau que la croix de guerre câĂ©tait la croix de guerre illustrĂ©e, et la coquetterie de cet Ăąge hĂ©roĂŻque. La cocarde est aux vieux soldats. Aux jeunes en tient lieu, â et ils ne lâĂ©changeraient point contre lâautre, â un bandeau, une Ă©charpe, une bĂ©quille, un signalement de gloire. Il y a peu dâhommes insensibles au prestige et aux marques extĂ©rieures qui le confĂšrent. Octave se montra dâabord tantĂŽt avec son pĂšre, tantĂŽt avec sa mĂšre, Ă©galement fiers de son pavillon. Il fit des visites. Il alla â seul â chez les Boussuge, demander des nouvelles de son camarade Justin. Il Ă©tait attendu en permission prochainement. â Alors, je le verrai avant de repartir, dit Justin, car jâobtiendrai certainement une prolongation de congĂ©. Au bout de huit jours et aprĂšs quâil eut fait vingt fois le tour de la ville, Octave sâennuya. Il accompagnait son pĂšre, le soir, Ă lâapĂ©ritif ; mais comme la manille lui Ă©tait aussi indiffĂ©rente que les chamaillis locaux, lĂ non plus il ne sâamusait pas. Il allait tous les deux ou trois jours Ă lâhĂŽpital, faire examiner sa plaie par le major Faucherel, et il sâattardait ensuite Ă causer avec les uns et avec les autres. CâĂ©tait le meilleur instant de la journĂ©e. Octave avait fait la connaissance du gestionnaire qui sâappelait Jurieux et que les soldats surnommaient Jour-sans-pain ou Pain-de-fantaisie, Ă la fois parce quâil Ă©tait long et parce quâil nâavait point de fantaisie. Il souffrait de lâestomac et nâĂ©tait pas, alors, abordable. Inoffensif au demeurant, il passait avant tout pour tatillon. Il avait des moustaches blondes, dont les pointes tombantes lui mettaient entre guillemets une bouche aux dents gĂątĂ©es. MariĂ©, sans enfant, il venait de la Sarthe et de lâEnregistrement. Il logeait au Plat dâĂtain et se plaignait que son estomac nâen supportĂąt pas la nourriture. â Jây suis dans des conditions dĂ©plorables pour suivre le rĂ©gime qui mâest prescrit, disait-il. Je paie les repas que je ne prends pas, et quand je les prends, ce ne sont pas ceux qui me conviennent. Ă la maison il voulait dire chez lui, ma femme sait Ă quels mĂ©nagements je suis astreint⊠et jâai dĂ©jĂ beaucoup de peine Ă obtenir quâon les observe. On lui conseillait de la faire venir, si rien ne la retenait au Mans. â Rien que sa famille, qui est des environs. Oui, il faudra en arriver là ⊠Ce qui mâarrĂȘte, câest aussi la difficultĂ© de trouver ici deux piĂšces meublĂ©es et une cuisine. Il finit pourtant par se dĂ©cider Ă appeler Mme Jurieux auprĂšs de lui. Elle avait vingt-neuf ans et elle Ă©tait dâune taille Ă reprĂ©senter le petit pain auprĂšs du pain de fantaisie. Brune, encore fraĂźche et rondelette, afin dâaccentuer le contraste, elle aimait Ă rire pour montrer de jolies dents. Enfin, autant il Ă©tait minutieux en tout, autant elle ne sâen faisait pas ». â Il nây a pas de meilleur mĂ©nage que le nĂŽtre, dĂ©clarait-elle. Et elle le croyait. Clotilde Jurieux, quand elle voyait son mari au dĂ©sespoir, y remĂ©diait en sâabandonnant Ă son humeur enjouĂ©e, Ă©gale. Il eĂ»t mieux aimĂ© ĂȘtre plaint ; mais elle disait, peut-ĂȘtre avec raison, que si elle avait gĂ©mi avec lui, il nâeĂ»t pas manquĂ© de souhaiter une compagne gaie. â Tu nâes jamais content, coupait-elle court, sans se fĂącher. DĂ©testant les scĂšnes, elle sâappliquait Ă les Ă©viter. â Câest surtout avec le mariage quâil y a des accommodements, Ă©nonçait-elle aprĂšs huit ans de mĂ©nage. En arrivant, elle descendit au Plat dâĂ©tain et, contrairement au gestionnaire, sây plut. Elle trouvait Ă table dâhĂŽte quelques personnes Ă qui parler et nâĂ©tait pas pressĂ©e de reprendre le tĂȘte-Ă -tĂȘte conjugal. Aussi ne mit-elle aucune hĂąte Ă dĂ©couvrir les deux piĂšces et une cuisine » que rĂ©clamait Jour-sans-pain. Elle se levait tard, sâhabillait lentement et, vers onze heures et demie, allait chercher son mari Ă lâhĂŽpital. Elle y revenait Ă six heures, aprĂšs une promenade en forĂȘt vers le camp des Canadiens. Ă lâhĂŽpital, elle rencontrait Octave et causait avec lui comme avec tout le monde ; mais il lâamusait plus que les autres par son bagout. De son cĂŽtĂ©, elle lui faisait agrĂ©ablement passer le temps. Il commença par aller au-devant dâelle ; il lui proposa ensuite de lâaccompagner au Camp et ils sây rendirent ensemble. Il apprit, par hasard, quâelle avait apportĂ© sa bicyclette. â Et vous nâen disiez rien ? â Quâest-ce que ça peut bien vous faire ? demanda-t-elle provocante. â Ă moi, rien, rĂ©pondit-il en la regardant effrontĂ©ment, mais vous trouveriez peut-ĂȘtre, en pĂ©dalant un peu, la petite maison qui vous fait dĂ©faut ici, et je serais heureux de vous servir de guide. Ma blessure Ă la tĂȘte ne mâinterdit pas la bicyclette, vous savez⊠Elle ne dit ni oui ni non, mais le jour mĂȘme elle soumit lâidĂ©e au gestionnaire qui ne la discuta pas. â Câest Ă voir, en effet. Il en faut en finir, dit-il. Tous les jours, aprĂšs dĂ©jeuner, elle partait rejoindre Octave ChĂ©vremont en forĂȘt. Ils ne poussaient pas plus loin. On jasa. On raconta que leurs bicyclettes ne les gĂȘnaient pas et quâun bon tour Ă jouer au couple eĂ»t Ă©tĂ© de les faire disparaĂźtre tandis quâils regardaient la feuille Ă lâenvers. Seul le gestionnaire ne sâapercevait de rien, le nez dans sa paperasse et ses approvisionnements. â Jâen suis comptable envers lâĂtat, rĂ©pĂ©tait-il, mĂ©ticuleux jusquâĂ la manie. Il se croyait toujours dans lâEnregistrement et se rendait plus insupportable par ses vĂ©rifications quâil ne lâeĂ»t Ă©tĂ© par sa nĂ©gligence ou ses dilapidations. CâĂ©tait tout juste si on ne lui reprochait pas de se faire remarquer par sa probitĂ©, en un temps oĂč le contraire Ă©tait la rĂšgle. Une paire de draps ayant Ă©tĂ© Ă©garĂ©e, il sâen prit au magasinier, jurant quâil ne lui laisserait de rĂ©pit quâelle ne fĂ»t retrouvĂ©e. Ă peine eut-il le dos tournĂ© quâil entendit lâautre grommeler â Il ferait bien mieux de veiller au grain chez lui quâici. Jour-sans-pain haussa les Ă©paules. Chez lui ? CâĂ©tait lâauberge. Aucun soupçon nâeffleura lâhonnĂȘte homme. Il avait en sa femme une confiance absolue. Il continua ses investigations. Chaque matin il demandait â Et cette paire de draps ? Il faut me remettre la main dessus. On eĂ»t dit quâil ne pensait quâĂ cela. â Il nây a donc pas moyen quâil pense Ă autre chose ? disait-on Ă lâhĂŽpital. Câest alors que Jurieux reçut une lettre anonyme ainsi conçue La Chanson du jour Il est cocu le gestionnaire, se chante sur un air connu. Dâun geste qui lui Ă©tait familier, lâofficier dâadministration ferma les guillemets et les mordillant entre ses dents noires, conclut â Lâessentiel est quâon ne chante pas ça ici⊠je le saurais. Il dĂ©chira la lettre et revint Ă ses moutons â A-t-on retrouvĂ© cette paire de draps, Ă la fin ? Il semblait que ce fĂ»t Ă qui aurait le dernier mot. Un nouvel avertissement anonyme assaillit Jurieux. La paire de draps Ă©garĂ©e voyage Ă bicyclette. Le linge est marquĂ© aux initiales C. J. ou O. C. RĂ©compense honnĂȘte Ă la blanchisseuse qui le rapportera au gestionnaire de lâhĂŽpital. Jurieux ne perdit pas une minute de son temps prĂ©cieux Ă Ă©claircir le mystĂšre des initiales, opĂ©ration qui lâeĂ»t peut-ĂȘtre conduit Ă soupçonner Clotilde, sa femme, et Octave ChĂ©vremont, quâil voyait souvent en sa compagnie. Il jeta la seconde lettre au panier comme la premiĂšre, appela le magasinier et lui dit avec insistance â Cette paire de draps ne peut pas ĂȘtre perdue. Plus jây pense, plus jâen suis convaincu. Arrangez-vous comme vous voudrez je veux mon compte. Il nâen dĂ©mordait pas. Il nây avait point de place sous son crĂąne pour deux idĂ©es fixes. On eĂ»t sans doute fini, nĂ©anmoins, pour avoir la paix, par lui mettre les points sur les i ; mais le congĂ© de convalescence du fils ChĂ©vremont Ă©tant expirĂ©, on cessa de part et dâautre des hostilitĂ©s qui paraissaient nâavoir eu pour cause, au fond, quâune diversion nĂ©cessaire. Mme Jurieux, faute de deux piĂšces meublĂ©es Ă louer dans le pays, retourna dans sa famille, et lâofficier gestionnaire ne renouvela pas sa rĂ©clamation. Aussi quel ne fut pas son Ă©tonnement quand le magasinier, un matin, vint lui dire, avec un peu de confusion â Câest Ă nây rien comprendre⊠La paire de draps⊠â Quelle paire de draps ? â Celle qui manquait, et quâon a cherchĂ©e partout⊠â Eh bien ? â Non seulement elle est rentrĂ©e⊠mais il y en a maintenant une de trop ! Le fonctionnaire de lâEnregistrement, accidentellement militaire, rĂȘva un moment en ouvrant et fermant les guillemets sur la ligne de sa bouche, et dit â Ce sont des choses quâon ne voit que dans lâarmĂ©e. XVII LA DERNIĂRE PERMISSION Le dĂ©part dâOctave ChĂ©vremont coĂŻncida avec lâarrivĂ©e de Justin Boussuge. Sa derniĂšre permission, celui-ci entendait la mettre Ă profit. Un grand changement sâĂ©tait opĂ©rĂ© en lui dans lâespace de six mois. Lâamour filial, jusque-lĂ souverain, avait fait place Ă une inclination qui ne souffrait pas de rivale. Il aimait la petite aide de la poste et loin dâelle ne pensait plus quâĂ elle. La sourde rĂ©sistance de ses parents, et surtout de sa mĂšre, avait enfiĂ©vrĂ© son dĂ©sir et rassemblĂ© toutes ses forces devant lâobstacle Ă surmonter. Il nâassociait plus lâimage de sa mĂšre quâĂ des vellĂ©itĂ©s agressives ; il y avait entre eux aussi guerre dĂ©clarĂ©e. Câest lâordinaire de la vie Ă vingt-trois ans. La famille est un champ clos fertile en motifs de discorde, et le bonheur des uns y fait assez souvent le malheur des autres. La clairvoyance des parents se fonde sur leur expĂ©rience. Ils voient de haut et ils voient loin, ayant gravi la cĂŽte, ils tiennent au cĆur le langage de la raison et ne sont pas compris, comme le touriste dont les souvenirs de voyage et les impressions de nature se bornent Ă lâauberge plus ou moins confortable. Ce nâest pas lĂ -dessus quâon lâinterroge. Mais la derniĂšre guerre nâa pas dĂ©terminĂ© seulement la rĂ©vision des valeurs sociales ; en Ă©mancipant les jeunes hommes, elle sapait la supĂ©rioritĂ© que lâĂąge confĂšre, elle mĂ»rissait lâadulte Ă peine au sortir de lâadolescence. Il brĂ»lait les Ă©tapes, rattrapait ses parents au haut de la cĂŽte et se croyait autorisĂ© Ă leur dire La somme des jours que nous avons vĂ©cus, vous et moi, nâest pas la mĂȘme, non ! mais le poids est Ă mon avantage compensations. Causons donc, si vous le voulez bien, sur le pied dâĂ©galitĂ©. » Beaucoup de parents conformaient leur conduite Ă cette maniĂšre de voir et donnaient sans joie leur consentement Ă des mariages dont la prĂ©caritĂ© nâĂ©tait point douteuse. Mais des pĂšres et des mĂšres ne cĂ©daient pas et dĂ©fendaient pied Ă pied la famille contre lâinvasion Ă©trangĂšre. La femme Ă©tait lâennemie, capable de toutes les ruses pour faire tomber la place. Combien de mariages de guerre nâont Ă©tĂ© que des capitulations ! La correspondance de Mme Boussuge et de son fils Ă©tait pleine dâorage. Le vent soufflait du nord. Justin et sa mĂšre nâĂ©taient dâaccord que pour faire abstraction du nom de ThĂ©rĂšse ; mais il grondait entre les lignes. La tendresse que respiraient les premiĂšres lettres du mobilisĂ© sâen retirait peu Ă peu, goutte Ă goutte. Deux adversaires sâobservaient⊠; et cette dĂ©saffection Ă petites journĂ©es Ă©tait peut-ĂȘtre ce qui irritait le plus Mme Boussuge contre la jeune fille. Elle ne pouvait pas la voir passer devant sa fenĂȘtre sans murmurer â VoilĂ encore cette sainte Nitouche ! La proximitĂ© du bureau de poste ajoutait Ă lâĂ©preuve. Tout contribuait Ă lâobsession de la mĂšre, tout alimentait sa rumination. Ă ThĂ©rĂšse, quand elle la rencontrait, Mme Boussuge, maladroite comme on lâest en colĂšre, ne rendait plus son salut. Et Justin en Ă©tait averti. Il avait eu le temps de dresser ses batteries en consĂ©quence et la petite postiĂšre, de son cĂŽtĂ©, avait avisĂ© au moyen de voir Justin pendant sa permission. CâĂ©tait difficile. Mme Lefouin ne permettait Ă son aide de sortir que le dimanche de deux heures Ă quatre heures et demie, Ă cause du courrier Ă faire partir. Le soir, ThĂ©rĂšse Ă©tait sous clef dans la maison. Il sâagissait donc de profiter du repos dominical, sans toutefois Ă©veiller les soupçons. La jeune fille eut encore recours aux bons offices de la petite factrice, secourable aux personnes dans lâembarras. Ce quâelle portait de plus lourd nâĂ©tait point son sac plein de lettres, dâimprimĂ©s et de plis recommandĂ©s ; les secrets quâon lui confiait ou quâon lui laissait deviner, sous le couvert dâune commission bien rĂ©tribuĂ©e, sâamassaient en elle jusquâĂ lâencombrement. Elle avait pris ThĂ©rĂšse en amitiĂ© parce que celle-ci nâĂ©tait pas fiĂšre et se mettait sous sa protection. Elle lui disait en riant â Quel commerce ! CâĂ©tait son mot favori. Depuis que je suis en fonctions je nâai pas encore rencontrĂ© un juste⊠; mais je sais en quoi dix chenapans de ma connaissance ont mĂ©ritĂ© la corde pour les pendre ! Presque toutes les familles dâici ont leur ver rongeur et volontairement ou non, elles me lâont rĂ©vĂ©lĂ©, jâĂ©tais curieuse je ne le suis plus. Ce que je ne demande pas, on me le lit, ou bien câest sous-entendu. Ah ! il en coĂ»te dâinspirer confiance ! CâĂ©tait la vĂ©ritĂ© Mme Philbert inspirait confiance, surtout parce quâelle vivait seule, depuis son veuvage, et nâavait point dâaventures. Elle eĂ»t Ă©tĂ© redoutable seulement si elle sâĂ©tait Ă©panchĂ©e sur lâoreiller. Tous les confessionnaux ne sont pas Ă lâĂ©glise ; il y en a chez le mĂ©decin⊠; il y en a mĂȘme qui sont ambulants et que la province arrĂȘte au passage, parce quâil arrive toujours un moment oĂč la nature la plus impĂ©nĂ©trable cherche une ouverture pour dĂ©bonder. ThĂ©rĂšse qui, gĂ©nĂ©ralement, le dimanche, lisait ou cousait dans sa triste chambre mansardĂ©e, prit lâhabitude dâaller passer les deux heures dont elle disposait, chez Mme Philbert, qui demeurait Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Il y avait ainsi plus de chances pour quâon ne remarquĂąt pas ses absences quand Justin serait lĂ . CâĂ©tait une petite fille de sang-froid, bien dĂ©cidĂ©e Ă ne pas ĂȘtre la maĂźtresse du jeune homme malgrĂ© son penchant pour lui. Elle comprenait que lâoccasion du mariage ne se reprĂ©senterait peut-ĂȘtre pas pour la petite rĂ©fugiĂ©e condamnĂ©e Ă vĂ©gĂ©ter dans un emploi aprĂšs des examens, des dĂ©marches, des recommandations, des rebuffades⊠Et dans son ambition et sa prĂ©voyance de lâavenir, elle Ă©tait soutenue Ă la fois par les promesses brĂ»lantes de Justin, et par la vue permanente de la maison paternelle, claire et cossue, en face. CâĂ©tait la place forte Ă rĂ©duire, avant lâoccupation⊠La prĂ©sence constante de Mme Boussuge derriĂšre les rideaux, loin de refroidir ThĂ©rĂšse, la stimulait. LâanimositĂ© dâune mĂšre intraitable peut produire des effets diffĂ©rents suivant la complexion des amants, dont les uns se rĂ©signent et dont les autres regardent comme un dĂ©fi lâopposition Ă leurs projets. ThĂ©rĂšse se rappelait les soirĂ©es sous la lampe, la chaleur du foyer, le gramophone et ses refrains⊠Il ne fallait pas la faire mordre Ă la grappe, si la grappe Ă©tait pour une autre. Dâhumble extraction, la petite postiĂšre demandait non pas le PĂ©rou, mais une existence tranquille sans lâĂąpre souci du lendemain. Tout cela se trouvait Ă la portĂ©e de sa main⊠et elle nâeĂ»t pas Ă©tendu la main ? Elle lâĂ©tendait. Elle lâĂ©tendait chaque fois quâelle Ă©crivait Ă Justin des lettres sĂ©rieuses, appliquĂ©es⊠afin de lui montrer que, par rapport Ă lâinstruction tout au moins, il ne se dĂ©classait pas. Le fait est quâelle avait eu son certificat dâĂ©tudes et mettait bien lâorthographe. Il conservait les lettres de sa bien-aimĂ©e ; celles de Justin Ă©taient en dĂ©pĂŽt chez Mme Philbert, ce qui expliquait lâinsuccĂšs des perquisitions de la receveuse dans la chambre de son employĂ©e. Justin arriva un jeudi matin, et, dâaprĂšs un programme arrĂȘtĂ© fit dans la ville ses visites accoutumĂ©es. Il se garda bien, malgrĂ© quâil en eĂ»t, de commencer par la poste. Il nây alla que le samedi, sans se cacher. Il traversa la rue sous le regard de sa mĂšre qui le guettait, du coin de la fenĂȘtre. DerriĂšre le grillage qui sĂ©parait en deux le bureau, Mme Lefouin payait un mandat. ThĂ©rĂšse recevait un tĂ©lĂ©gramme Ă lâappareil. â Bonjour, madame Lefouin, dit Justin. Ăa va bien ? M. Lefouin nâest pas lĂ ? â Il est Ă la boucherie, rĂ©pondit-elle. Câest Ă©tonnant que vous ne lâayez pas rencontrĂ©. â Bonjour, mademoiselle Paulin, reprit Justin sans affectation. Elle ne se leva pas et dit de sa place â Bonjour, monsieur Boussuge. Vous voilĂ donc en permission ? â Comme vous voyez. La receveuse jugea bon dâinterrompre la communication. â Cette guerre aura-t-elle une fin ? En approche-t-on ? Vous ĂȘtes mieux en situation que nous de le savoir. â Ma foi, non, fit en riant Justin. Câest aux civils quâil faut demander ça. Ils ont dĂ©clarĂ© la guerre, ils feront la paix, ça ne nous regarde pas. On ne nous consulte jamais. â Câest bien vrai, observa ThĂ©rĂšse. Probable, si on vous consultait, que vous seriez dĂ©jĂ tous revenus. â Avec les Boches Ă vos trousses, fit aigrement la receveuse. Justin sâempressa de lui donner raison. â Oui. Tant quâils nous obligeront Ă les contenir⊠Il ajouta nĂ©anmoins, comme pour demander pardon Ă ThĂ©rĂšse de sa concession â Et nos braves populations, continuent-elles Ă verser leur or ? â Euh ! bien doucement, dit Mme Lefouin. Le dernier emprunt pourtant nâa pas trop mal marchĂ©. â Une pelletĂ©e de charbon dans la chaudiĂšre. Que personne ne descende on repart. â Il y a tout de mĂȘme trop dâaccidents sur la ligne, jeta ThĂ©rĂšse, incorrigible. Mme Lefouin se retourna, sĂ©vĂšre â On ne vous demande pas votre grain de sel, mademoiselle. Travaillez donc. Deux personnes poussaient la porte ; Justin prit congĂ©. â Je vais au-devant de M. Lefouin⊠Au revoir, mesdames. Vers la fin de lâaprĂšs-midi, Mme Lefouin Ă©tant sortie de chez elle, ce qui lui arrivait rarement, puisque son mari faisait toutes les commissions, Mme Boussuge rangea son ouvrage et sortit Ă son tour comme si rien nâĂ©tait. Les deux femmes se rencontrĂšrent dans le magasin dâĂ©picerie oĂč elles avaient eu affaire, tout Ă coup, simultanĂ©ment. â Eh bien ! dit Mme Boussuge, vous avez eu tantĂŽt la visite de Justin. â Oui, fit la receveuse Ă mi-voix, pendant quâon les servait, je ne me trompais pas il nây a plus ça » entre eux ; je le jurerais. Ăa » Ă©tait une dent de la mĂąchoire supĂ©rieure que lâongle du pouce nâĂ©branlait pas trop, Ă cause de lâusure. â Que Dieu vous entende ! soupira Palmyre. â Ils ont Ă©changĂ© quelques mots seulement⊠Vous pensez bien que je ne les quittais pas des yeux⊠sans en avoir lâair. Si leur intrigue durait encore, ils auraient fait ceux qui ne se connaissent pas⊠; tandis quâils se sont parlĂ© le plus naturellement du monde. â Ah ! je vous remercie ! dit Mme Boussuge avec Ă©lan. Câest un sujet si dĂ©licat que je nâai pas encore osĂ© lâaborder devant mon fils. Et je voudrais bien, cependant, dissiper le nuage qui subsiste entre nous. â Ă votre place, moi, conseilla Mme Lefouin, je ne rĂ©veillerais pas le chat qui dort. Câest un jeu dangereux. Je prĂ©fĂ©rerais traĂźner la chose en longueur le temps arrange tout. â Câest lâavis de mon mari. Vous avez peut-ĂȘtre raison tous les deux. Mais ne trouvez-vous pas, madame Lefouin, quâil y a pour une mĂšre assez de sujets dâinquiĂ©tude maintenant sans celui-lĂ ? La receveuse conclut philosophiquement â On rĂ©clame la paix il faudrait lâavoir dâabord chez soi. Elle nâest nulle part. Et les deux femmes rentrĂšrent, chacune de son cĂŽtĂ©, Ă quelques minutes dâintervalle, pour nâavoir lâair de rien ». Justin et ThĂ©rĂšse ne se fĂ©licitaient pas moins de leur ruse. Le rendez-vous quâils sâĂ©taient donnĂ© Ă trois heures, non loin des Quatre-Arbres, une des curiositĂ©s de la forĂȘt, ne fut pas contrariĂ©. La journĂ©e Ă©tait douce. LâĂ©tĂ©, aprĂšs avoir jetĂ© feux et flammes, sâapaisait. Lâautomne commençait Ă rĂŽder dans lâair et Ă tĂąter la forĂȘt. Assis auprĂšs de son amie, au pied dâun hĂȘtre, Justin sâexaltait chastement. â Vous sentez bon, disait-il. Il lui semblait, Ă©tant amoureux, que toutes les essences de la forĂȘt se concentraient sur la jeune fille, alors quâil nâavait plu quâun peu dâeau de Cologne sur ses cheveux, sa figure et son cou. Elle lâĂ©coutait sans tourner la tĂȘte vers lui car ils Ă©taient si prĂšs lâun de lâautre quâelle ne pouvait pas faire un mouvement sans paraĂźtre offrir ses lĂšvres. Or, il les avait dĂ©jĂ prises, et elle en manifestait plus de crainte que de plaisir. Elle rĂ©pĂ©tait â Restez tranquille, voyons⊠On peut nous voir⊠Que dirait votre mĂšre si elle savait quâon nous a aperçus ensemble⊠et ici ? Elle nâavait trouvĂ© que ce moyen de contenir lâardeur de Justin ; chaque fois quâil poussait ses travaux dâapproche, elle agitait devant lui lâimage de sa mĂšre, comme pour en Ă©prouver lâeffet. â Vous nâoserez pas lui parler⊠Avouez quâelle vous intimide plus que votre pĂšre ?⊠Au fond, vous pliez tous les deux devant elle. Il sâexcusait â Je viens Ă peine dâarriver⊠Je ne veux pas non plus, de but en blanc⊠Et puis, mieux vaut plier que rompre⊠Nous serions bien avancĂ©s ! â Bref, vous attendez la fin de votre permission⊠â Non⊠mais les derniers jours, afin de ne pas la gĂąter si⊠Il nâachevait pas, revenait Ă ses opĂ©rations laborieuses Ă terme. Il serrait le bras de ThĂ©rĂšse, enfermait sa main dans les siennes Ă lui, baisait sa nuque, cherchait Ă faire ployer sa taille, quâelle dĂ©gageait. Chacun dâeux suivait son idĂ©e, et ce nâĂ©tait pas la mĂȘme. â Retirez votre chapeau⊠â Si vous retirez votre main⊠Il obĂ©issait, elle ĂŽtait son chapeau, le posait sur ses genoux et faisait bouffer ses cheveux qui profitaient de sa lumiĂšre pour blondir. â Je vous aime⊠Donnez-moi au moins vos yeux, disait-il, puisque vous avez peur que je ne vous dĂ©coiffe Ă prĂ©sent⊠Elle les lui donnait ; mais aussitĂŽt et pour obvier Ă une privautĂ© plus grande qui menaçait sa bouche, la petite chantait son antienne â Vous avez eu tort de ne pas Ă©crire Ă vos parents⊠Oui, plus jây pense, plus je trouve que vous avez eu tort⊠â Nây pensez pas. â Nous serions fixĂ©s⊠Dâautant plus que lĂ -bas et exposĂ© comme vous lâĂȘtes, vous auriez rencontrĂ© moins de rĂ©sistance que maintenant. â Puisque je vous promets dâen venir Ă bout ! â Vous promettez tant de choses !⊠En attendant, nous devons nous cacher comme des malfaiteurs. Votre mĂšre nâhĂ©siterait pas Ă demander mon dĂ©placement, si elle se doutait⊠â Elle ne se doute de rien, affirmait-il avec assurance de quelquâun qui a des distractions. â Et Mme Lefouin ? La moindre imprudence de notre part peut rĂ©veiller ses soupçons⊠Il chassait Mme Lefouin de la bouche fraĂźche sur laquelle voltigeait son nom ; mais quelques instants nâen avaient pas moins Ă©tĂ© dĂ©robĂ©s Ă lâemploi du temps quâils sâĂ©taient tracĂ©. Et câest ainsi quâon nâarrive Ă rien. Ils ne se revirent que le dimanche suivant, au mĂȘme endroit et Ă la mĂȘme heure. ThĂ©rĂšse arriva la premiĂšre au rendez-vous. En apercevant Justin et avant toute effusion, elle demanda â Eh bien ! leur avez-vous parlĂ© ? â Oui. â Ah !⊠Racontez ! Il nâĂ©tait pas pris de court ; il avait eu le temps de composer son rĂ©cit, dâen attĂ©nuer les couleurs trop vives. Il dit â Mon pĂšre et ma mĂšre ne sont pas du tout prĂ©venus contre vous et notre projet de mariage ne les a pas non plus Ă©tonnĂ©s ils sây attendaient. â Comment cela ? â Maman est trĂšs fine elle en a eu lâintuition du jour oĂč jâai cessĂ© de lui parler de vous. â Et câest alors que vos parents mâont fermĂ© leur porte. â Ils ne la fermaient pas positivement⊠Comprenez bien⊠Ils imposaient Ă notre amour une sorte dâĂ©preuve, Ă laquelle il a rĂ©sisté⊠Cela ne fait plus pour eux lâombre dâun doute. Je leur ai dĂ©clarĂ© que je nâaurais pas dâautre femme que vous. â Et quâont-ils rĂ©pondu ? â Ce que rĂ©pondent tous les parents je ne pouvais pas songer Ă me marier avant dâavoir une situation ; la guerre terminĂ©e, il sera temps dâaviser ; et ainsi de suite. â Votre mĂšre ne peut pas me sentir, avouez-le donc. â Au contraire elle rend justice Ă vos qualitĂ©s ; elle vous trouve courageuse⊠; elle nâa aucun reproche Ă vous adresser⊠â Mais elle a rĂȘvĂ© pour son fils un parti plus avantageux que la petite aide de la poste. Elle retira ses mains que Justin avait prises. Il poursuivit imprudemment â Quand maman vous connaĂźtra mieux⊠â Il ne tenait quâĂ elle de mâĂ©tudier elle nâavait quâĂ continuer Ă me recevoir, repartit vivement ThĂ©rĂšse. Elle avait sur le cĆur les commentaires provoquĂ©s par le changement dâattitude des Boussuge Ă son Ă©gard, et, certains jours, son antipathie pour la mĂšre surpassait son inclination pour le fils. Le mariage Ă©quilibrait les deux sentiments. Elle nâĂ©tait pas fonciĂšrement vindicative, mais elle avait du joueur cette excitation Ă la revanche quâil trouve dans une partie perdue. â Il faut se mettre Ă leur place, fit Justin, conciliant. Le cĆur, Ă leur Ăąge, ne prend pas facilement de nouvelles habitudes. Plus tard, vous verrez quâils vous adopteront. Armons-nous de patience. â Oui, comme dit lâautre grignotons-les, on les aura ! Le rire forcĂ© de la jeune fille dĂ©couvrit des dents blanches, humides, sur lesquelles aussitĂŽt la bouche de Justin se porta. Mais ThĂ©rĂšse se dĂ©gagea brusquement. â Enfin, ils ne veulent rien savoir ; voilĂ le plus clair de lâhistoire. â Jâai le moyen de les contraindre, dit le soldat entre ses dents. â Quel moyen ? Il ne rĂ©pondait pas ; la tĂȘte basse, il enlevait un Ă un des brins dâherbe, comme les Ă©pingles dâune pelote. Elle insista â Quel moyen ? Se passer de leur consentement ? â Je voudrais les amener Ă rĂ©flĂ©chir avant dâen venir là ⊠Jâai dit Ă maman que jâallais demander Ă partir pour Salonique, dans lâaviation. La petite aide fit la moue. â Si câest lĂ tout ce que vous avez trouvé⊠â Elle cĂ©dera plutĂŽt que de me voir mâen aller si loin, expliqua Justin. Voulez-vous parier quâelle cĂ©dera ? je compte sur papa pour lui faire entendre raison⊠Il est sans parti pris⊠â Mais il nâest pas le maĂźtre, il nâa que le gouvernement des champignons. â DĂ©trompez-vous il est fort capable dâun coup dâautoritĂ©. Les assurances de Justin Ă©taient un habile mĂ©lange de vĂ©ritĂ© et de mensonge. Il nâavait pressenti que son pĂšre, et celui-ci, sans cĂ©rĂ©monie, en bon camarade, sâĂ©tait appliquĂ© Ă le dĂ©tourner de son dessein. â Pour le moment, dĂ©clara-t-il, ta mĂšre est irrĂ©ductible, tu peux mâen croire, car jâai les oreilles rebattues de cette histoire depuis quâelle en a eu vent. Ne lui empoisonne pas ta courte permission et laisse-moi faire. Tout sâarrange avec le temps. Reviens-nous dâabord sain et sauf ; nous verrons aprĂšs. Paroles pleines de sagesse et qui laissaient la porte ouverte Ă toutes les espĂ©rances. Justin nâavait nullement Ă©largi le dĂ©bat en menaçant ses parents de changer dâarme et de se faire envoyer Ă lâarmĂ©e dâOrient. LâexpĂ©dient lui avait tout dâun coup traversĂ© lâesprit et il ne le soumettait Ă ThĂ©rĂšse que pour en tirer avantage. Il sâĂ©tait promis de leurs rendez-vous mille fĂ©licitĂ©s ; il nâavait pensĂ© quâĂ cela pendant six mois ; il sâĂ©tait composĂ©, jour et nuit, tout un programme de caresses graduĂ©es, envisageant mĂȘme lâultime, avec la complicitĂ© des circonstances ; et il Ă©tait encore moins avancĂ© Ă la seconde rencontre quâĂ la premiĂšre. PossĂ©dĂ©e par une idĂ©e fixe ou fine mouche, ThĂ©rĂšse avait tout de suite rĂ©ussi Ă aiguiller lâentretien vers ces rĂ©gions arides oĂč lâombre est sans mystĂšre et le printemps sans fleurs. Et ils nâen sortaient pas et le temps passait en pure perte. Justin finit par perdre patience et se fit pressant. â Je vais repartir, ma ThĂ©rĂšse chĂ©rie ; je ne sais quand je reviendrai⊠ni mĂȘme si je reviendrai. Cette permission est peut-ĂȘtre la derniĂšre⊠et quel souvenir en emporterai-je ? Nous nous sommes vus deux fois, et câest Ă peine si je tâai tenue cinq minutes dans mes bras. Et des baisers, combien en avons-nous Ă©changĂ© ? Cependant, tu as ma promesse et jâai la tienne⊠La tĂȘte attirĂ©e sur lâĂ©paule de Justin, elle rĂ©sistait encore et dĂ©robait sa taille. â Non, Justin⊠Nous ne sommes pas fiancĂ©s⊠puisque vos parents refusent⊠Mais il Ă©tait le plus fort ; en resserrant sort Ă©treinte, il rĂ©duisait ThĂ©rĂšse Ă lâimpuissance ; il lui parlait de si prĂšs que leurs souffles se mĂȘlaient et que leurs paupiĂšres allaient Ă lâinstant mĂȘme se toucher des cils. Il dit alors ardemment â Que ce soit ou non leur dernier mot, quâimporte, ma ThĂ©rĂšse ! As-tu confiance en moi ?⊠Nous surmonterons tous les obstacles⊠Je ne veux pas que tu en doutes⊠Elle Ă©tait dans cet Ă©tat dâĂ©briĂ©tĂ© qui prĂ©cĂšde en amour lâextase ; elle renversa la tĂȘte en arriĂšre et vit un ciel sans voiles, un ciel tout nu, percer la forĂȘt de flĂšches dâor innombrables⊠Et puis, dans un sursaut, elle fut debout, au bruit que firent des branches Ă©cartĂ©es, Ă cĂŽtĂ© dâeux. Justin sâĂ©tait relevĂ©, lui aussi, et regardait⊠Surgissant dâun taillis rouge dâavoir couru et confus de sa dĂ©couverte, le petit Nanand sâĂ©tait arrĂȘtĂ©, comme au seuil dâune porte un indiscret involontaire. â Quâest-ce que tu viens faire ici ? lui dit durement Justin. â Rien, rĂ©pondit lâenfant. Je me promĂšne avec M. Boussuge. Il est aux Quatre-Arbres, en train de causer avec des ramasseux de champignons. â Eh bien ! va le retrouver. Nanand obĂ©issait ; Justin le rappela. â Ăcoute-moi⊠Si tu as le malheur de dire Ă la maison que tu mâas rencontrĂ© ici, tu auras affaire Ă moi. Câest compris ? â Oh ! il nây a pas de danger, fit le petit rĂ©fugiĂ© en sâen allant. Le charme Ă©tait rompu tout de mĂȘme ; il fallait se sĂ©parer pour rentrer. ThĂ©rĂšse sâĂ©tait ressaisie. â Voyez, dit-elle, Ă quoi vous mâexposez. Si Nanand parle malgrĂ© votre dĂ©fense, me voilĂ compromise. Jâai eu tort de venir. Je paierai cher mon imprudence. Votre mĂšre va se charger de ma rĂ©putation⊠Il avait essayĂ© de reprendre sa main ; en vain, jamais ils ne sâĂ©taient moins aimĂ©s que pendant cette permission si dĂ©sirĂ©e. â Je ne vous reverrai pas avant mercredi, jour de mon dĂ©part, dit Justin ; mais je vous Ă©crirai⊠et ce sera, je lâespĂšre, pour vous donner de bonnes nouvelles. â Une seule me ferait plaisir. â Laquelle ? â Vous le savez bien. â Dites toujours. â Ătre autorisĂ©e Ă vous conduire Ă la gare avec vos parents. Les Lefouin⊠et bien dâautres, en tomberaient malades ! Il crĂąna. â Il ne faut jurer de rien. Elle eut un geste dâincrĂ©dulitĂ© ; puis, sous lâempire de son idĂ©e fixe â Il faudrait, pour ça, ne pas trembler comme vous faites devant votre mĂšre vous avez peur dâelle. Et sur ces mots, les derniers quâil devait de sa bouche entendre, ThĂ©rĂšse le quitta, sans mĂȘme lui tendre la main. Elle prit Ă droite, il prit Ă gauche et feignit de sâĂȘtre mis Ă la recherche de son pĂšre, lorsquâil rejoignit celui-ci et Nanand, dans le chemin conduisant aux Quatre-Arbres. Boussuge maugrĂ©ait comme un propriĂ©taire qui a trouvĂ© des braconniers sur ses chasses gardĂ©es. Des femmes de peine cueillaient des champignons pour le compte dâun entrepreneur, et les rĂ©fugiĂ©es qui se livraient Ă ce travail y gagnaient de bonnes journĂ©es. Le mycologue sâaffligeait de cette incursion des barbares dans un domaine quâil considĂ©rait comme le sien. Tous ces accourus, Canadiens et rĂ©fugiĂ©s, saccageaient la forĂȘt. On ne pouvait donc pas la laisser tranquille ! Elle nâĂ©tait pas chargĂ©e de nourrir les citadins plus quâelle nâavait Ă pourvoir aux exigences de la dĂ©fense nationale. Elle est dans la nature pour son agrĂ©ment. On ne devrait pas en vivre ni la prostituer au commerce, Ă lâindustrie et aux armĂ©es. Boussuge sâabandonnait Ă une gĂ©nĂ©reuse exaltation, mais qui laissait percer le bout de lâoreille. Au fond, il rangeait la mycologie parmi les arts Ă protĂ©ger, et la forĂȘt au nombre des propriĂ©tĂ©s dites nationales, dont il convient de rĂ©server la jouissance aux gens bien Ă©levĂ©s. Il eĂ»t volontiers facilitĂ© la sĂ©lection en faisant payer le mĂȘme droit dâentrĂ©e pour visiter la forĂȘt que pour visiter un musĂ©e. Il avait, avec le goĂ»t de la conservation, le sentiment de la noblesse et du Beau. Mais il discourait en pure perte Ă cĂŽtĂ© de Justin qui se demandait cependant Dois-je lui reparler de ThĂ©rĂšse ? » Il fut heureux, pour ne pas le faire, dâen avoir lâexcuse dans la prĂ©sence de Nanand. Ce soir-lĂ , quand ZĂ©naĂŻde vint, comme dâhabitude, Ă©teindre la lampe Pigeon au chevet du petit rĂ©fugiĂ© et lui souhaiter bonne nuit, lâenfant, de ses bras nouĂ©s au cou de la servante, la retint. Elle crut, dâabord, Ă un jeu de sa part. â Allons, laisse-moi⊠et dors. â NĂšde, jâai quelque chose Ă te dire, murmura-t-il Ă lâoreille de la vieille fille. â Tu me le diras demain. â Non⊠tout de suite. Câest un secret. Et il raconta Ă ZĂ©naĂŻde la scĂšne de lâaprĂšs-midi, en forĂȘt. â Câest bien, fit-elle, aprĂšs un moment de rĂ©flexion ; jâen parlerai Ă Madame. Mais Nanand, rejetant son drap, se mit debout sur son lit et cria, en colĂšre â Je te dĂ©fends⊠tu entends ?⊠je te dĂ©fends de rĂ©pĂ©ter ce que je tâai dit. Si tu faisais ça, NĂšde, je te dĂ©testerais et jamais plus je ne te laisserais mâembrasser ! Câest un secret Ă nous deux. Jâaurais pu le garder pour moi tout seul ; câest parce que je tâaime que je partage. ZĂ©naĂŻde recoucha doucement lâenfant, borda son lit et dit, moitiĂ© sĂ©rieuse, moitiĂ© riant â LĂ , là ⊠calme-toi, petit serpent⊠Je ferai ce que tu veux. â Tu me le jures ? â Je te le jure. â Sur ce que tu as de plus sacrĂ© ? Elle ne chercha pas longtemps. â Sur ta tĂȘte, dit-elle, sans rire, cette fois. Et la MalaisĂ©e, en dĂ©pit de sa rĂ©putation de mauvaise langue, tint parole. XVIII LES CHOSES SUIVENT LEUR COURS Le docteur Chazey accomplissait la pĂ©nible mission dâannoncer aux familles la mort de leurs enfants tuĂ©s Ă lâennemi. Il sâacquittait de ce soin avec beaucoup de tact et nâavait recours que rarement, pour le supplĂ©er, au premier adjoint ou Ă un conseiller municipal. Il connaissait tous ses administrĂ©s sur le bout du doigt, en sa double qualitĂ© de mĂ©decin et de maire. Il avait vu naĂźtre la plupart de ces jeunes gens que la guerre, un Ă un, ravissait Ă la commune ; il avait mariĂ© leurs parents et quelquefois ensuite apaisĂ© des querelles qui paraissaient rendre inĂ©vitable le divorce auquel il Ă©tait, en principe, hostile. Il y avait peu dâhabitants de Bourg qui ne lâeussent arrĂȘtĂ© dans la rue au moins dix fois, pour solliciter de son obligeance un conseil ou une ordonnance gratuite. Il Ă©tait enfin plus que tout autre qualifiĂ© pour rayer du monde les enfants quâil y avait mis. Il les appelait encore par leur petit nom, en venant faire part de leur dĂ©cĂšs, et cette familiaritĂ© Ă©tait comme le premier pansement appliquĂ© par un camarade sur une blessure vive. Ă cinquante reprises dĂ©jĂ , depuis trois ans, il sâĂ©tait prĂ©sentĂ© dans la maison quâil allait dĂ©soler en ouvrant la porte, et puis en ouvrant la bouche. Il devait choisir lâheure dâaprĂšs les occupations et les habitudes des parents. Il calculait comme un meurtrier la force du premier coup ; mais il lâamortissait en le portant. Et dâailleurs, il pouvait presque dire dâavance comment le coup serait reçu. Il avait dâabord songĂ© Ă Ă©tablir un roulement entre quelques personnes assumant la tĂąche ingrate de faire le signe de mort. Un porteur unique de mauvaise nouvelle risquait dâavertir tout le monde de sa dĂ©marche avant les intĂ©ressĂ©s. Mais il avait rĂ©flĂ©chi que son caractĂšre de mĂ©decin Ă©tait le plus propre, au contraire, Ă Ă©loigner les soupçons. On le voyait circuler et sonner aux portes du matin au soir. On ne pouvait pas savoir sâil entrait dans les maisons en mĂ©decin des vivants ou en mĂ©decin des morts ; car il Ă©tait dâune discrĂ©tion farouche, et les parents du soldat trĂ©passĂ© connaissaient toujours leur malheur avant que la rumeur publique le leur eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ©. Il les divisait en deux catĂ©gories les familles sans religion auxquelles, aprĂšs avoir rempli les devoirs de son ministĂšre, il disait simplement â Quelle consolation vous offrirais-je, mes pauvres amis ? Vous savez mieux que moi ce que vous perdez⊠Il vous reste le souvenir⊠; mais il est Ă deux faces ; lâune qui rit dans le passĂ©, lâautre qui pleure⊠Il Ă©vitait ce patriotisme que Saint-Just appelait un commerce des lĂšvres. Il ne sĂ©chait pas les larmes en dĂ©clamant Votre fils est mort en hĂ©ros⊠» ; mais il disait Henri est mort » ou Charles, si câĂ©tait Charles, dâun ton tellement pĂ©nĂ©trĂ©, quâil aidait le patient Ă supporter la crise. Il avait une inĂ©puisable provision de morphine pour ce genre de piqĂ»re. Il Ă©tait plus Ă son aise dans les familles chrĂ©tiennes ; il entrait mieux dans leur douleur. â Il nây a rien pour la calmer, chez le pharmacien dâen face ni chez moi, disait-il. Le remĂšde est là ⊠Et il leur montrait le clocher de lâĂ©glise. Il ne rĂ©citait pas les derniĂšres priĂšres ; il ne les prescrivait pas non plus il y faisait penser. AprĂšs chacun de ces sondages, le docteur Chazey ne rapportait pas toujours de lâespĂšce humaine une opinion favorable ; mais, habituĂ© aux haleines fiĂ©vreuses, il sâexpliquait son dĂ©goĂ»t en attribuant aux dĂ©sordres de lâestomac les vapeurs du cerveau et les miasmes de lâĂąme. â Je crains beaucoup plus la contagion de la mĂ©disance que la contagion de la maladie, disait-il, un jour, Ă Boussuge. Vis-Ă -vis de la premiĂšre, pas de prophylaxie qui tienne ! Le dĂ©nigrement et la mĂ©disance sont les plaies de la plus petite agglomĂ©ration⊠et je ne soigne cela, comme maire, quâaccidentellement. Je ne guĂ©ris, je ne prĂ©serve personne. Le vieux mĂ©decin que je suis a eu souvent, dans sa longue carriĂšre, la main heureuse et le diagnostic sĂ»r⊠Il ne mâest jamais arrivĂ©, que je sache, dâamputer une vipĂšre de sa langue sans quâelle repousse. La vipĂšre ne meurt jamais des suites de lâopĂ©ration, elle en vit, au contraire, et communique son venin. Il en est une, imaginez-vous, qui a insinuĂ© que je recueillais sous mon toit une rĂ©fugiĂ©e afin de coucher avec sans avoir Ă me dĂ©ranger. Lâopinion publique, nâignorant pas qui je suis et ce que je vaux, aurait dĂ» faire justice dâune pareille imputation, hein ? Pas du tout. Si dix personnes mâont dĂ©fendu, cent autres, sans positivement mâaccabler, ont souri en pensant quâil nây a pas de fumĂ©e sans feu. Le cancan est devenu un fait je suis en mĂ©nage avec ma rĂ©fugiĂ©e ! Et ne croyez pas que jâaurais imposĂ© silence en la congĂ©diant⊠Quelle erreur ! Le rĂ©sultat eĂ»t Ă©tĂ© le mĂȘme⊠et la lĂąchetĂ© me fĂ»t restĂ©e pour compte. Tout cela pour la morsure dâune vipĂšre que je nâai mĂȘme pas excitĂ©e en mettant le pied dessus. Voulez-vous que je vous dise, mon cher Boussuge ? Un de ces quatre matins, aprĂšs trente ans de bons et loyaux services, je serai dĂ©gommĂ© et la commune, plus tard, ne gardera de moi que le souvenir dâun maire paillard⊠Le mot vous offusque ? Mettons libertin⊠qui aura profitĂ© de la guerre pour sâĂ©baudir Ă peu de frais. Boussuge protesta sincĂšrement â Laissez donc tout cela. Vous dâhabitude si pondĂ©rĂ©, dâune mesure si parfaite en tout, voilĂ que vous exagĂ©rez. Les paroles sâenvolent ; autant en emporte le vent. â Oui, reprit le docteur Chazey, les paroles sâenvolent⊠mais les lettres aussi⊠les lettres anonymes sâentend. â Que voulez-vous dire ? â Allons, je vois que vous ne savez pas tout. Ainsi que la vertu pourtant, cette mĂ©disance, pour vous inoffensive, a des degrĂ©s et la dĂ©lation en est un, le plus Ă©minent. Quel est le principal vĂ©hicule de la dĂ©lation, en province surtout ? La lettre anonyme. â Vous en avez reçu ? demanda Boussuge. â RĂ©cemment, non, rĂ©pondit le docteur, mais le mari de ma rĂ©fugiĂ©e, son mari mobilisĂ©, a reçu, timbrĂ©es dâici, deux lettres anonymes lâavertissant que sa femme avait des bontĂ©s pour moi. â Est-ce possible ! â Vous allez voir. Le mari a Ă©crit quâil tirerait plus tard lâaffaire au clair⊠; en attendant, le meilleur moyen pour sa femme de se disculper, câĂ©tait de dĂ©guerpir sur-le-champ. â OĂč irait-elle ? â OĂč elle voudra. Sâil nây avait pas les enfants, elle ne serait pas embarrassĂ©e. Ah ! Ă©coutez donc⊠et rĂ©flĂ©chissez. La vie dĂ©jĂ pĂ©nible de cet homme est dĂ©sormais empoisonnĂ©e par le soupçon⊠et je le comprends si bien que jâai donnĂ© moi-mĂȘme Ă Mme Louvois le conseil de partir. Mais elle sây refuse absolument. Elle se trouve bien Ă la maison pour attendre la fin de la guerre. Elle nâa rien Ă se reprocher. Elle ne gĂȘnerait que moi, Ă la rigueur, avec ses trois mioches, auxquels lâĂąge canonique de leur hĂŽte, sâoppose, croyez-moi, Ă ce quâil leur donne un frĂšre ou une sĆur. Bref, je nâai, dit-il pĂ©remptoirement, aucun motif pour la congĂ©dier. â Câest la vĂ©ritĂ©. â Lâingrate vĂ©ritĂ© ! Que va-t-il arriver ? Un de ces jours, un poilu vĂȘtu de bleu horizon et de crĂ©dulitĂ© viendra me faire une scĂšne chez moi ou Ă la mairie⊠; et que sa femme le suive ou ne le suive pas, le scandale sera le mĂȘme. Jâaimerais presque mieux subvenir tout de suite aux besoins de Mme Louvois ailleurs quâici⊠Câest alors peut-ĂȘtre que jâaurais le moins de chances de passer pour lâentretenir. Eh bien ! que pensez-vous, cher ami, de ces effets dâune lettre anonyme ? Et celui qui lâa Ă©crite jubile en me croisant dans la rue, soyez-en certain. Je lui serre la main. Il est mon voisin, mon obligé⊠Il a une bonne figure loyale et le cĆur sur la main⊠â Ă quoi attribuez-vous, alors, son acte de malveillance ?⊠â Ă rien. Il nâa aucune raison de me nuire. Il nâest pas mon ennemi. Il fait le mal pour le mal. Je mets un intĂ©rĂȘt dans sa vie, qui en Ă©tait dĂ©pourvue. Il sâendort paisiblement en pensant tantĂŽt Ă moi, tantĂŽt Ă Mme Louvois et Ă son mari. Il se dit Je voudrais bien savoir quelle tĂȘte ils font, tandis que je suis lĂ bien tranquille et riant sous cape⊠» Il ne rĂȘve pas mĂȘme plaies et bosses, comme on pourrait le supposer, non ! Il se distrait, ni plus ni moins quâen lisant le journal ou en faisant la manille au cafĂ© de lâUnivers. â Il ou Elle finira pas se trahir, prĂ©suma Boussuge. Tout porte Ă croire que câest une femme. â Pourquoi, je vous prie ? â Parce que lâaccourue, lâĂ©trangĂšre au pays, est immĂ©diatement, vous le savez bien, une ennemie et quâen adoptant celle-ci vous avez heurtĂ© de front la xĂ©nophobie rurale. Câest surtout, Ă mon sens, ce quâelle ne vous pardonne pas. â Jâai recueilli, pour donner lâexemple, la mĂšre dont personne ne voulait, avec sa famille nombreuse. Je ne pouvais pas prĂ©voir que cette guerre aurait une pareille durĂ©e. Sâil me fallait descendre Ă chercher la femme, aussi bien, ne serait-elle pas plutĂŽt dans ce nid de rĂ©fugiĂ©es quâabrite la Ferme Bourrue ? Plus dâune doit ĂȘtre jalouse de la place quâa trouvĂ©e chez moi Mme Louvois. Mais justement parce que câest un nid, dĂ©jĂ la coupable aurait Ă©tĂ© vendue par ses compagnes⊠et vendue pour un morceau de pain⊠NonâŠ, la faute est celle dâun isolé⊠et elle demeurera impunie, mon bon ami, car je ne ferai rien pour dĂ©couvrir le pĂ©cheur. Une derniĂšre question embarrassait Boussuge ; il la posa â LâidĂ©e ne vous est pas venue quâun de vos adversaires politiques⊠Le bon docteur se rĂ©cria â Non ! Dussiez-vous me trouver naĂŻf, je ne les mĂ©sestime pas encore Ă ce point-lĂ . Certes, ils mâen ont fait voir de toutes les couleurs, mais je veux les croire incapables dâune pareille bassesse, mĂȘme Ă lâinstigation de leurs vertueuses Ă©pouses. â Vous allez peut-ĂȘtre un peu loin, dit Boussuge. â DĂ©trompez-vous, continua le maire. Ces gens-lĂ Ă©ructent, pĂ©rorent, paradent, et pĂ©taradent⊠Le chuchotement ne leur convient pas⊠Nos bons radis ont besoin dâune estrade pour se faire entendre et dâune galerie pour se faire applaudir ; ils ont surtout besoin de sâĂ©couter parler⊠et la perfidie aime le mystĂšre et les dĂ©tours. Vous avez Ă©tĂ© plus que moi lâami des ChĂ©vremont. Les voyez-vous Ă©crivant des lettres anonymes ? â Non, rĂ©pondit franchement Boussuge. Le docteur Chazey, dont les petits yeux gris pĂ©tillaient de malice, quand la bontĂ© ne les humectait pas, baissa la voix, regarda autour de lui et, se penchant vers son interlocuteur, poursuivit â Ă qui ouvrirais-je mon cĆur, sinon Ă un homme qui nâest comme vous infĂ©odĂ© Ă aucun parti ? Apprenez donc que certaines paroissiennes de ma connaissance me sont bien plus suspectes que les femmes de lâautre bord. Les unes et les autres caquettent entre elles, assurĂ©ment ; mais je dois reconnaĂźtre que lâĂ©glise, loin de mettre une bride aux langues bien pendues, les inciterait plutĂŽt Ă rattraper dehors le temps passĂ© en oraisons et en recueillement pendant les offices. LâabbĂ© de Choisy rapporte quâun valet de chambre du cardinal Le Camus avait entendu celui-ci dire dans ses priĂšres Mon Dieu, jâai domptĂ© ma chair⊠domptez ma langue ! » Boussuge sâamusa du propos et rĂ©pliqua, pour nâĂȘtre pas en reste dâĂ©rudition â Votre attitude, dans la querelle des radis et des ratis, me rappelle Ă moi, docteur, un autre personnage, ce pittoresque Chodrus-Duclos, dit lâhomme Ă la longue barbe, qui fut populaire sous Charles X. â Connais pas. â Il Ă©tait royaliste dans lâĂąme, pauvre comme Job et courageux comme Bayard. Il Ă©tait prĂȘt Ă se faire tuer pour ses princes, quâil avait suivis Ă Gand, en 1815. Il promenait ordinairement ses haillons au Palais-Royal. Il sây trouvait en 1830, aux Trois Glorieuses, au milieu dâune bande armĂ©e qui tirait sur les Suisses, sans les atteindre. Il emprunta le fusil dâun homme du peuple, visa un Suisse et le descendit ; aprĂšs quoi il rendit le fusil au maladroit en disant Je voulais seulement vous montrer la maniĂšre de sâen servir je ne suis pas de votre parti ! » â Compris, lâapologue ! fit le docteur Chazey en riant Ă son tour. Non, malgrĂ© les apparences, je ne tire pas sur mes troupes. â Mais vous appelez lâattention sur leurs points faibles. â Pour quâils les fortifient. Oh ! je sais bien que câest difficile⊠De toutes les dĂ©mangeaisons, la plus insurmontable est celle de parler. La plus Ă©difiante dĂ©votion nâĂ©puise pas le rĂ©servoir de pensĂ©es et de confidences que chaque femme porte en soi et quâelle dĂ©pense comme elle peut, oĂč elle peut. La religion a beau lui enseigner lâamour du prochain et le pardon des offenses câest aimer son prochain, croit-elle, que de dĂ©noncer ses erreurs et sa conduite impie, et sâil est offensĂ©, lâexemple du pardon, quâelle attend de lui, absout dâavance la pĂ©cheresse. â Je disais bien, sâĂ©cria Boussuge vous ĂȘtes un type dans le genre de Chodrus-Duclos, soutien du trĂŽne et terrible aux partisans du rĂ©gime. Le vieux docteur libĂ©ral reprit â Au terme dâune longue vie chrĂ©tiennement remplie, jâose le dire, jâai acquis cette conviction pas plus que nous nâopĂ©rons les bossus, les religions, quelles quâelles soient, nâopĂšrent la mĂ©chancetĂ© invĂ©tĂ©rĂ©e. Le monde nâa jamais changĂ© et lâon ne corrige pas la nature. Les prĂȘtres ne sont pas plus avancĂ©s en morale que nous ne le sommes en mĂ©decine ou en chirurgie. Ils ne guĂ©rissent pas les tares originelles ; ils nâont que des palliatifs pour les Ăąmes cardiaques, cancĂ©reuses ou cavitaires. â Et vous ĂȘtes croyant ! â Et je suis croyant, et je mourrai dans la foi de mes parents. Mais lâexpĂ©rience mâa dĂ©montrĂ© que les sourciers de Dieu sur la terre nâont pas le pouvoir de faire jaillir lâinnocence et la bontĂ© dâun endroit oĂč elles ne sont pas innĂ©es. Ils les dĂ©couvrent, ils les proclament ils ne les dĂ©terminent pas. â Et voilĂ pourquoi vous ĂȘtes menacĂ© de la colĂšre dâun imbĂ©cile ou dâune brute ! â Oui, voilĂ pourquoi jâattends tout le mal possible des gens Ă qui je nâai fait que du bien. Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce quâils font ! Parole magnifique dont la justesse se vĂ©rifie chaque jour. Lâauteur des lettres anonymes nâa pas calculĂ© les consĂ©quences de sa vilenie et M. Louvois ne saura pas davantage ce quâil fait en venant me sauter Ă la gorge. â Il vous connaĂźt ? â Non. Le hasard a voulu que je fusse retenu par le conseil gĂ©nĂ©ral la seule fois quâil est venu en permission⊠Et il sâest installĂ© chez moi comme chez lui. â Il nâignore donc pas qui vous ĂȘtes. Le docteur Chazey jouait avec son lorgnon. â Euh !⊠Il Ă©tait de son Ă©tat cultivateur⊠Jâai demandĂ© Ă quoi il avait passĂ© son temps et sâil sâĂ©tait occupĂ© un peu de ses enfants. Sa femme mâa rĂ©pondu Lui ?⊠à peine si je lâai vu⊠Tous les matins, il partait pĂȘcher Ă la ligne, et comme il y a une bonne lieue dâici aux Ă©tangs de BeauprĂ©, il emportait son dĂ©jeuner et ne rentrait que le soir. Il nâemmenait pas les enfants, parce que les enfants ça nâest bon quâĂ effrayer le poisson. » â Tout cela nâindique pas un sentiment de la famille bien profond. â Je sais de lui, repartit le maire, un trait encore que Mme Louvois a notĂ©, il lui a dit JâespĂšre bien quâon nous laissera notre bourguignotte⊠Je mettrai la mienne au poulailler les poules iront pondre dedans comme si câĂ©tait fait exprĂšs. » â Allons, fit Boussuge, je vais moins trembler pour vous, car votre ennemi ne mâapparaĂźt plus sous les mĂȘmes couleurs sombres quâau dĂ©but de lâhistoire. â Enfin, vous me donnez lâespoir dâen rĂ©chapper. Alors, je garde cette brave femme. Advienne que pourra ! Ă propos, jâoubliais de vous demander quelles nouvelles du fils ? Toujours bien portant ? Le minimum dâinquiĂ©tude pour les parents qui ont un fils au front. â Je vous remercie, rĂ©pondit Boussuge. Vous ai-je dit quâil Ă©tait parti pour Salonique⊠dans lâaviation ? â Non. Il a changĂ© dâarme ? Pourquoi ? Le pĂšre eut une lĂ©gĂšre hĂ©sitation, puis, franchissant le mot â Au fait, une confidence en provoque une autre. Je peux compter sur votre discrĂ©tion comme vous ĂȘtes assurĂ© de la mienne. Justin avait nouĂ© une petite intrigue⊠oh ! trĂšs pure⊠avec lâemployĂ©e de la poste, Mlle Paulin. Naturellement, ma femme et moi, nous nâavons pas encouragĂ© ces amourettes ; câĂ©tait bien assez de les avoir fait naĂźtre en recevant imprudemment cette jeune fille chez nous, au dĂ©but de la guerre. â Oui, je savais, dit le docteur Chazey, et je trouvais cela trĂšs bien de votre part, Ă©tant donnĂ© que cette petite rĂ©fugiĂ©e est sĂ©parĂ©e de sa famille. Boussuge continua â Nous nâavons pas Ă©tĂ©, plus que vous, rĂ©compensĂ©s de nos soins. Le fils, dâhabitude si docile, si soumis, a mal pris nos justes remontrances et, sans nous prĂ©venir, a fait une demande pour passer dans lâaviation. Il nâest pas douteux que Justin nâait subi une fĂącheuse influence. En reculant sa prochaine permission, câest Ă©galement nous quâil prive, sa mĂšre surtout⊠Il le sait bien. â Il en prive aussi sa petite amie, fit observer le maire, un sourire au coin de la bouche. Je ne vois pas trop quel intĂ©rĂȘt elle aurait eu Ă lui donner ce mauvais conseil. â Oh ! ils avaient si peu dâoccasions de se rencontrer⊠Elle sâest vengĂ©e de notre opposition Ă ses projets. Elle espĂšre ainsi nous forcer la main. Elle se trompe. Toujours est-il que nous nous sommes trouvĂ©s soudain, sans avertissement, devant le coup de tĂȘte accompli. Eh bien ! non seulement nous en avons pris notre parti, mais nous nous en fĂ©licitons presque. Oui. La fin de la guerre sera dure en France, de quelque façon quâelle se termine, nâest-il pas vrai ? On les aura, câest ma conviction intime⊠mais Ă quel prix ! En attendant, nous aimons mieux savoir Justin Ă lâarmĂ©e dâOrient quâen France Ă lâheure dĂ©cisive. Nâest-ce pas votre avis ? â Mon Dieu⊠fit Ă©vasivement le docteur, sans achever. â Jâaurais pu, reprit Boussuge, vous prier dâintervenir⊠nous y avions pensĂ© pour faire dĂ©placer cette petite et soustraire ainsi Justin Ă ses avances quand il vient en permission. Toute rĂ©flexion faite, nous avons mieux aimĂ© laisser les choses suivre leur cours. Avons-nous eu tort ? â Les choses rĂ©pondront Ă cette question, mon cher ami, dit le docteur Chazey. Il faut leur faire confiance. â Ma femme raisonne Ă cet Ă©gard comme vous. Câest dâautant plus curieux quâelle est superstitieuse et que vous ne lâĂȘtes pas. â En quoi consiste sa superstition sur ce point ? interrogea le maire. â Vous ne le savez pas ? Son fils ne court aucun danger sĂ©rieux, elle en est persuadĂ©e, tant que sera chez nous le petit rĂ©fugiĂ© dont nous avons la garde. Câest un fĂ©tiche, un talisman, le palladium des anciens, un bouclier vivant gage de la conservation de Justin. â Disons plus simplement lâhirondelle sous le toit, traduisit le vieillard. Heureux prĂ©sage, en effet, mon bon ami. La Providence veuille que vous ayez fait lĂ , rĂ©ellement, un placement de pĂšre de famille ! XIX UNION SACRĂE La nouvelle de lâarmistice Ă©clata comme une fusĂ©e blanche dans le soir de la guerre et de lâannĂ©e. DĂšs que le tĂ©lĂ©graphe la lui eut transmise, le docteur Chazey fit venir le vieux tambour de ville, le pĂšre Froidure, ancien soldat de lâautre guerre, tapin de 70, tellement sĂ»r dâavoir pris sa retraite de tout, quâil avait laissĂ© rouiller ses baguettes. Il ne leur faisait plus battre que le strict nĂ©cessaire, le propre du temps, les broutilles de la vie municipale. CâĂ©tait le tambour frugal depuis longtemps rĂ©signĂ© Ă vivre de peu. Le docteur Chazey, quand il entra dans son cabinet, Ă la mairie, lui dit rondement â PĂšre Froidure, vous allez avoir lâoccasion de vous distinguer lâarmistice est signĂ©, la guerre est terminĂ©e. Le vieillard, bouche bĂ©e, eut besoin de se faire rĂ©pĂ©ter le communiquĂ© verbal. â Attendez une minute, reprit le maire. Jâai envoyĂ© chercher M. ChĂ©vremont et maĂźtre Le Menou. Jâai besoin de leur avis. Tenez-vous toujours prĂȘt. â Les voici, dit le pĂšre Froidure, qui, de la fenĂȘtre, les avait aperçus se hĂątant. Ils savaient dĂ©jĂ la nouvelle par une indiscrĂ©tion tĂ©lĂ©phonique de la poste. Ils tremblaient de ne point en avoir la confirmation. Le docteur Chazey les ĂŽta dâapprĂ©hension. â Câest la vĂ©ritĂ©. RĂ©jouissons-nous⊠et rĂ©jouissons-nous, cette fois, sans distinction de parti. ChĂ©vremont et le notaire, qui Ă©tait premier adjoint, rĂ©pondirent Ă cette exhortation par une double poignĂ©e de main. Le maire ajouta â Je crois avoir votre assentiment et celui du conseil municipal en faisant tout de suite sonner les cloches. Sâil y eut jamais fĂȘte Ă carillonner, câest bien celle-ci, hein ? â AssurĂ©ment, dit le notaire, qui Ă©tait du mĂȘme bord que le mĂ©decin. Cet empressement incita ChĂ©vremont Ă prĂ©senter une observation quâil nâeĂ»t sans doute pas faite sâil avait parlĂ© le premier. â Ne pensez-vous pas que le pĂšre Froidure sâacquitterait comme il faut de la tĂąche ? â Câest une espĂšce de Te Deum, dit le docteur Chazey. â Sans doute⊠; mais le tambour fait bien entendre, dâautre part, le commandement Cessez le feu ! rĂ©pliqua le vĂ©tĂ©rinaire, sans non plus Ă©lever la voix. â Il y a un moyen bien simple de trancher la question, proposa Me Le Menou, conciliant câest de faire simultanĂ©ment battre le tambour et sonner les cloches. â Parbleu ! sâĂ©cria le maire. â Câest une solution, dĂ©clara ChĂ©vremont auquel il suffisait dâavoir sauvegardĂ© le principe. â Je vais avertir lâabbĂ© GrossĆuvre en rentrant chez moi, dit le notaire. Le docteur sortit pour donner de son cĂŽtĂ© des instructions au pĂšre Froidure ; mais ce dernier nâĂ©tait plus dans lâantichambre et on le chercha en vain alentour. â Il est allĂ© chez lui prendre sa caisse, prĂ©suma le maire. â En ce cas, je lui donnerai le mot dâordre en passant. Mais le vĂ©tĂ©rinaire nâeut pas plutĂŽt dit, quâun allĂšgre roulement de tambour se fit entendre sur la place. Le vieux tapin nâavait pas voulu que personne le devançùt⊠ĂlectrisĂ©, le kĂ©pi sur lâoreille, sentant revenir au bout de ses doigts dĂ©gourdis tous les exercices quâil avait sus et oubliĂ©s, le bonhomme exĂ©cutait sur sa caisse, en fantaisie, quelque chose dâinouĂŻ, tirait un feu dâartifice dont il ne se croyait plus capable. Et il en Ă©tait Ă©bloui lui-mĂȘme, au point quâil ne sâarrĂȘtait pas et que tout son rĂ©pertoire y passait, depuis le RĂ©veil jusquâĂ la Charge. Il battait aux champs, comme Ă quelque apparition imaginaire, lorsque les fenĂȘtres sâouvrant sur la place lui rappelĂšrent son devoir. Il mit un doigt sur son tambour, comme sur une bouche invitĂ©e au silence, et de sa voix chevrotante il annonça lâĂ©vĂ©nement miraculeux. Puis, il salua de lâune de ses baguettes, ainsi quâun officier de lâĂ©pĂ©e, et sâen fut porter plus loin le bruit de la paix⊠Mais il ne rĂ©pĂ©ta pas son chant du cygne ; il se borna au prĂ©lude familier Ă ses doigts taris, et, tambour hors dâusage, ne fit plus que claironner. Aussi bien, les cloches de PĂąques sonnaient maintenant Ă toute volĂ©e dans le dos du pĂšre Froidure et sur sa tĂȘte⊠; mais il en haussait les Ă©paules, façon de dire Trop tard ! Bibi-Tapin ne vous a pas attendues ! » Toute la ville, cependant, Ă©tait dehors ou aux fenĂȘtres. Lâautomne faisait sa partie dans le concert. Lâair et la lumiĂšre sâassociaient par leur douceur Ă la rĂ©jouissance nationale. Il nây avait pas jusquâĂ la forĂȘt, portant comme un bandeau sa lisiĂšre oxydĂ©e, qui ne fĂźt aussi la belle, pareille Ă ces vieilles femmes auxquelles une teinture est secourable dans un Ăąge avancĂ©. Sorti lâun des premiers, Ă lâappel du tambour, Boussuge, qui voulait avoir des dĂ©tails », se dirigea vers la mairie oĂč le docteur Chazey devait se trouver, au dire de Lefouin. Sur le seuil du bureau de poste, lâancien prĂ©vĂŽt plastronnait. â Eh bien ! on les a eus⊠et jusquâau trognon ! Il fallait ĂȘtre aveugle pour en douter⊠Aveugle, il lâavait Ă©tĂ©, mais il ne sâen souvenait dĂ©jĂ plus. Ă lâapĂ©ritif il avait assez souvent dit leur fait aux chefs de lâarmĂ©e et du gouvernement, pour ne pas leur rendre impartialement justice le jour de la victoire. Il Ă©tait soulagĂ© dâun lourd fardeau. Le filet de mĂ©nage avec lequel, tĂȘte haute et jarret tendu, il sâen allait aux provisions, pendait au bout de son bras comme autrefois le masque dâescrime aprĂšs un sĂ©vĂšre assaut. Ă la porte de la mairie, Boussuge se heurta presque contre ChĂ©vremont, qui en sortait. Les deux anciens amis sâarrĂȘtĂšrent. â Est-ce que vous ne trouvez pas aujourdâhui que notre fĂącherie a assez durĂ© ? dit le grand ChĂ©vremont spontanĂ©ment. â Ma foi, oui, rĂ©pondit Boussuge, ouvrant les bras Ă lâautre, qui lui tendait la main. â CâĂ©tait dans mon esprit, le jour marquĂ© pour notre rĂ©conciliation, fit le vĂ©tĂ©rinaire. â Moi, reprit Boussuge, je nâaurais pas attendu ce jour-lĂ , si la guerre nous avait Ă©prouvĂ©s dans nos plus chĂšres affections. â Moi non plus, dit ChĂ©vremont. Cela va de soi. Nos enfants heureusement, ont traversĂ© sains et saufs la zone dangereuse. Que pouvons-nous demander de plus ? â De ne jamais revoir ces horreurs⊠Ils hĂ©sitaient Ă se quitter ; le raccommodement leur paraissait trop hĂątif pour se maintenir telle une porcelaine rĂ©parĂ©e par un gagne-petit. â Vous alliez chez le pĂšre Chazey ? demanda ChĂ©vremont. â Oui⊠mais sâil nâa rien Ă mâapprendre⊠â Rien que vous ne sachiez par le communiquĂ©. â Alors, je mâen vais avec vous, dĂ©cida Boussuge. Ils Ă©taient aussi heureux quâils eussent Ă©tĂ© contrariĂ©s la veille de se montrer ensemble. Ils donnaient lâexemple de lâunion sacrĂ©e. Boussuge disait â Jâai quelquefois trouvĂ© ridicules des gens qui regardaient un jour sans grande importance comme le plus beau de leur vie ». Il faut convenir que cette distinction hasardeuse acquiert un sens et de la force, ce 11 novembre 1918. â Ăvidemment, approuva ChĂ©vremont. Quand on pense Ă tout ce que nous pouvions perdre et Ă tout ce qui nous est conservĂ©, oui, ce jour est le plus beau de notre vie. â Il offre encore ceci dâunique, renchĂ©rit Boussuge, que la joie est universelle ! Ă ce moment, lâĂ©picier dĂ©ployait sur sa porte un drapeau fripĂ© et terni, qui nâavait jamais commĂ©morĂ© que la prise de la Bastille aux fĂȘtes nationales. Comme ils tournaient les yeux, cependant, ils virent la bouchĂšre dâen face rentrer vivement dans sa boutique, et ils comprirent que la joie ne pouvait pas ĂȘtre universelle, cette femme Ă©tant une mĂšre qui semblait pleurer des larmes de sang dans le tablier blanc maculĂ© dont elle se couvrait la figure, derriĂšre son comptoir. Boussuge et ChĂ©vremont levĂšrent leur chapeau ; mais dĂ©jĂ la commerçante avait reprit le dessus et leur disait de loin, en sâessuyant les yeux et pour rĂ©pondre Ă leur politesse â Faut ĂȘtre juste si le mien Ă©tait revenu, le chagrin des autres ne mâempĂȘcherait pas de me rĂ©jouir. â Pauvre femme ! fit Boussuge avec une Ă©motion sincĂšre, on aurait presque envie de lui demander pardon⊠â Joie de rue, douleur de maison. â Il y a, rien que dans cette commune, plus de soixante maisons crevassĂ©es ainsi⊠à lâintĂ©rieur. Ils sâen signalĂšrent une demi-douzaine en chemin. Une seule avait fermĂ© ses volets, indiquant ainsi sa volontĂ© de ne sâassocier Ă aucune manifestation. Les lamelles des persiennes tirĂ©es avaient imprimĂ© sur la façade leur marque rĂ©guliĂšre on eĂ»t dit un faire-part public. Devant une autre maison en deuil, des enfants allumaient des pĂ©tards. Le plus ĂągĂ© Ă©tait cet innocent que lâon appelait Guigne-Ă -Gauche. Il avait ramassĂ© sur la route un vieux stylo avec lequel, ordinairement, il faisait mine dâĂ©crire ; mais soucieux ce jour-lĂ de participer Ă lâallĂ©gresse gĂ©nĂ©rale, il se servait du stylo comme dâune clarinette et soufflait dedans en balançant la tĂȘte. Plus loin, une fenĂȘtre sâouvrit et une jeune femme apparut, les bras levĂ©s, un fer Ă friser dans les cheveux. Son mari avait Ă©tĂ© tuĂ© au dĂ©but de la guerre et elle en attendait la fin pour se remarier avec un autre mobilisĂ©. â La Fontaine lâa dit, philosopha Boussuge Sur les ailes du temps la tristesse sâenvole⊠Il me semble nĂ©anmoins, ajouta-t-il, si jâavais perdu lâun des miens, que jâen porterais le deuil plus longtemps. â Moi aussi, dit ChĂ©vremont. Car le propre de lâhomme est de ne jamais se mettre Ă la place de ses semblables que pour les surpasser en vertu. Ils Ă©taient arrivĂ©s devant le CafĂ© du ProgrĂšs. ChĂ©vremont sâarrĂȘta et dit â Nous entrons un instant ? Il allait trop vite. Boussuge se demanda quel accueil eĂ»t fait son ami retrouvĂ© Ă la proposition dâentrer Ă lâUnivers, oĂč se rĂ©unissaient ses adversaires politiques. Boussuge tira sa montre. â Eh non ! sâĂ©cria-t-il. On mâattend Ă la maison. Ce sera pour une autre fois. Il trouvait ChĂ©vremont bien pressĂ© de lâatteler au char de la Victoire. Mais lâunion sacrĂ©e nâen Ă©tait pas Ă©branlĂ©e pour cela Ă peine une lĂ©zarde. Ă la minute mĂȘme, le petit Nanand, qui sortait de lâĂ©cole, dĂ©boucha en courant de la Grande-Rue avec Nanette que son opĂ©ration avait laissĂ©e boiteuse. Leur premier mouvement fut de se sĂ©parer, comme ils faisaient, sachant leurs parents adoptifs brouillĂ©s ; puis ils se rassurĂšrent en voyant ChĂ©vremont et Boussuge rapatriĂ©s et vinrent ensemble au-devant dâeux. â VoilĂ NĂ©nette et Rintintin !⊠sâĂ©cria Ădouard Boussuge⊠Enfin, nos fĂ©tiches⊠Il se hĂąta dâajouter â Câest du moins ce que sâimagine Palmyre. â Câest aussi ce que croit Agathe, dĂ©clara Ăvariste ChĂ©vremont, en tempĂ©rant cet aveu dâun sourire indulgent. â Eh bien ! vous a-t-on appris la grande nouvelle ? fit le vĂ©tĂ©rinaire. Nanette, qui ne sâattendait pas Ă la question, sâĂ©cria tout de go Oui, on est bien contents !⊠» pendant que Nanand baissait la tĂȘte, heureux quâelle eĂ»t rĂ©pondu pour lui quelque chose. â Tu es si contente que cela de nous quitter ? demanda insidieusement ChĂ©vremont. Nanette sentit son imprudence et se reprit, en adroite petite fille quâelle Ă©tait. â Oh ! non⊠Contente seulement que la guerre soit finie. â Vous nâavez pas Ă©tĂ© trop malheureux chez nous, tous les deux, dit Boussuge, avec cette propension de quelques personnes charitables Ă se contempler dans leur bienfait. â Non⊠pour sĂ»râŠ, rĂ©pondit Nanette en minaudant. Nanand sâĂ©veillait plus lentement Ă la comprĂ©hension des choses. Il Ă©tait habituĂ© Ă ce que sa petite amie rĂ©flĂ©chĂźt et dĂ©cidĂąt pour lui. Ă prĂ©sent quâelle avait cru devoir corriger une premiĂšre impression, il nâĂ©tait plus aussi certain de son plaisir. Il lâapprofondissait. Il admirait la prĂ©sence dâesprit de Nanette qui, Ă la question de ChĂ©vremont Tu es contente de nous quitter ? » avait rĂ©pondu Ă cĂŽtĂ©. Elle nâattachait pas plus dâimportance que lui Ă la cessation des hostilitĂ©s⊠; elle sâĂ©tait donnĂ© le temps de se faire une opinion sur le point capital laquelle valait le mieux pour eux, de lâancienne vie de famille troublĂ©e par la guerre, ou de la vie nouvelle troublĂ©e par la paix. Il y avait lĂ sujet de se consulter⊠BientĂŽt, sans doute, Mme Boussuge lâinterrogerait⊠Nanand envisageait tout Ă coup, dans une lueur dâintelligence, le passĂ© et lâavenir par rapport lâun Ă lâautre. Sa mĂ©moire paresseuse se mettait en mouvement pour lui procurer des souvenirs et lui suggĂ©rer des termes de comparaison. Des regretsâŠ, non. Lâenfant nâa pas de regrets. Lui qui se retourne si souvent, quand on le tient par la main, ne regarde pas, au figurĂ©, en arriĂšre. Il est immobile dans ses turbulences. Il pleure ni plus ni moins la perte dâun jouet et la perte dâune mĂšre. Il a des rĂ©vĂ©lations successives ; la reconnaissance est la derniĂšre. Nanand songeait Ă ce que lui demanderait Mme Boussuge et ne songeait pas Ă sa mĂšre, qui allait lui ĂȘtre rendue, ni mĂȘme Ă ZĂ©naĂŻde qui lâavait remplacĂ©e. Lâingratitude fait de lâenfant une bĂȘte Ă bon Dieu cruelle. Ce fut pourtant la vieille servante qui posa Ă Nanand, dĂšs son retour, la question embarrassante â Eh bien ! mon petit homme, il va donc falloir nous quitter ? Il allait dire gentiment Pas encore », afin de ne pas faire de peine Ă la femme qui avait le plus adouci son quasi-orphelinage ; mais la bĂȘte Ă bon Dieu fĂ©roce que lâhomme nâapprivoise jamais dâune façon complĂšte, lui fit rĂ©pondre inconsidĂ©rĂ©ment â Quâest-ce que tu veux, NĂšde, tu nâes pas ma mĂšre. La servante lâavait pris sur ses genoux et de ses lĂšvres serrĂ©es lui lissait les cheveux. â Câest vrai que je ne suis pas ta mĂšre, dit-elle tout bas ; mais je tâai bien aimĂ©, va, comme si je lâĂ©tais⊠La tĂȘte appuyĂ©e contre la poitrine de ZĂ©naĂŻde, Nanand se laissait dorloter. Il murmura sans savoir davantage le mal quâil faisait â Câest pas la mĂȘme chose. Il ne voyait point, au-dessus de lui, grimacer affreusement la pauvre ZĂ©naĂŻde, peut-ĂȘtre parce que, ce jour-lĂ , elle commençait une fluxionâŠ, peut-ĂȘtre aussi tout simplement parce quâelle avait le cĆur gros. XX ON LIQUIDE Que la France Ă©tait belle au temps de lâarmistice ! La pluie de sang avait cessĂ©. La guerre avait tuĂ© la guerre on le croyait. Le signe de la croix sur la tombe des combattants donnait un sens Ă la rĂ©demption du genre humain par le sacrifice. On avait fini de sâentrâĂ©gorger. Tous les yeux contemplaient au ciel la premiĂšre Ă©toile. Les enfants ne naissaient plus comme des Ă©pis Ă faucher tous ensemble Ă un moment donnĂ©. â La guerre a tuĂ© la guerre ! CâĂ©tait le mot favori de ChĂ©vremont. Il le rĂ©pĂ©tait depuis quatre ans pour se fortifier dans son stoĂŻcisme. Il voyait lâhomme reculer Ă©pouvantĂ© devant son ouvrage. Quâavait-il fait de son frĂšre ? â HĂ©las ! disait le docteur Chazey, câest malheureusement la question que lâhomme ne se pose jamais. Homo homini lupus. Le vieux Plaute avait raison. La guerre est Ă lâĂ©tat permanent sur la terre. Les hommes ne se sont jamais aimĂ©s entre eux. CaĂŻn a dĂ©clarĂ© la guerre Ă©ternelle, et Abel ne ressuscite que pour ĂȘtre retuĂ©. Le vĂ©tĂ©rinaire reprenait â Câest lâhonneur de la dĂ©mocratie de rĂ©parer le mal que la superstition a fait. CaĂŻn est un accident. Lâheure de la fraternitĂ© universelle sonnera le jour oĂč tous les hommes seront convaincus de lâinexistence du meurtre originel. LâhumanitĂ© nâest pas condamnĂ©e au crime Ă perpĂ©tuitĂ© parce quâun nommĂ© CaĂŻn aurait mis Ă mort un nommĂ© Abel, son frĂšre. â Comme tous les fleuves, les fleuves de sang ont une source. â Elle est dans le mensonge et lâerreur. La civilisation dessĂšche le lit des torrents. â En soufflant dessus ? â Pourquoi pas ? Quel cri vous pousseriez si les religions pouvaient sâattribuer un seul des miracles que la science et le gĂ©nie de lâhomme ont accomplis ? â Le miracle de tous les temps est dâaimer son prochain, et ce miracle-lĂ , voyez-vous, ChĂ©vremont, il nây a encore que la foi qui soit capable de le produire. Ainsi devisaient, en sortant dâune sĂ©ance du Conseil municipal, le docteur Chazey et le vĂ©tĂ©rinaire. Ils nâavaient pas vu venir au-devant dâeux un bonhomme dâune quarantaine dâannĂ©es, court, trapu, barbu et bigle. Il Ă©tait habillĂ© de neuf Ă la confection et marchait du pas pesant des cultivateurs. Il aborda le docteur Chazey et son compagnon et, sans mĂȘme porter la main Ă son chapeau mou, demanda â Lequel de vous deux que câest le maire ? â Câest moi, dit le mĂ©decin. â Le docteur Chazey, quoi ? â Lui-mĂȘme. â Tant mieux⊠parce que je reprends le train tout Ă lâheure et que je nâai pas de temps Ă perdre. VoilĂ . Je suis Louvois⊠le mari de votre rĂ©fugiĂ©e⊠je sors de chez vous. Pas de chance ! Quand jây vais, vous nây ĂȘtes jamais. â Je ne pouvais pas deviner⊠â Laissez donc. Y a pas dâoffense. Câest plutĂŽt ma femme que je cherchais, pas vrai ? Ce qui ne mâempĂȘche pas dâĂȘtre content de vous rencontrer. Jâai Ă vous remercier de lâhospitalitĂ© quâelle reçoit chez vous⊠et les enfants itou. Câest bien honnĂȘte de votre part⊠bien honnĂȘte⊠Elle a bien fait de ne pas mâĂ©couter quand je lui ai dit de partir. Vous vous rappelez ? Faut mâexcuser, jâĂ©tais bĂȘte. Je mâemballais⊠et balai de crin ! OĂč pourrait-elle ĂȘtre mieux que chez vous ? Nulle part, je nâai pas attendu dâĂȘtre dĂ©mobilisĂ© pour savoir Ă quoi mâen tenir lĂ -dessus⊠Il se mit Ă rire dans le poil rude et grisonnant qui lui couvrait la figure. â Câest pas toujours le premier mouvement le bon, poursuivit-il. Jâai rĂ©flĂ©chi⊠et jâai laissĂ© LĂ©onie tranquille⊠enfin vivre Ă sa guise⊠Elle mâaurait fait cocu que jâaurais trouvĂ© ça naturel⊠â Vous plaisantez, dit le maire, par contenance. â Pas du tout ! Cette sacrĂ©e guerre nâen finissait pas⊠CâĂ©tait permis de se croire sĂ©parĂ©s pour toujours et de commencer une autre vie⊠â Vous ne pensez pas ce que vous dites, fit le docteur Chazey, qui ne voyait pas oĂč lâautre voulait en venir. Louvois regarda lâheure Ă sa montre et continua posĂ©ment â Ăa vous est Ă©gal, messieurs, de mâaccompagner jusquâĂ la gare ? Plus que dix minutes⊠â Vous ĂȘtes obligĂ© de repartir aujourdâhui ? demanda le maire, sans mĂ©fiance encore. â Oui. â Je comprends⊠Votre femme et vos enfants vous rejoindront au pays, lorsque vous saurez quelles ressources il vous offre. Les trois hommes marchaient de front, le docteur entre Louvois Ă sa droite et ChĂ©vremont Ă sa gauche. Du mĂȘme ton calme, Louvois dĂ©clara â LĂ©onie retournera au pays si ça lui fait plaisir. Ă prĂ©sent, moi, je mâen fous dans les grandes largeurs ! â Comment cela ? dit le maire. Vous lâavez mise au courant de vos intentions, de vos projets ?⊠â Non, rĂ©pondit Louvois avec indiffĂ©rence. Vous avez toujours Ă©tĂ© si bon pour elle que je compte encore sur vous pour lui faire avaler la pilule. â Quelle pilule ? Ils nâĂ©taient plus quâĂ deux cents mĂštres de la gare, et le maire dĂ©sirait maintenant retenir le mari de sa rĂ©fugiĂ©e, aussi vivement quâil avait souhaitĂ© ne jamais le voir ; mais celui-ci, aprĂšs un nouveau coup dâĆil Ă sa montre, pressa le pas. â Jâarriverai juste⊠Pourquoi aussi nâavez-vous quâun train par jour dans cette direction-lĂ ? Le docteur insista â Quâavez-vous dit Ă votre femme ? â Ă LĂ©onie ? Que je la ferais venir dĂšs que jâaurais trouvĂ© du travail chez nous ; mais câest de la frime, rĂ©pliqua Louvois sans la moindre Ă©motion. Chacun son tour, jâai fait, moi aussi, une connaissance, dans le petit patelin oĂč on Ă©tait au repos. Jâai trouvĂ© Ă brouter par lĂ jây resterai. PrĂ©venez LĂ©onie. â Mais vous nâavez pas le droit⊠sâĂ©cria le docteur Chazey. â Oh ! le droit, je le prends Ă la semelle de mes godasses ! â Câest votre devoir, si vous aimez mieux⊠Vos enfants ont besoin de vous. â Ils se sont passĂ©s de moi pendant quatre ans et plus. â Par la force des choses. â Oh ! pas de blagues⊠Je les ai vus ils nâont jamais eu meilleure mine. Câest Ă peine dâailleurs sâils mâont reconnu. â Raison de plus pour les reprendre et pour vous faire aimer dâeux. Vous nâaurez pas le cĆur de les abandonner. â Je lâai eu. â Quand cela ? â Le jour de la mobilisation. â Câest tout diffĂ©rent. Vous nâobĂ©issez aujourdâhui quâĂ vous-mĂȘme. â Eh oui. â Vous nâĂȘtes pas un lĂąche⊠et câest de la lĂąchetĂ© quâil y aurait de votre part Ă laisser la lourde tĂąche dâĂ©lever vos enfants Ă leur mĂšre seule, lorsque vous ĂȘtes vivant et valide. â Mais puisquâelle est Ă la hauteur de cette tĂąche-lĂ , grĂące Ă vous⊠Ils Ă©taient arrivĂ©s devant la gare ; le maire saisit le bras de Louvois. â Allons, je vois ce que câest⊠et je ne vous laisserai pas partir. Il y a un malentendu Ă dissiper entre votre femme et vous. De misĂ©rables lettres anonymes nâont jamais rien prouvĂ©. La conduite de votre femme fut toujours sans reproche. M. ChĂ©vremont peut lâattester. Elle jouit ici dâune rĂ©putation inattaquable, est-ce vrai ? â Câest absolument vrai, dit le vĂ©tĂ©rinaire pris Ă tĂ©moin. Il nây a pas dans le pays une rĂ©fugiĂ©e plus digne de respect quâelle. Le train Ă©tait signalĂ© ; sur un mouvement que fit Louvois pour se dĂ©gager, le docteur resserra son Ă©treinte. â Faites-moi le plaisir de revenir Ă la maison, mon ami⊠Vous vous renseignerez⊠Je ne veux pas quâil subsiste dans votre esprit le moindre doute. Lâhomme loucha davantage et dit, Ă©quivoque â Vous y tenez donc bien ? Le docteur Chazey, croyant quâil allait cĂ©der, redoubla â Je tiens Ă ce que vous rendiez Ă votre femme lâestime et la confiance quâelle nâa jamais cessĂ© de mĂ©riter. Le train entrait en gare. Louvois, dâun coup de coude, Ă©carta le vieillard et dit â Heureusement que jâai mon retour⊠Adieu, je rĂ©flĂ©chirai. Il traversa la salle dâattente, le quai, monta dans un compartiment de 3e classe, referma la portiĂšre et, bien installĂ© dans un coin, mordit avec appĂ©tit dans une Ă©paisse tranche de pain quâil avait retirĂ©e de sa poche. â Avais-je raison de vous dire que cette histoire nâĂ©tait pas finie ? soupira le maire consternĂ©. â Moi, fit le vĂ©tĂ©rinaire, je me demande si le drĂŽle ne sâest pas moquĂ© de nous. â Vous croyez ? â Il nâest pas aussi mĂ©chant quâil en a lâair ; il doit maintenant rire dans sa barbe Ă vos dĂ©pens. Sa vengeance, câest de vous avoir fait peur. â Dieu vous entende. ChĂ©vremont⊠si toutefois vous nây voyez pas dâinconvĂ©nients, ajouta le docteur en souriant, je serai, dâailleurs, bientĂŽt fixĂ©. Et il rentra chez lui. Mme Louvois lây attendait, sans inquiĂ©tude. â Vous avez rencontrĂ© mon mari ? dit-elle. â Oui. â Vous le ramenez ? Il ne rĂ©pondait pas ; elle reprit, sans sâĂ©tonner de son silence â Je lui ai fait honte de ses soupçons injustes et il mâa promis dâĂȘtre raisonnable. Ce nâest point un mauvais homme, au fond. Comme il ne veut pas ĂȘtre un embarras pour vous, je vais mâapprĂȘter Ă partir avec lui le plus tĂŽt possible⊠enfin, dĂšs que vous mâaurez trouvĂ© une remplaçante. Elle parlait tranquillement au milieu de ses enfants. Elle interpella lâaĂźnĂ©e â Va dire Ă ton pĂšre de ne pas sâĂ©loigner nous dĂ©jeunerons dans un moment. Il doit avoir faim. Il a emportĂ© tout Ă lâheure un morceau de pain et du fromage, pour prendre patience. Lâenfant sortit en courant ; son frĂšre et sa sĆur la suivirent ; le vieux docteur resta seul avec la rĂ©fugiĂ©e dans la cuisine dont les cuivres, par rang de taille au mur, Ă©tincelaient. La servante lui tournait le dos, occupĂ©e au fourneau. Le docteur Chazey dit â Ătes-vous sĂ»re quâil reviendra ? Elle continua de veiller au plat quâelle prĂ©parait. â Pardi ! OĂč voulez-vous quâil aille ? Ă lâauberge ? â Je veux dire⊠quâil a pu partir⊠tout Ă fait. â Comment ? Elle avait tout lĂąchĂ©, frappĂ©e de rĂ©vĂ©lation comme on lâest de stupeur. Elle se rappelait lâattitude sournoise de lâhomme, le faux contentement paisible quâil avait affichĂ© dans le peu de temps passĂ© auprĂšs dâelle, depuis son arrivĂ©e Ă lâimproviste. Le maire brĂ»la ses vaisseaux â Ma pauvre LĂ©onie, jâai bien peur que vous ne soyez abandonnĂ©e⊠Tous mes efforts pour retenir votre mari ont Ă©tĂ© inutiles. Il sâest enfui⊠positivement⊠comme le malfaiteur aprĂšs un mauvais coup. â Il est retournĂ© chez nous ? â Je ne crois pas. â Il vous a dit quâil allait autre part ? â Oui⊠mais sans dĂ©terminer lâendroit. â Il nâa pas dit la vĂ©ritĂ© ; câest chez nous quâil va. Mais puisquâil Ă©tait convenu que je lâaccompagnais, pourquoi est-il parti seul ? Il a fait semblant de partir. â Malheureusement non. ChĂ©vremont a Ă©tĂ© tĂ©moin comme moi⊠â Alors, je comprends câest pour trouver de lâouvrage avant que nous allions le rejoindre. Je nâai pas eu le temps de lui apprendre que jâavais quelques petites Ă©conomies. Câest un drĂŽle dâhomme, aussi capable dâun bon mouvement que dâun mauvais. On ne sait jamais ce quâil pense. â Enfin, quâest-ce quâil vous a dit ? demanda le vieux docteur. â Ce quâil mâa dit ? Attendez⊠Peu de chose⊠Il mâa dit Tu regretteras cette maison⊠Vous nây avez manquĂ© de rien⊠Va falloir se dĂ©brouiller. On nâest pas au bout de nos peines⊠» Et il serait parti⊠comme ça⊠sans me prĂ©venir ? Câest donc quâil serait devenu marteau⊠Elle ne pleurait pas. Le regard fixe, elle semblait se parler Ă elle-mĂȘme, en essuyant machinalement avec son tablier un couvercle de casserole. â Que comptez-vous faire ? dit le maire. Elle parut surprise de la question. â Ce que je vais faire ? Partir⊠Partir dĂšs demain le retrouver au pays⊠vu quâil ne peut ĂȘtre que lĂ . â Si pourtant il nây Ă©tait plus⊠Ăcoutez⊠Voulez-vous me laisser le temps de tĂ©lĂ©graphier au maire et dâavoir sa rĂ©ponse ? Câest lâaffaire de deux jours au plus⊠Vous ne pouvez pas vous embarquer ainsi, au hasard⊠Elle consentit. Les enfants rentraient. â Je nâai pas rencontrĂ© papa, dit lâaĂźnĂ©e. DĂ©jĂ la mĂšre sâĂ©tait ressaisie. â Je sais. On a eu besoin de lui dans une ferme, pour travailler tout de suite. On dĂ©jeunera sans lui⊠Elle avait redressĂ© sa haute taille et telle quâau premier jour de son arrivĂ©e, elle Ă©tait le berger comptable de ce qui reste du troupeau. Deux jours aprĂšs, le docteur Chazey rapporta de la mairie la rĂ©ponse au tĂ©lĂ©gramme expĂ©diĂ© par lui. Louvois nâavait point reparu dans sa commune dâorigine occupĂ©e mais non dĂ©truite par les Allemands. â Vous savez la sympathie que jâai pour vous, dit le vieillard Ă sa rĂ©fugiĂ©e. Du moment que rien ne vous oblige Ă partir, vous pouvez prolonger votre sĂ©jour ici, chez moi, tant quâil vous plaira. â Merci, dit la femme. Il y a assez longtemps que je vous fais du tort. On a jasĂ© sur vous, sur moiâŠ, on continuerait. Mieux vaut se sĂ©parer. Je vais faire mes paquets et vous quitter⊠Ma place est au pays. Un jour ou lâautre, Louvois y reviendra. Câest un coup de tĂȘte. On nâabandonne pas sans motif une femme et trois enfants⊠â Mais⊠en attendant ? â Vous inquiĂ©tez pas⊠je travaillerai. Elle sâen alla le lendemain comme elle Ă©tait venue quatre ans auparavant. Les enfants avaient seulement un peu grandi⊠; mais leur bagage Ă tous Ă©tait le mĂȘme au dĂ©part quâĂ lâarrivĂ©e. Les petits frottaient devant leur mĂšre, et comme ils soulevaient, en traĂźnant les pieds, beaucoup de poussiĂšre, le berger avait lâillusion de reconduire au bercail le troupeau que lâinvasion en avait chassĂ©. Le docteur regarda partir ses rĂ©fugiĂ©s dâun Ćil triste. Il rencontra Boussuge dans la matinĂ©e et ne dissimula pas un certain dĂ©pit. â Je vais croiser dans la rue tout Ă lâheure le plus honnĂȘte de mes administrĂ©s. Il sâarrĂȘtera pour causer avec moi. Il aura lâair bon, loyal, humain, et câest lui⊠à moins que ce ne soit sa femme, lâauteur de la lettre anonyme qui rĂ©duit Ă la misĂšre une famille et me fait regretter dâavoir appelĂ© sur elle, en la recueillant, cette calamitĂ© ! VoilĂ de la belle ouvrage⊠et de quelle maniĂšre un bienfait nâest jamais perdu ! Chaque jour, cependant, voyait sâĂ©grener le chapelet des rĂ©fugiĂ©es. Au fur et Ă mesure de la dĂ©mobilisation, celles qui nâĂ©taient point veuves rĂ©intĂ©graient le foyer â ou ses ruines. Le docteur Chazey, qui faisait son livre de chevet des MĂ©moires dâoutre-tombe, y relisait, le soir, lâadmirable page oĂč le grand DĂ©senchantĂ© raconte son retour en France, en 1800. Sur la route, on nâapercevait presque point dâhommes ; des femmes noircies et hĂąlĂ©es, les pieds nus, la tĂȘte dĂ©couverte ou entourĂ©e dâun mouchoir, labouraient les champs ; on les eĂ»t prises pour des esclaves⊠Jâaurais dĂ» plutĂŽt ĂȘtre frappĂ© de lâindĂ©pendance et de la virilitĂ© de cette terre oĂč les femmes maniaient le boyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. â Câest encore lâĂ©tat de la France en 1919, pensait le pĂšre Chazey entre les lignes. Je nâai pas toujours eu Ă me louer de ces femmes qui sâen vont, pauvre bĂ©tail⊠Celles de la Ferme-Bourrue mâont souvent donnĂ© du fil Ă retordre. Beaucoup Ă©taient paresseuses et se croyaient dispensĂ©es de tout travail par lâallocation quâelles touchaient. Mais dâautres, telle cette brave LĂ©onie Louvois, reconstruiront la maison autant de fois quâon la dĂ©truira. Rien nâabat leur courage. Il lisait encore Cette nation qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde. Et il songeait au dĂ©part de la mĂšre et de sa marmaille qui sâen allaient aussi recommencer un monde. Il nâavait pas eu de leurs nouvelles. Les pauvres nâĂ©crivent pas ; ceux de la glĂšbe encore moins que les autres. Une pudeur singuliĂšre retenait le vieillard de sâinformer⊠Il craignait dâaccrĂ©diter les bruits quâon avait fait courir sur son compte. Il prĂ©tendait se moquer du quâen-dira-t-on ? et il y Ă©tait asservi. Du silence de Mme Louvois, il infĂ©rait que son mari lâavait rejointe⊠Autrement elle mâaurait donnĂ© signe de vie⊠» Il mourut en 1921 sans savoir ce quâelle Ă©tait devenue. Et les veuves aussi, quâil avait averties de leur malheur, quittĂšrent leur asile. Trois ou quatre seulement, qui sâĂ©taient placĂ©es, restĂšrent dans le pays. Une sây remaria. Ă celles qui sâendormaient dans la trompeuse sĂ©curitĂ© dâune insuffisante pension, fallait-il jeter la pierre ? Elles appartenaient au passĂ©. Elles avaient contractĂ© en se mariant une assurance contre le travail elles nâen dĂ©mordraient plus. Et puis, quâauraient-elles pu faire ? On ne leur avait rien appris⊠Celles-lĂ Ă©taient incapables de recommencer un monde. Un matin, le docteur Chazey trouva dans le courrier de la mairie lâavis de dĂ©cĂšs dâun militaire dont le nom, dâabord, ne lui rappela rien. Grimodet, Mle 2730, soldat de 2e classe, nĂ© le 20 juin 1880, Ă Soissons Aisne, mort le 13 janvier 1919, Ă lâhĂŽpital dâArgentan. M. le maire est priĂ© dâen informer la famille avec tous les mĂ©nagements possibles. CâĂ©tait la formule⊠; mais envers quelle famille avoir ces mĂ©nagements dont le maire croyait bien ĂȘtre dĂ©chargĂ© ? Tout Ă coup, la lumiĂšre se fit dans son esprit. Grimodet⊠parbleu ! câĂ©tait le nom de la petite fille recueillie par les ChĂ©vremont ! Il consulta ses registres câĂ©tait bien cela. Les formalitĂ©s se simplifiaient. Il se contenta de communiquer la nouvelle au vĂ©tĂ©rinaire. Ce dernier, Ă son tour, en fit part Ă sa femme avant dâen instruire Nanette. Les deux Ă©poux dĂ©libĂ©rĂšrent. â Il faut lui faire prendre le deuil, dit ChĂ©vremont. â Je vais mâen occuper dĂ©clara Agathe. â Est-ce toi qui lâavertira ? â Je veux bien. Elle parlait rarement de son pĂšre ; mais câest une petite nature sensible elle aura du chagrin. â Nâa-t-elle pas quelque part une tante ? â Oui. Une sĆur de sa mĂšre⊠; mais cette sĆur a disparu⊠Le mari et la femme se regardĂšrent en silence, comme au bord dâune rĂ©solution dont lâun et lâautre hĂ©sitaient Ă prendre lâinitiative. Justement Nanette revenait de lâĂ©cole. LâopĂ©ration, pratiquĂ©e trop tard, nâavait eu aucune suite heureuse. LâinfirmitĂ© persistait, plus douloureuse Ă voir Ă mesure que lâenfant grandissait et avançait en Ăąge. Ce nâĂ©tait point quâelle en fĂ»t contristĂ©e. Le pavillon de la jeunesse couvrait sa disgrĂące physique. Elle avait lâair de sautiller par jeu et de boiter par imitation. Lâadolescence nâimprimait pas encore de gravitĂ© Ă ses mouvements et Ă son caractĂšre. Elle jouissait de son reste dâinsouciance. Elle venait dâavoir treize ans et possĂ©dait son certificat dâĂ©tudes depuis les derniĂšres vacances. Ses yeux bleus magnifiques nâĂ©taient humides que dâinnocence. Agathe ChĂ©vremont lâappela. â Ma petite Nanette, nous avons reçu de mauvaises nouvelles de lâhĂŽpital oĂč ton pĂšre Ă©tait soignĂ©. VoilĂ lâexplication de son long silence. Il ne pouvait plus Ă©crire. Une pleurĂ©sie lâa terrassé⊠Jâai bien peur que tu ne le revoies plus⊠Elle avait attirĂ© Nanette contre sa poitrine, et ce geste quâelle faisait pour la premiĂšre fois rĂ©vĂ©la mieux que des larmes Ă lâintelligente enfant son infortune. Elle jeta ses bras autour du cou de Mme ChĂ©vremont et dit, dans un sanglot â Papa est mort ! Agathe ne savait, en vĂ©ritĂ©, quelle consolation inventer ; elle ajouta Il est allĂ© rejoindre ta pauvre maman » et regretta aussitĂŽt cette phrase toute faite, qui signifiait Ă lâenfant quâelle Ă©tait pleinement orpheline. Nanette avait compris. Elle pĂąlit, sa gorge se contracta et ses yeux se remplirent de larmes. Son pĂšre en avait sa part, sans douteâŠ, mais la plus grosse Ă©tait pour cette maison quâil allait falloir quitter, comme une robe neuve prĂȘtĂ©e⊠Elle en dĂ©couvrait la douceur et lâaccueil. Elle entrait dans lâadolescence par cette mĂȘme porte que des mains invisibles, aprĂšs lâavoir ouverte, refermaient sans bruit. Le soin mĂȘme que prenait Mme ChĂ©vremont de lui amortir le coup ne la rassurait pas⊠Il en est ainsi du moribond Ă qui lâon ne refuse plus rien. Elle se sentait une Ă©trangĂšre dans la maison, au moment mĂȘme oĂč sa bienfaitrice lâadoptait rĂ©ellement. Elle glissa doucement des genoux dâAgathe et sâenfuit dans sa chambre. Comme elle ne descendait pas pour dĂźner, Mme ChĂ©vremont envoya Rose la chercher. Rose revint affolĂ©e. â Madame, montez vite ! Nanette sâest blessĂ©e⊠Câest tout plein de sang autour dâelle !⊠Agathe ne fit quâun saut jusquâĂ la chambre oĂč la Tite Bote pleurait, pleurait, Ă©tendue en travers de son lit. Lorsque ChĂ©vremont rentra, une demi-heure aprĂšs, sa femme lui dit â Je viens dâen avoir une Ă©motion ! Jâai eu beau annoncer Ă Nanette avec toutes les prĂ©cautions possibles la mort de son pĂšre, elle en a Ă©prouvĂ© un tel saisissement, figure-toi, quâelle est devenue femme⊠subitement. â Câest mieux quâun accident, fit rondement ChĂ©vremont en se mettant Ă table. â Il va pourtant falloir se dĂ©cider, reprit Agathe. Jâaurai besoin de sa chambre, au retour dâOctave, câest-Ă -dire incessamment. Le vĂ©tĂ©rinaire essuya avec sa serviette sa moustache trempĂ©e de potage et rĂ©pondit â Il nây a pas pĂ©ril en la demeure, hein ? Ce nâest pas lorsque cette pauvre enfant a le plus besoin dâassistance quâon va la mettre dehors. â Il nâen est pas question⊠Les yeux de la femme rencontrĂšrent le regard du mari et sâen dĂ©tournĂšrent⊠; car on ne rougit pas que de honte et lâexpression de la bontĂ© a sa pudeur aussi. XXI LE DĂPART DES HIRONDELLES Palmyre Boussuge nâĂ©tait pas heureuse. Son fils avait la vie sauve ; elle ne redoutait plus rien pour lui ; son retour de Salonique, elle lâattendait dâune semaine Ă lâautre⊠et elle nâĂ©tait pas heureuse. Le voisinage de la Poste, si agrĂ©able naguĂšre Ă ses loisirs, lui Ă©tait devenu insupportable, Ă cause dâune jeune employĂ©e quâelle ne voyait jamais pour ainsi dire, mais quâelle se figurait prĂȘte Ă bondir aussitĂŽt que la porte de sa cage sâouvrirait. Mme Boussuge avait dĂ©cidĂ© que ThĂ©rĂšse Paulin Ă©tait une petite pas grandâchose », depuis lâĂ©bauche de ses projets de mariage avec Justin. Et Justin allait revenir, se rapprocher dâelle, renouer fortement le fil de leurs relations. Cette idĂ©e empoisonnait lâexistence de sa mĂšre et le bureau de la poste Ă©tait sous ses yeux comme lâinstrument dâun supplice quotidien. Boussuge, lui-mĂȘme, nây mettait plus les pieds et achetait ses timbres chez le marchand de tabac. Quand il fallait recommander un colis, ZĂ©naĂŻde y pourvoyait. Deux fois seulement depuis lâarmistice, et Ă quelques semaines dâintervalle, Palmyre avait rencontrĂ© Mme Lefouin. â Ne vous faites donc pas de bile, lui avait dit la receveuse. Le sort de la petite Paulin sera rĂ©glĂ© avant le retour de M. Justin. Si ses parents ne la rappellent pas, lâadministration saura bien lui signifier quâon nâa plus besoin dâelle. De toute façon, cette Ă©pĂ©e de DamoclĂšs ne restera pas suspendue sur votre repos. â Vous croyez quâil nây a plus de correspondance entre eux, demandait Mme Boussuge. â La surveillance Ă laquelle jâai soumis ThĂ©rĂšse mâautorise Ă lâaffirmer. Vaine assurance. Par le canal de la petite factrice, ThĂ©rĂšse continuait Ă recevoir des lettres de Justin et Ă lui en adresser ; mais elle en recevait et en adressait moins quâau dĂ©but de la guerre. Il y avait de part et dâautre un peu de lassitude. Justin, en sâĂ©loignant pour conserver sa foi intacte, lâavait Ă©branlĂ©e chez lui et chez son amie ; mais ses parents nâen savaient rien. Et parce que ses lettres ne faisaient aucune allusion Ă lâattachement quâil avait, le pĂšre et la mĂšre Ă©taient convaincus que lâintrigue durait toujours. Trop de finesse dâesprit nuit. La vĂ©ritĂ© nous dĂ©concerte surtout quand elle nous apparaĂźt dans sa simplicitĂ©. Une diversion fut offerte au souci des Boussuge par la lettre quâils reçurent en mars de Mme Servais. Elle avait Ă©tĂ©, aprĂšs lâarmistice, deux mois sans donner de ses nouvelles. Au dĂ©but de 1919 seulement, elle avait enfin Ă©crit pour dire quâelle se proposait de venir chercher Fernand dĂšs que son pĂšre serait dĂ©mobilisĂ©. Elle datait sa lettre dâun village de lâAisne dont le nom nâĂ©tait pas familier Ă lâenfant. â Je vois ce que câest, dit Boussuge ; la conduite dĂ©plorable de cette malheureuse pendant la guerre lâa bannie de son domicile. On ne saura jamais le fin mot de cette histoire. Un mois encore sâĂ©coula. On demandait aux Boussuge â Et votre petit rĂ©fugiĂ©, quâen faites-vous ? Ils rĂ©pondaient sans humeur â Nous sommes soumis au bon plaisir de ses parents. Ce nâest point que nous ayons hĂąte de nous sĂ©parer de lui, mais comme il ne montre des dispositions pour rien de bien dĂ©fini et quâil aura bientĂŽt quinze ans, il serait temps que son pĂšre lui choisĂźt un mĂ©tier et lui en fĂźt commencer lâapprentissage. â Rien ne presse, bougonnait ZĂ©naĂŻde ; il travaillera toujours assez tĂŽt. LâĂ©cole lui avait Ă©tĂ© peu profitable. Il nây avait pas fait les mĂȘmes progrĂšs que Nanette. Son intelligence demeurait engourdie. Il nâavait aucun goĂ»t pour lâĂ©tude. CâĂ©tait le vase fĂȘlĂ© dont parle Michelet tout ce quâon versait dedans sâĂ©coulait goutte Ă goutte. â On dirait mĂȘme quâil rend plus quâil nâa pris, plaisantait Boussuge, aprĂšs dâinutiles efforts pour ancrer quelque chose dans lâesprit de lâĂ©lĂšve. â Il en saura toujours assez pour faire un honnĂȘte homme, grommelait ZĂ©naĂŻde. Jamais la MalaisĂ©e nâavait mieux mĂ©ritĂ© son sobriquet que depuis quâelle apprĂ©hendait le dĂ©part de Nanand. Elle avait maintenant une fluxion perpĂ©tuelle dont elle sâautorisait pour rĂ©pĂ©ter du matin au soir quâelle ne moisirait plus longtemps dans ce sale pays humide. Elle faisait de plus en plus songer au dĂ©licieux personnage dâun roman bien oubliĂ© de Walter Scott Rob Roy. VoilĂ vingt-cinq ans, disait le jardinier Fairservice, que je veux quitter ma place ; mais quand vient lâheure de donner congĂ©, il y a toujours quelque chose Ă semer que je voudrais voir semĂ©, quelque chose Ă faucher que je voudrais voir fauchĂ©, quelque chose Ă mĂ»rir que je voudrais voir mĂ»r. Bref, dâun bout de lâannĂ©e Ă lâautre, toujours quelque nouvelle raison de ne pas changer de maĂźtre. Je vous dirais bien que je mâen irai irrĂ©vocablement Ă la Chandeleur ; mais il y a vingt-quatre ans que je le dis, et je suis encore lĂ Ă remuer mon terreau. » ZĂ©naĂŻde ne supportait plus aucune observation. Plusieurs fois par jour elle quittait brusquement la cuisine pour monter dans sa chambre et sây enfermer. Boussuge et sa femme se chamaillaient sans cesse Ă son sujet. â Un de ces jours, disait-elle, elle sâen ira pour tout de bon. â Elle ? rĂ©pondait Palmyre. Allons donc ! Câest lâĂąge qui la travaille. Pas de danger quâelle nous abandonne. ZĂ©naĂŻde est dâautrefois. Les serviteurs dâĂ prĂ©sent ne menacent pas de partir ils partent. On regrettera ceux qui ronchonnaient toujours et ne partaient jamais. Ils Ă©taient attachĂ©s Ă la maison par leur mauvaise humeur. Boussuge pontifia â Vauvenargues a dit que la servitude avilit lâhomme au point de sâen faire aimer. Il a dit aussi Qui serait nĂ© pour obĂ©ir obĂ©irait jusque sur le trĂŽne. â Comme câest vrai ! Autrefois, on naissait esclave ; tandis quâon naĂźt indĂ©pendant. Est-ce un bien ? â Pour les esclaves, oui. Il ne paraĂźt pas, nĂ©anmoins, que la nature ait fait les hommes pour ĂȘtre indĂ©pendants. Câest encore Vauvenargues qui lâaffirme. â Tu mâagaces avec ce monsieur ! sâĂ©cria Palmyre. Tu dois lâinventer pour lui prĂȘter tout ce qui te passe par la tĂȘte. Explique-moi donc plutĂŽt une chose. La raison pour laquelle les serviteurs dâautrefois ne sâen allaient pas, est exactement celle qui dĂ©termine ceux dâaujourdâhui Ă dĂ©guerpir sur-le-champ. â Quelle raison ? â Laisser Madame dans lâembarras. â LâanimositĂ© Ă ce degrĂ© infĂ©rieur est une mauvaise herbe de la civilisation⊠mais dâoĂč est venu lâexemple ? â Tu as dĂ©jĂ vu, toi, des maĂźtres dĂ©tester leurs domestiques ? â Les dĂ©tester, non ; mais les regarder du haut en bas. â Et comment veux-tu les regarder ? De bas en haut ? â En face. â Oui ? Eh bien ! le rĂ©sultat, tu le vois⊠On nâest plus servi, ou bien les serviteurs se considĂšrent comme des, employĂ©s qui ont pour nous les sentiments quâinspire nâimporte quel patron. Veux-tu me dire ce quâon y gagne ? â Peut-ĂȘtre rien ; mais le serviteur gagne davantage, et voilĂ pour lui lâessentiel. Mme Boussuge haussait les Ă©paules et rompait les chiens. â Que ZĂ©naĂŻde voie avec regret Nanand partir, câest possible. Peu importe. Justin le remplacera. Elle aime beaucoup Justin quâelle a vu naĂźtre et pour lequel elle avait autrefois les yeux quâelle a maintenant pour le petit. La prĂ©sence de Justin la radoucira. Il est certain que lâon ne tolĂ©rerait dâelle nulle part ce que nous endurons. Elle se croit tout permis. Quand elle ne montait pas dans sa chambre, ZĂ©naĂŻde quittait tout Ă coup son ouvrage pour se mettre Ă la recherche de Nanand. Lorsquâelle lâavait trouvĂ©, elle lui disait â Que fais-tu donc quâon ne tâentend pas ? Elle Ă©prouvait les inquiĂ©tudes que donne Ă une mĂšre vigilante le silence dâun enfant turbulent ou malade. Et lâon pouvait penser aussi quâelle multipliait les occasions de voir lâenfant dont elle allait ĂȘtre Ă jamais sĂ©parĂ©e. Il se montrait peu sensible Ă ces marques dâaffection. Il avait du chat lâattachement aux choses avant tout. Sâil venait sâasseoir sur un tabouret de paille, Ă la cuisine, ce nâĂ©tait point tant pour ZĂ©naĂŻde que pour la chaleur du fourneau et la bonne mine des ustensiles qui lui renvoyaient comme des miroirs son image. Il aimait Ă faire le douillet dans cette atmosphĂšre caressante. Il sây trouvait aussi bien sans ZĂ©naĂŻde quâavec elleâŠ, tandis que, pour la vieille servante, la cuisine nâavait sa physionomie quâavec lâenfant sur son tabouret. Elle ne lui adressait pas la parole, mais il Ă©tait lĂ , comme un de ces traits prononcĂ©s quâa le visage des piĂšces habitĂ©es. Mme Boussuge sâĂ©tant Ă©tonnĂ©e un jour devant ZĂ©naĂŻde du silence des parents de Fernand, celle-ci Ă©clata â Dirait-on pas quâon serait heureux dâen ĂȘtre dĂ©barrassĂ©, Ă prĂ©sent que la guerre est finie ! â Vous avez tort de parler ainsi, protesta Palmyre. Je ne mets aucune arriĂšre-pensĂ©e dans mon observation. â Câest son pain blanc quâil mange ici, le pauvre mignon. Les mauvais jours pour lui reviendront assez vite. â NâexagĂ©rons rien, reprit Mme Boussuge. Il nâa jamais donnĂ© lâimpression dâun enfant martyr. â Ni dâun enfant gĂątĂ©. Vous voyez comme son pĂšre et sa mĂšre se soucient de lui. â Ce qui vous semblait naturel tout Ă lâheure. â Ce qui me paraĂźt contre nature, câest que les enfants ne soient pas Ă qui les aime. â Fernand nâa pas de mauvais parents. Un rire amer fendilla la figure turgescente de la MalaisĂ©e. â Parlons de ces gens-là ⊠qui ne sont pas venus le voir une seule fois en cinq ans ! â Des circonstances indĂ©pendantes de leur volontĂ©, sans doute⊠â Laissez-moi donc tranquille ! Il y a six mois que lâon ne se bat plus et que lâoccupation allemande a cessĂ©. â De quoi vous plaignez-vous ? Câest autant de gagnĂ© pour Fernand et pour vous. â Il ne sâagit pas de moi. ZĂ©naĂŻde, cĆur tendre et bourru, nâaimait pas que lâon fĂźt remarquer sa prĂ©dilection. CâĂ©tait comme si lâon eĂ»t fouillĂ© dans sa malle. Ce que les pauvres ont de secret est bien plus secret que le trĂ©sor des riches. La foudre enfin tomba sur la servante. Ce fut ce mardi dâavril oĂč sa maĂźtresse vint lui dire dans la cuisine â Il va falloir, ZĂ©naĂŻde, prĂ©parer les affaires du petit. Sa mĂšre nous le reprend samedi prochain. Comme les condamnĂ©s Ă mort, ZĂ©naĂŻde attendait sa grĂące et avait fini par y croire. Les choses qui traĂźnent en longueur sâarrangent toujours. Peut-ĂȘtre les parents de Nanand Ă©taient-ils morts⊠Peut-ĂȘtre nâavaient-ils pas lâintention de rĂ©clamer leur colis en dĂ©pĂŽt⊠ZĂ©naĂŻde se berçait de cette alternative⊠Et son pourvoi Ă©tait rejetĂ© ! Elle nâavait plus quâĂ se raidir contre le destin. Son vent dâorage tomba comme par enchantement. On ne la reconnaissait plus. Elle allait et venait dans la maison, ainsi que dans une maison oĂč il y a un malade, dâun air accablĂ©, avec de pauvres jambes de laine. Sa fluxion avait fondu. Elle ne souffrait plus que dâun mal invisible qui absorbait lâautre. Elle ne se fĂącha un peu quâen entendant Nanand lui dire, tandis quâelle cherchait une enveloppe pour les vĂȘtements, le linge et les objets quâil emportait â Prends le sac que jâavais en arrivant. Il est dans ta malle. â Pense voir ! Elle avait dĂ©cidĂ© que ce sac resterait en sa possession, avec les souvenirs prĂ©cieux de son projet de mariage. Il Ă©tait marquĂ© â comme son linge nuptial. Quand elle soulevait le couvercle de sa malle, le nom de lâĂ©picier Damoy lui sautait aux yeux. Elle se mit en quĂȘte dâune valise lĂ©gĂšre. Il nây en avait pas au bazar ; elle en fit venir une de Chartres. â Quand tu voyageras, dit-elle Ă Nanand qui la regardait ranger ses affaires propres et visitĂ©es minutieusement, tu penseras Ă moi. Une question douloureuse gonflait son cĆur. Elle finit par dire avec effort â Si⊠si on te donnait le choix⊠entre tâen aller avec ta mĂšre ou demeurer avec nous⊠quâest-ce que tu aimerais mieux ? Il nâhĂ©sita pas, il rĂ©pondit â Oh !⊠mâen aller avec maman. ZĂ©naĂŻde Ă©tait trop simple pour comprendre que lâenfant manifestait non pas une prĂ©fĂ©rence du cĆur, mais le dĂ©sir surtout de revoir les lieux oĂč, tout petit, il avait jouĂ©. Il ne tenait plus en place. Il comptait les jours. Encore combien jusquâĂ samedi ? » Il nâavait quâune excuse en enfonçant ces clous dans la chair de la patiente comme elle saignait en dedans, il ne sentait pas le mal quâil lui faisait. Huit jours dâabsence, et il regretterait Bourg, la maison de bon repos, la cuisine pareille Ă une boule aux pieds, les cuivres reluisants⊠et le visage que penchait sur lui ZĂ©naĂŻde en lui disant Bonsoir⊠dors bien⊠ne te dĂ©couvre pas⊠» Il nâavait pas mĂȘme encore la vocation du souvenir il allait en faire lâapprentissage. ZĂ©naĂŻde, elle, nâĂ©tait pas prise au dĂ©pourvu. Elle savait dĂ©jĂ , par expĂ©rience, combien est lourde au cou la pierre dâun beau jour sans lendemain. Et elle en traĂźnerait deux maintenant ! Elle souffrait dâavance dans ses illusions cariĂ©es, et son cĆur commençait une fluxion qui ne finirait pas. â MâĂ©criras-tu, au moins ? demanda-t-elle au petit. â Bien sĂ»r. â Souvent ? â Quand jâaurai quelque chose Ă te dire. â Nous verrons si tu te souviens de ta vieille NĂšde. Mme Servais arriva enfin le samedi, dans la matinĂ©e. CâĂ©tait encore bien plus lâĂ©trangĂšre que ne se lâimaginait la servante jalouse. Le fils nâavait aucun des traits de la paysanne dont le teint recevait sa patine dâune vie misĂ©rable plutĂŽt que des travaux au grand air. On se demandait, sachant ce que la rumeur publique reprochait Ă cette femme, quel charme des hommes de guerre, aux abois, câest vrai, avaient pu trouver Ă une crĂ©ature osseuse et fanĂ©e, qui portait ses quarante ans comme un pauvre des fagots dâĂ©pines. Peut-ĂȘtre, plus jeune, avait-elle eu des yeux bleus, un sourire, une fraĂźcheur de blonde ; aux rĂ©gions dĂ©vastĂ©es de son visage et de son corps, rien de tout cela nâexistait plus quâĂ lâĂ©tat de ruines. Et quelles ruines ! La robe et le chapeau les pavoisaient, comme un village du front qui attend des visites. ZĂ©naĂŻde nâeut pas plutĂŽt aperçu Mme Servais quâelle sentir sa fureur odontalgique se rĂ©veiller. Elle ne lui adressa pas la parole et la servit, Ă table, avec brusquerie, les Boussuge ayant insistĂ© pour quâelle ne repartĂźt que le lendemain dimanche. Une chose entre toutes exaspĂ©ra la vieille bonne elle nâavait pas pensĂ© que Fernand coucherait dans la mĂȘme chambre que sa mĂšre, elle eĂ»t voulu, pour la derniĂšre fois, border son lit et sans doute lui faire de suprĂȘmes recommandations. Elle rĂ©ussit, aprĂšs le dĂźner, Ă lâattirer dans la cuisine oĂč tant de soirs il avait Ă©tĂ© son compagnon auprĂšs de lâeau qui chantait sur le feu pour remplir les moines. Ils nâĂ©taient plus nĂ©cessaires depuis deux mois. Elle en eut du regret. â Tu vas monter tout de mĂȘme avec moi faire les couvertures, dit-elle, tandis que Mme Servais sâattardait Ă causer avec ses hĂŽtes dans la salle Ă manger. Il obĂ©it. Il ne sâĂ©tait pas jetĂ© dans les bras de sa mĂšre et elle nâavait, de son cĂŽtĂ©, manifestĂ© aucune Ă©motion en le revoyant aprĂšs cinq ans de sĂ©paration. â Le trouvez-vous grandi ? demandait Mme Boussuge. â Il est dâune bonne taille pour son Ăąge, avait rĂ©pondu lâautre, rĂ©fractaire, comme le sont les paysans, Ă la louange et au remerciement. â Vous paraĂźt-il, du moins, avoir profitĂ© » chez nous ? insistait Palmyre. â Il nâa pas mauvaise mine, mais il nâest point gras. Et ce fut tout ce que la reconnaissance inspira Ă Mme Servais Elle ne sâĂ©tendit pas davantage, dâailleurs, sur ce que faisait son mari dĂ©mobilisĂ©. Il avait repris son ancien mĂ©tier, et elle ne disait pas lequel. Boussuge risqua â Avez-vous souffert beaucoup chez vous de lâoccupation allemande ? Elle rĂ©pondit â Ils nâont rien dĂ©truit⊠; mais, dame !⊠ils ne plaisantaient pas ! â Ils se montraient exigeants ? â Des fois. On nâavait pas toujours les mĂȘmes, et puis, ils ne pouvaient pas nous prendre ce quâon nâavait point. â Vous ne regrettez pas lâendroit que vous avez quittĂ© ? â Mon mari nây avait plus dâouvrage. Boussuge, renonçant aux feintes, porta un coup droit â Quâest-ce que vous avez lâintention de faire du petit ? â Son pĂšre ne sait pas. On verra. Nous connaissons un peintre en bĂątiment qui le prendrait bien comme apprenti, mais au pair⊠; tandis que comme garçon Ă©picier, Ă Soissons ou Ă Laon, il gagnerait tout de suite⊠pas des mille et des cents, assez tout de mĂȘme pour nous venir en aide. Il y eut un silence aprĂšs lequel elle demanda, sans liaison dâidĂ©es â Est-il fort en arithmĂ©tique ? â Il sait tout juste ses quatre rĂšgles ; encore avons-nous, lâinstituteur et moi, quelque peine Ă les lui apprendre, dit Boussuge. Il ne mordait pas beaucoup plus au français. Mme Servais prit lâair pincĂ© des mĂšres susceptibles pour observer â Câest drĂŽle, lâinstitutrice de chez nous Ă©tait trĂšs contente de lui. Nanand, cependant, avait suivi la MalaisĂ©e dans la chambre de ses maĂźtres, dâabord, et puis dans la chambre de monsieur » Justin, oĂč il couchait en lâabsence de ce dernier. CâĂ©tait le moment des adieux ; le lendemain, il serait trop tard. ZĂ©naĂŻde cueillit la fleur qui doit parfumer le souvenir. â Ăcoute, murmura-t-elle Ă lâoreille du petit rĂ©fugiĂ© quâelle avait pris sur ses genoux et quâelle entourait de ses bras⊠; Ă©coute, et retiens bien ce que je vais te dire. Si⊠pour une raison ou pour une autre, en apprentissage chez un patron ou mĂȘme chez toi⊠tu es malheureux⊠tu manques de quelque chose⊠promets-moi de mâĂ©crire⊠Jâirai immĂ©diatement te joindre et je resterai auprĂšs de toi comme Ă prĂ©sent. Il leva les yeux sur elle avec Ă©tonnement. â Mais tu nâes pas riche, NĂšde ; tu travailles pour vivre⊠â Jâai mis un peu dâargent de cĂŽtĂ© depuis le temps que je suis ici⊠Pense voir vingt-cinq ans ! Je me replacerai nâimporte oĂč. â Tu ne seras nulle part aussi bien quâici. â Tu veux dire que je ne retrouverai nulle part cette maudite forĂȘt qui mâa dĂ©chaussĂ© les dents et garni les doigts de gros nĆuds comme en ont les arbres⊠Non, non, nâhĂ©site pas. OĂč tu mâappelleras, jâirai avec joie, mon mignon. Embrasse ta vieille NĂšde et jure-moi de me confier toutes tes peines⊠Jâai aussi entendu dire que les apprentis nâĂ©taient pas toujours bien nourris⊠Si câest vrai, avertis-moi et je tâenverrai de quoi te payer les bouchĂ©es de chocolat que tu aimes⊠ou autre chose⊠Tu es Ă lâĂąge oĂč lâon a besoin de fortifiants. Câest comme du linge⊠Tu nâen manques pas pour lâinstant, mais celui que tu as nâest pas inusable ; mĂ©nage-le, et si tes parents nâont pas les moyens de tâen acheter dâautre, nâoublie pas que je suis lĂ tu me feras plaisir. Elle rĂ©pĂ©ta Tu veux bien me faire plaisir ?⊠» Il dit oui, non pas des lĂšvres, mais des paupiĂšres, en les fermant et en les rouvrant⊠Et elle fut peut-ĂȘtre plus sensible Ă ce battement de cils quâĂ une bonne parole. Elle embrassa Nanand et garda une minute contre sa joue enflĂ©e la petite tĂȘte qui avait seule le pouvoir dâapaiser ses souffrances. Mais elle avait encore une recommandation Ă lui faire â JâespĂšre bien que tu iras, avant de partir, dire au revoir Ă Marie-Anne qui a toujours Ă©tĂ© gentille pour toi⊠As-tu parlĂ© dâelle Ă ta mĂšre ? â Non, dit-il. â Tu as eu tort. Penses-y. Tu auras encore le temps, demain matin, avec ou sans elle, dâaller chez M. ChĂ©vremont⊠En attendant, va retrouver Monsieur et Madame. Elle ne dit pas Va retrouver ta mĂšre. » Le mot lui Ă©corchait la bouche. Elle en voulait Ă cette femme dâĂȘtre cause que lâenfant nâĂ©tait plus orphelin. ZĂ©naĂŻde perdait lâenfant que lâautre avait retrouvĂ©. Sa destinĂ©e Ă©tait dĂ©cidĂ©ment de vieillir dans lâattente. Elle avait attendu lâinconstant fiancĂ© ; elle allait avoir maintenant pour raison de vivre lâespĂ©rance dâune lettre, dâun mot de Nanand tirant sur le fil quâil lui laissait malgrĂ© tout Ă la patte. La guerre, qui a fait tant dâorphelins, a rĂ©vĂ©lĂ© ainsi Ă quelques-uns la tendresse maternelle dâune Ă©trangĂšre. Les vĂ©ritables marraines conscientes de leur devoir furent peut-ĂȘtre celles dont le filleul Ă©tait non pas un homme, mais un oisillon tombĂ© du nid. Le lendemain, Boussuge, avec un peu de solennitĂ©, rĂ©unit dans sa champignonniĂšre Palmyre, Mme Servais et son fils. Ceux-ci Ă©taient prĂȘts Ă partir. Dans la valise neuve, ZĂ©naĂŻde avait glissĂ© le goĂ»ter de lâenfant. â Qui tâa fait ce cadeau ? demanda Mme Servais en montrant la valise. â NĂšde. â Ăa ne tient pas beaucoup de choses, remarqua la paysanne avec ambiguĂŻtĂ©. â Ăa en contient moins quâune maison, bien sĂ»r, rĂ©partit la MalaisĂ©e, hargneuse. Et ce furent les seules paroles que les deux femmes Ă©changĂšrent. Assis devant son bureau, dans son large fauteuil de cuir vert, entourĂ© de ses fichiers, de ses tubes Ă essai, verres dâexpĂ©riences, cloches pour microscope, assiettes plates et creuses, vases divers oĂč dâĂ©tranges fĆtus baignaient dans le liquide de Lutz, lâeau formolĂ©e, lâalcool pur et les colorants phĂ©niquĂ©s, Boussuge avait un prestige que le ruban rouge Ă la boutonniĂšre ne lui eĂ»t pas confĂ©rĂ© et que dĂ©couvrait Nanand lui-mĂȘme tout Ă coup intimidĂ©. On eĂ»t dit, Ă la façon dont il regardait ces appareils dâanalyse et de prĂ©cision, quâil pĂ©nĂ©trait pour la premiĂšre fois dans le laboratoire de lâalchimiste. Il avait rĂ©citĂ© trop de leçons, les yeux baissĂ©s et la mĂ©moire au supplice, pour faire attention Ă tous ces tĂ©moins. Ils ne lui Ă©taient pas devenus familiers comme les cuivres de la cuisine. Il nâĂ©tait ordinairement distrait, Ă la dĂ©robĂ©e, que par les cartes murales oĂč les champignons avaient, comme les rois de France, Ă lâĂ©cole, leur portrait et leurs appellations. Le mycologue ayant renoncĂ© Ă lui seriner les noms et qualitĂ©s des champignons couronnĂ©s, Nanand nâĂ©tait pas obligĂ© de les savoir. Rien ne lui gĂątait sa contemplation. Quâil y en eĂ»t de dangereux dans le nombre⊠câĂ©tait Ă ne pas croire ! Ă tous, le coloris et le vernis prĂȘtaient tant de fraĂźcheur et dâattrait !⊠Et il ne les verrait plus⊠Boussuge, cependant, placĂ© entre sa femme et Mme Servais, achevait de tout mettre en Ćuvre pour frapper lâimagination de lâenfant qui allait prendre sa volĂ©e. ⊠Monsieur Boussuge, en touchant dâune rĂšgle carrĂ©e la tirelire verte qui voisinait sur votre bureau avec un presse-papier convexe plein dâune eau tranquille et fleurie⊠monsieur Boussuge, vous aviez un peu lâair dâun prestidigitateur et lâon pouvait se demander lequel vous vous disposiez Ă faire disparaĂźtre, du presse-papier avec son liquide ou de la tirelire avec son contenu. CâĂ©tait la tirelire. Il le dit avec une onction qui nâavait rien de ridicule, car elle partait dâun cĆur excellent. â Câest toi-mĂȘme qui vas la casser, Fernand. Ce qui est dedans tâappartient. Tu lâas gagnĂ©. Combien y a-t-il ? Je nâen sais rien. Câest la surprise. Tous tes efforts ont Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©s. Tu vas en faire lâaddition. Câest ma derniĂšre leçon. Je voudrais que tu ne lâoublies pas. Petit Ă petit, lâoiseau fait son nid. Tu avais fait le tien ici tu lâemportes. La maison va nous sembler vide jusquâau retour de Justin⊠â Oui, appuya Mme Boussuge, il eĂ»t mieux valu quâil te trouve ici en rentrant. â Dâautant plus quâil ne saurait tarder maintenant, reprit Boussuge. Enfin, nous ne nous disons pas adieu, nâest-ce pas ? Mous nous disons au revoir. Lâhirondelle sâen va, le toit reste pour quâelle y revienne. Il ferma la parenthĂšse en mettant la rĂšgle dans la main de lâenfant et en lui prĂ©sentant la tirelire. â Tape dessus⊠fort ! Nâaie pas peur⊠Nanand sâamusait. Dâun coup bien appliquĂ©, il brisa la tirelire, dont le contenu sonnant et trĂ©buchant, argent et billon, se rĂ©pandit⊠Il nây en avait plus dans la circulation ; les piĂšces blanches cachĂ©es lĂ depuis le dĂ©but de la guerre semblaient Ă©blouies de revoir le jour. â Compte-les, dit Boussuge. Mais lâenfant sâembrouillait. â Pas brillant en arithmĂ©tique, dĂ©cidĂ©ment⊠Allons, je vais tâaider⊠Il y avait quatre-vingts francs vingt-cinq centimes. Boussuge dit Ă Mme Servais â Je vais vous remettre cette somme, aprĂšs toutefois lâavoir arrondie, si vous nây voyez pas dâinconvĂ©nients. Il prit dans son portefeuille un billet de cent francs et le tendit Ă Mme Servais qui lâempocha en bredouillant un vague remerciement. Boussuge, en remplaçant la belle monnaie par un chiffon de papier, avait dispensĂ© instantanĂ©ment la paysanne de toute reconnaissance. Pour cette femme, il y gagnait. Tant il est difficile de peser le bien sans fausser la balance. Boussuge et sa femme voulurent accompagner Nanand et sa mĂšre Ă la gare. ZĂ©naĂŻde les suivait en portant la valise. Elle avait la joue enflĂ©e et lâair agressif, comme le soir oĂč elle Ă©tait allĂ©e au-devant de sa maĂźtresse ramenant un rĂ©fugiĂ©. Il y avait encore, au mur de la salle dâattente, Ă demi arrachĂ©e, lâaffiche inspirĂ©e Ă Forain par une Ćuvre de guerre. Elle reprĂ©sente un soldat qui Ă©crit sur ses genoux, le front dans la main, pour demander Quoi ? des vĂȘtements, du linge, des provisions⊠ou peut-ĂȘtre tout simplement une lettre⊠qui lui parviendra trop tard⊠Mme Boussuge dit Ă son mari â Je nâai jamais pu regarder cette affiche pendant la guerre sans avoir Ă Ă©carter un pressentiment. Ă ce moment, Nanette, toute rouge dâavoir traversĂ© la place en courant, rejoignit le groupe. Nanand lâavait oubliĂ©e ; mais sachant quâil partait, elle avait demandĂ© Ă Agathe ChĂ©vremont la permission dâaller jusquâĂ la gare. Elle sâapprocha de son petit ami. â Alors, tu nous quittes ? dit-elle. â Maman est venue me chercher. Nanette reprit â Bonjour, madame Servais. Vous ne me reconnaissez pas ? â Si, rĂ©pondit celle-ci, je tâai reconnue en te voyant traverser la place. Tu boites toujours autant. La Tite Bote avait eu toute la matinĂ©e le cĆur gros en pensant Ă lâautre hirondelle qui retournait au nid de leur enfance⊠; lâobservation de la mĂšre Servais rompit le charme et Nanette nâeut plus le cĆur gros que de sa disgrĂące confirmĂ©e. Le train nâĂ©tait pas loin ; on en voyait la fumĂ©e balancer son panache sur les premiers arbres de la forĂȘt. Successivement, ZĂ©naĂŻde, Nanette et Boussuge embrassĂšrent Nanand⊠Et puis ce fut Palmyre qui lâĂ©treignit Ă son tour avec un emportement auquel il ne comprenait rien, mĂȘme Ă travers ces mots saccadĂ©s â Merci⊠pour nous⊠et pour Justin⊠On eĂ»t dit que la mĂšre conjurait une menace de danger renouvelĂ©e par le dĂ©part du petit rĂ©fugié⊠Mme Boussuge le remit enfin aux mains de ZĂ©naĂŻde qui se contenta de lâembrasser Ă la grĂące de Dieu. Les gens du Bourg, qui virent ensuite repasser devant leur porte le vieux mĂ©nage, trouvĂšrent quâil avait lâair de revenir du cimetiĂšre. Il nâen revenait pas il y allait. XXII LA DĂPĂCHE Sans bruit, avec la plus louable discrĂ©tion, les ChĂ©vremont avaient pris le parti, non point dâadopter Nanette, ce quâils ne pouvaient faire, mais de la garder auprĂšs dâeux. Les Boussuge et le docteur furent avertis les premiers de cette dĂ©termination. Ils en fĂ©licitĂšrent le vĂ©tĂ©rinaire et sa femme. Le docteur Chazey avait lâĂąme trop haute pour ne pas rendre justice malgrĂ© tout Ă lâadversaire politique qui donnait, dans sa vie privĂ©e, un tel exemple Ă suivre. Il ne mit un peu de malice que dans cette pointe â ChĂ©vremont mâa souvent reprochĂ© mes fiches, fiches imaginaires, dâailleurs⊠ce qui est dommage ; car je nâeusse pas manquĂ© dâenrichir la sienne de ce beau trait. Le brave homme ajoutait, sĂ©rieusement â Jâai fait placarder Ă la mairie bien des avis inutiles depuis trente ans que jâadministre la commune ; et ce que je publierais avec le plus de plaisir est justement ce quâil me faut passer sous silence. Oh ! ce nâest point que je fonde beaucoup dâespoir sur la contagion de ce geste ! Je connais mes paroissiens ils vont tout de suite dĂ©couvrir des mobiles intĂ©ressĂ©s Ă ce mouvement du cĆur ; mais lâhonneur de mes concitoyens, grĂące Ă lâun dâentre eux, est sauf tout de mĂȘme. Cette haine des Ă©trangers au pays, des accourus, comme on dit ici, est rachetĂ©e par la gĂ©nĂ©rositĂ© des ChĂ©vremont. Il mâeĂ»t Ă©tĂ© agrĂ©able dâen complimenter quelquâun de mon parti⊠; mais il faut bien avouer que mon aventure avec la famille Louvois nâencourageait personne Ă mâimiter. Jâai peur quâil nâen soit de mĂȘme Ă lâĂ©gard de ChĂ©vremont. Nos campagnes sont plus promptes Ă la critique et au dĂ©nigrement quâĂ lâĂ©loge. Elles vont dire que si lâon donne une prime aux accourus, il ne faut pas sâĂ©tonner que cette mauvaise herbe envahisse tout. Le docteur Chazey ne se trompait pas. On commença par insinuer que les ChĂ©vremont sâattachaient, sous couleur de philanthropie, une servante gratuite. Lâinstitutrice, Mme Faverol, rĂ©pondit pour eux elle Ă©tait chargĂ©e de prĂ©parer Nanette au brevet Ă©lĂ©mentaire ; aprĂšs, on verrait. On prĂȘta ensuite au vĂ©tĂ©rinaire lâintention de se rendre populaire pour supplanter le docteur Ă la mairie⊠Enfin beaucoup de personnes pensĂšrent simplement quâil y avait quelque chose de louche lĂ -dessous et que tout cela pourrait mal finir. Les Boussuge, eux, approuvĂšrent leurs amis sans rĂ©serve. â Nous en aurions fait autant, dirent-ils, si Nanand avait perdu ses parents. Ils Ă©taient sans nouvelles de lui depuis son dĂ©part. â Il y en a une qui ne sâen console pas, dĂ©clarait Palmyre câest ZĂ©naĂŻde. Dieu sait si le facteur lui Ă©tait indiffĂ©rent. Elle nâattendait plus rien de son passage depuis longtemps. Elle y est Ă prĂ©sent suspendue. Rien pour moi ce matin ? â Rien. » Je vous assure quâil serait charitable de lui faire Ă©crire par nâimporte qui, sous le nom de Fernand. Cet enfant nous a dĂ©jĂ tous oubliĂ©s. Elle eut un jour lâimprudence de penser tout haut, devant la servante â On peut bien convenir maintenant quâil nâĂ©tait pas trĂšs intelligent. La MalaisĂ©e releva sa maĂźtresse â Il nây a pas besoin dâĂȘtre intelligent pour se faire aimer. Au mois de mai, Octave ChĂ©vremont fut libĂ©rĂ©. Les Boussuge lâinvitĂšrent Ă dĂźner avec ses parents et Nanette. â Le mois prochain, dit Palmyre, câest notre Justin qui reviendra et chez nous que lâon fĂȘtera son retour. Les deux familles avaient repris leurs bonnes relations dâautrefois. Nanette ne savait pas non plus ce quâĂ©tait devenu son petit ami, mais elle avait appris par une voie dĂ©tournĂ©e quâil Ă©tait en apprentissage Ă Laon, dans lâĂ©picerie. Elle dit dans lâĂ©picerie avec une petite moue fort divertissante chez lâenfant quâune nouvelle Ă©ducation Ă©loignait, bien plus que la distance, de son compagnon de jeux. Elle sâĂ©levait au-dessus de sa condition premiĂšre⊠mais comme elle acquĂ©rait en mĂȘme temps le sentiment de son infirmitĂ©, elle ne gagnait rien Ă la compensation. La parole malsonnante de Mme Servais lui avait fait perdre son charmant enjouement, et lâeffort quâelle faisait pour dissimuler sa claudication dĂ©notait plus encore quâelle ne battait que dâune aile. Orpheline et boiteuse, elle Ă©tait comme lâimage vivante de la Victoire ; et il y en a comme cela partout, mais on ne les voit pas. Lâhomme Ă©prouve le besoin dâĂ©riger les symboles sur des piĂ©destaux il est incapable de les contempler sur le mĂȘme plan que lui. Un scandale allait fournir Ă la petite ville lâoccasion de rentrer dans sa coque et renforcer son particularisme Ă©branlĂ© par la guerre. ThĂ©rĂšse Paulin disparut un beau matin, enlevĂ©e par un homme mariĂ© qui lâavait remarquĂ©e Ă la poste pendant un congĂ© de convalescence passĂ© Ă Bourg-en-ForĂȘt. Il y Ă©tait revenu aprĂšs lâarmistice et, descendu au Plat dâĂ©tain, avait amenĂ©, en moins de huit jours, la petite aide Ă partir avec lui. Mme Lefouin avouait elle-mĂȘme nây avoir vu que du feu ». Le monsieur, ĂągĂ© dâune quarantaine dâannĂ©es, et de bonnes maniĂšres, Ă©tait venu chaque jour au bureau sous divers prĂ©textes, sans paraĂźtre faire attention Ă lâemployĂ©e. Toujours est-il quâils avaient prĂ©parĂ© leur fugue sans Ă©veiller les soupçons. Une automobile attendait ThĂ©rĂšse en forĂȘt et son ravisseur Ă©tait au volant. Un garde donna son signalement, ce qui permit de lâidentifier. Quant Ă la jeune fille, elle avait laissĂ© dans sa chambre, Ă lâadresse de la receveuse, un mot relatif aux affaires personnelles quâelle nâemportait pas et dont elle chargerait la factrice de lui faire lâexpĂ©dition. Cette derniĂšre, interrogĂ©e, ne procura aucun Ă©claircissement et fut surtout vexĂ©e dâavoir eu toutes les confidences de la petite â sauf la plus intĂ©ressante. Les colimaçons de Bourg montrĂšrent les cornes et bavĂšrent. CâĂ©tait leur revanche. Tous les mĂȘmes, ces accourus ! AprĂšs lâinstitutrice intĂ©rimaire, lâauxiliaire de la poste⊠Ils nâĂ©taient pour le pays que des agents de corruption et de dĂ©sordre. Les uns aprĂšs les autres, heureusement, ils sâen allaient. Bon voyage ! On allait se retrouver, comme avant la guerre, en famille et solidaires pour foncer sur lâintrus, lâisolĂ© qui serait tentĂ© dâagiter la mare. CâĂ©tait cela lâunion sacrĂ©e, car, pour le reste, Bourg-en-Thimerais retournait dĂ©jĂ Ă ses divisions intestines, Ă ses suspicions, Ă ses calomnies, Ă tout ce qui alimente la conversation et les ruminations de la colimaçonnerie provinciale. Lâabsinthe qui nâest plus sur les comptoirs est toujours sur les langues et les bouilleurs de cru font moins de mal que les distillateurs de venin. Mme Lefouin, revenue de lâhumiliation dâavoir Ă©tĂ© jouĂ©e, sâen consola en triomphant auprĂšs de Palmyre Boussuge â Eh bien ! avais-je raison de vous dire que tout Ă©tait fini entre cette crĂ©ature et votre fils ? â Et nâĂ©tais-je pas aussi clairvoyante en la traitant de pas grandâchose de propre ? ripostait lâautre. CâĂ©tait un grand soulagement pour la mĂšre, Ă la veille mĂȘme du retour de Justin. Mme Boussuge en alla remercier le ciel, ainsi quâelle avait fait le jour oĂč, dans ce ciel tel que le voyait Agrippa dâAubignĂ©, fumant de sang et dâĂąmes », les cloches sâĂ©taient mises Ă semer leurs pĂ©tales. Trois jours aprĂšs Boussuge et sa femme revenaient de faire un petit tour dans la forĂȘt dâoĂč lâhiver dĂ©logeait sans hĂąte, lorsque ZĂ©naĂŻde leur dit avec tranquillitĂ© â Il y a une dĂ©pĂȘche pour vous. Les parents sĂ©parĂ©s de leurs enfants redoutent les dĂ©pĂȘches. Le tĂ©lĂ©graphe est une arme Ă longue portĂ©e ; il blesse de loin et sa blessure est quelquefois mortelle, il transmet plus de mauvaises nouvelles que de bonnes, et câest le contraire qui se comprendrait, car on devrait ĂȘtre plus pressĂ© de rĂ©jouir que dâalarmer. Pendant toute la guerre, les Boussuge avaient senti sâaccĂ©lĂ©rer les battements de leur cĆur Ă la vue du petit projectile qui visait quelquâun aux mains du porteur. Maintenant ils nâen avaient plus peur et il nây avait plus que la mĂšre pour rĂ©pĂ©ter par habitude â Je nâaime pas beaucoup les dĂ©pĂȘches. Elle avait reçu la veille une lettre de Justin le pressentiment dâun malheur ne lâeffleura mĂȘme pas. â OĂč est-elle, cette dĂ©pĂȘche ? ZĂ©naĂŻde alla la chercher dans la cuisine ; Boussuge la prit, fit sauter le petit fermoir de papier, dĂ©plia la feuille et lut Fils victime accident. GriĂšvement blessĂ©. Serez tenus au courant. Capitaine Habert. Ce capitaine Habert, dont Justin parlait souvent dans ses lettres, lâavait pris sous sa protection parce quâils sâĂ©taient dĂ©couvert des amis communs Ă Paris. Les vieux Ă©poux se regardĂšrent consternĂ©s. Les pires craintes les assaillirent immĂ©diatement. Ils relurent lâun aprĂšs lâautre la dĂ©pĂȘche et en pesĂšrent les mots qui nâavaient pas, dans chaque balance, le mĂȘme poids. GriĂšvement, pour la mĂšre, laissait peu dâespoir, tandis que le pĂšre disait â Câest, au contraire, un mot dictĂ© par un grand souci dâexactitude⊠GriĂšvement ne signifie pas Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ©. Mais un lĂ©ger tremblement du tĂ©lĂ©gramme entre ses doigts dĂ©mentait son assurance. â Ne perdons pas tout de suite la tĂȘte, reprit Boussuge, puisque nous serons tenus au courant par ce brave capitaine, auquel je vais, dâailleurs, expĂ©dier on tĂ©lĂ©gramme. Accident ? ruminait, cependant, la mĂšre bouleversĂ©e, un accident dâavion est peu probable, Justin ne volait plus Ă la veille de partir et la guerre terminĂ©e. » Comme elle regardait vaguement par la fenĂȘtre, vers la poste, son cĆur exhala un restant de colĂšre â Mais aussi, quâallait-il faire si loin ? Câest de sa faute Ă cette crĂ©ature !⊠â Nous nâavons rien Ă nous reprocher, dit Boussuge. La malheureuse nous a elle-mĂȘme donnĂ© raison. â Trop tard ! Câest Ă cause dâelle quâil sâest fait envoyer lĂ -bas. â Il nâĂ©tait pas moins exposĂ© sur le front français⊠et la preuve, câest que nous nous sommes dâabord fĂ©licitĂ©s de cette mutation⊠â Pas moi ! sâĂ©cria Mme Boussuge. Il y avait du dĂ©pit dans sa rĂ©solution, et le dĂ©pit est mauvais conseiller. â Alors, dĂ©duisait de lĂ Boussuge, tu crois que nous aurions mieux fait de cĂ©der ? â Je ne dis pas cela, il nâen est pas moins vrai que sans cette crĂ©ature, Justin serait aujourdâhui chez nous, comme Octave ChĂ©vremont chez lui. Quelquâun passa devant la fenĂȘtre. CâĂ©tait la petite rĂ©fugiĂ©e qui allait mettre des lettres Ă la poste. Et les images de Nanette et du fils ChĂ©vremont se juxtaposant tout Ă coup dans lâesprit superstitieux de la mĂšre, celle-ci pensa que lâhirondelle retenue sous le toit de leurs amis y avait fixĂ© le bonheur, tandis quâen quittant la maison Nanand lâavait laissĂ©e sans dĂ©fense. Elle eut la vision de lâinĂ©vitable en marche vers elle et elle attendit le coup de grĂące en pleurant. Il lui fut donnĂ© le lendemain par un nouveau tĂ©lĂ©gramme officieux Justin Boussuge mort de ses blessures. Lettre suit. Et la lettre arriva. Elle expliquait que lâaviateur survolant le camp pour la derniĂšre fois » avait Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ© dâune hauteur de cent mĂštres sur le sol par un incomprĂ©hensible arrĂȘt du moteur. Justin nâavait pas souffert. TransportĂ© Ă lâhĂŽpital dans le coma, il y Ă©tait mort, quelques heures aprĂšs lâaccident, sans avoir repris connaissance. Tout le monde compatissait Ă la douleur des Boussuge, mais ils sâĂ©taient enfermĂ©s chez eux et ne voulaient voir personne. Ils ne firent exception quâen faveur des ChĂ©vremont, de lâabbĂ© GrossĆuvre, du maire et de lâinstituteur, qui avaient assez de tact pour ne pas prolonger leur visite. Le docteur Chazey et lâinstituteur Faverol se rencontrĂšrent auprĂšs des affligĂ©s et ne sâĂ©levĂšrent aux considĂ©rations gĂ©nĂ©rales que sur une observation de Boussuge. Il disait â Des pĂšres et des mĂšres sans nombre ont Ă©tĂ© frappĂ©s comme nous le sommes ; ne trouvez-vous pas, nĂ©anmoins, quâil y a dans notre Ă©preuve un raffinement de cruautĂ© ? La mort, cette fois, nâa fait semblant dâĂ©pargner notre pauvre enfant que pour le rattraper, comme le chat qui joue avec la souris. â Oui, murmura lâinstituteur pensif ; câest une rallonge Ă la liste des morts ; aussi sera-t-il sage de ne pas se hĂąter dâĂ©riger des monuments commĂ©moratifs aux morts pour la patrie on risquerait dâen oublier. Jâai encore plusieurs anciens Ă©lĂšves Ă perdre. Votre Justin est une des premiĂšres victimes de complĂ©ment. La bĂȘte malfaisante, mise en appĂ©tit, nâa pas son compte avec quinze cent mille hommes. Le ver du tombeau a des colonies et pullule parmi les survivants, ils sont plus longs Ă succomber, voilĂ tout. Ils y mettent le temps. Songez, en outre, Ă lâimprĂ©voyance de ceux qui ont procréé dans la sĂ©curitĂ© trompeuse des fausses convalescences et des santĂ©s Ă peine rĂ©tablies. Comment appeler ce quâils ont donnĂ© ? La vie ou la mort ? On ne se perpĂ©tue pas Ă mi-chemin du cimetiĂšre mieux vaut y aller seul. La guerre, enfin, ne dĂ©cime pas que les combattants et les blessĂ©s ou les malades que la paix achĂšve Ă bref dĂ©lai. Sur les Ă©tats rĂ©capitulatifs des pertes doivent aussi figurer les pĂšres et les mĂšres qui ont respirĂ© ces gaz asphyxiants lâangoisse et le regret, et qui en meurent obscurĂ©ment. â Ce sont les familles mutilĂ©es dont parle Chateaubriand, fit le docteur Chazey. Jâai retrouvĂ© la nuit derniĂšre, dans les MĂ©moires dâoutre-tombe, ce passage que jâai copiĂ©, ce matin, Ă votre intention. Il tira un papier de sa poche et lut Combien de familles mutilĂ©es avaient Ă chercher auprĂšs du PĂšre des hommes, les enfants, quâelles avaient perdus ! Combien de cĆurs brisĂ©s, combien dâĂąmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guĂ©rir ! PrĂ©cipitez-vous dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du mĂ©decin un jour de contagion. â LâabbĂ© GrossĆuvre nous a dit la mĂȘme chose, observa Mme Boussuge. â Moins bien, ajouta son mari. â Ne dites pas cela ! fit vivement le vieux docteur. Câest le propre de cette consolation de ne comporter quâune qualitĂ© reconnue supĂ©rieure, de quelque flacon quâelle vienne ! â Un stupĂ©fiant, mĂąchonna Faverol entre ses dents. Le maire se retourna vers lui. â Quâavez-vous Ă proposer de mieux Ă la douleur universelle, mon cher ami ? â LâespĂ©rance dâune mort sans danger de rĂ©veil dans une vie nouvelle. â Si pourtant cette vie nouvelle devait ĂȘtre meilleure et, exempte de souffrances ? â Il ne faut rien promettre dâillusoire, monsieur le maire. Prenez garde que lâĂąme ne soit pas immortelle ! â Vous seriez bien plus attrapĂ© si elle lâĂ©tait, dit le mĂ©decin. Le 14 juillet 1919, tandis que la Victoire, musique en tĂȘte et drapeaux dĂ©ployĂ©s, passait sous lâArc de Triomphe, ChĂ©vremont vint trouver son ami Ădouard dans sa champignonniĂšre. Tout y Ă©tait Ă sa place et tout y respirait lâabandon. â Vous devriez voyager, dit le vĂ©tĂ©rinaire, donner suite Ă votre projet ancien dâexplorer les rĂ©gions de France oĂč lâon rĂ©colte des espĂšces que notre forĂȘt ne produit pas. Boussuge secoua la tĂȘte tristement et dit â Non, mon vieux, M. Cryptogame est mort, et savez-vous Ă quoi je me suis aperçu que la vocation lui manquait ? Aux condolĂ©ances que, dans mon deuil, jâai reçues dâun Ă©minent mycologue de Strasbourg, devenu mon ami sans que je lâaie jamais vu. Cet homme mâa Ă©crit Il vous reste heureusement une raison de vivre. » Jâai compris que la sienne, sa panacĂ©e enfin, Ă©tait dans un commerce constant avec lâamanite rubescente, lâentolome livide, le lactaire poivrĂ©, le tricholome et la fausse oronge⊠Eh bien ! non⊠ce remĂšde est sans effet sur moi, et voilĂ pourquoi je nâĂ©tais, au fond, quâun vulgaire collectionneur, je prenais pour une passion dĂ©vorante une simple façon de tuer le temps. Jâai maintenant contre lui une arme bien plus sĂ»re le chagrin. Le grand ressort est cassĂ© en nous rien ne va plus. TombĂ©s de lâavion en mĂȘme temps que notre fils, nous nâavons pas Ă©tĂ© comme lui tuĂ©s sur le coup, et câest grand dommage. Il nous faut chaque jour ramasser notre cĆur Ă deux mains pour finir une route qui nâen finit pas. La mycologie !⊠à peine une distraction moins bĂȘte que le bĂ©sigue, le nain jaune, les dominos ou le jaquet. Non, je retournerais plutĂŽt aux excitants de ma jeunesse⊠Quand vous ĂȘtes arrivĂ© tout Ă lâheure, je feuilletais de vieilles revues auxquelles jâai collaborĂ©. Dans lâune, je relisais les Litanies du vin, de Raoul Ronchon, qui cĂ©lĂšbrent par anticipation, dirait-on, lâoffice dâaujourdâhui⊠Ăcoutez Ville en fĂȘte ; voici le CĂ©sar triomphant PortĂ© par ses soldats comme un petit enfant, Avec son char parĂ© du sang de la Victoire⊠à vin ! ordonne-moi de mĂ©priser la gloire ! â Je nâen conclurai pas que vous allez vous livrer Ă la boisson, essaya de plaisanter le vĂ©tĂ©rinaire. â Non, rassurez-vous pas mĂȘme cela, fit Boussuge. Je sais maintenant le sort qui mâest rĂ©servé⊠celui de mon fils⊠la mort Ă retardement. ChĂ©vremont se retirait ; son ami le rappela. â Dites donc au docteur Chazey, quand vous le verrez, que je voudrais bien ĂȘtre dĂ©barrassĂ© de la statueâŠ, celle du Petit Caporal, vous savez⊠que jâai recueillie chez moi avant la guerre. â Il est question de la remettre sur la Pyramide, avança le vĂ©tĂ©rinaire avec prĂ©caution, pour ne point froisser un adversaire dĂ©clarĂ©. â Câest sa place. â Oui. On nâimagine pas, surmontant le Monument que nous Ă©lĂšverons aux morts de la derniĂšre guerre, lâeffigie du conquĂ©rant qui se vantait dâavoir cent mille hommes Ă dĂ©penser par mois. Câest bon pour la colonne VendĂŽme, poursuivit ChĂ©vremont avec plus dâassurance. â Câest bon pour elle, prononça Boussuge. Le sacrifice de nos enfants est sans mĂ©lange, enfin. Les deux amis se serrĂšrent la main ils Ă©taient dĂ©finitivement dâaccord. Boussuge disait vrai. Sa femme et lui semblaient avoir dans lâaile, comme tant dâautres parents, tout le plomb des balles perdues, ils passaient leurs journĂ©es Ă errer de piĂšce en piĂšce, comme des corps sans Ăąme et qui en cherchent une autre que la leur. Ils ne se donnaient rendez-vous nulle part et se retrouvaient partout devant un souvenir. Et ZĂ©naĂŻde, en les voyant si malheureux, se demandait Ă prĂ©sent oĂč elle prendrait, le cas Ă©chĂ©ant, le courage de les quitter. Elle avait pourtant bien mal aux dents⊠Elle nâĂ©tait mĂȘme pas sĂ»re, quand elle nâen aurait plus, de cesser dâen souffrir, car elle conserverait encore des gencives sensibles au vent et Ă lâhumiditĂ© de la forĂȘt. Elle ne guettait plus le facteur⊠et parce quâelle ne comptait plus sur une lettre de Nanand, il en vint une⊠Quelques lignes, au crayon, mal orthographiĂ©es Je me porte bien et je suis content de mon mĂ©tié⊠Jâai un bon patron⊠Ăcrit-moi pour me dire si mosieur et madame se porte toujour bien, ainsi que mosieur Justin. Jâai une moin belle chambre que la sienne dans la maison provisoir que nous habiton. Je tâembrasse. Fernand. Devait-elle faire lire cette lettre Ă ses maĂźtres ? Ils avaient bien assez de peine sans cela. ZĂ©naĂŻde monta le papier dans sa chambre, afin de le ranger parmi ses reliques. Et dans sa malle dĂ©cadenassĂ©e, elle contemplait encore une fois le sac de toile bise Ă©tiquetĂ© Julien Damoy. CafĂ© en grains, lorsque survint Mme Boussuge, qui lâavait suivie. Celle-ci se figura que la MalaisĂ©e rapprochait dans son esprit la mort de Justin du dĂ©part de lâhirondelle qui avait fait son nid sous leur toit ; et, et de communion avec sa servante, la mĂšre Ă©plorĂ©e lui dit â Ma pauvre ZĂ©naĂŻde⊠je crois que nous avons la mĂȘme pensĂ©e.
on le confond avec l hirondelle petit fouet